N°32 | Le soldat augmenté ?

Frédéric Canini  Marion Trousselard

Implications de l’augmentation cognitive

Les progrès des sciences et des technologies rendent envisageable, si ce n’est possible, l’amélioration des capacités cognitives de l’homme. Pour l’institution militaire, cette possibilité offre l’espoir d’une armée de super-combattants, bien au-delà du simple objectif de maintien de la capacité opérationnelle. Si elle pose le désir d’un individu capable de surpasser ses limites, désir déjà souligné dans la Bible (« Vous serez comme des dieux », selon la promesse du démon1), elle questionne également la légitimité de la possibilité.

Nous nous proposons de préciser les principes généraux du fonctionnement cognitif humain et ses modifications inhérentes aux situations de contraintes opérationnelles. Nous envisagerons ensuite les avantages et risques pour l’individu et la communauté militaire de l’utilisation des moyens d’augmentation de la cognition humaine. Ce faisant, nous évaluerons les problèmes que soulèvent pour des médecins ces possibilités selon qu’il s’agisse d’améliorer, voire de surpasser, la capacité d’un homme bien portant ou de restaurer une capacité dégradée par l’agression, la maladie ou le handicap. La question de l’augmentation des performances cognitives doit être appréhendée en fonction de sa finalité médicale ou opérationnelle.

  • Les performances cognitives en situation opérationnelle
  • La cognition

La cognition peut être définie comme l’ensemble des processus mis en œuvre par un organisme pour traiter les informations qu’il rencontre. Cette définition inclut les capacités élémentaires nécessaires pour acquérir l’information (perception), la sélectionner (attention), la prendre en compte (représentation), la retenir (mémoire), la confronter à ce qui est attendu par soi (détection d’erreur) ou par les autres (confrontation sociale), la lier à un niveau de récompense/punition espéré ou d’émotion, la traduire dans une action orientée au travers des processus de résolution de problèmes, de prise de décision (fonctions exécutives), et, enfin, de choix d’une action parmi l’ensemble des possibles.

La performance, comprise comme la qualité de la réponse à une information donnée, requiert tout ou partie de ces mécanismes neurophysiologiques. Elle s’exprime dans une relation dynamique entre l’individu et son environnement. Chaque événement auquel nous nous confrontons laisse dans notre système nerveux une trace émotionnelle, mais également une trace d’apprentissage qui nous permet d’être plus performants lors de la prochaine rencontre. D’une certaine manière, nous devenons ce que nous avons fait. Au-delà de cette construction constante du cerveau par l’interaction qu’il entretient avec le monde, il existe des modifications beaucoup plus durables induites par l’exposition à des contraintes intenses et/ou prolongées, que celles-ci donnent lieu ou non à des émotions, conscientes ou non. Ces interactions que nous entretenons avec le monde sont multidimensionnelles, les informations étant de nature factuelles, émotionnelles, contextuelles liées au monde et à l’individu, ou encore sociales... Chaque dimension relève alors d’un traitement analogue à ce qui a été proposé précédemment. Ainsi, la cognition ne peut être appréhendée sans considérer sa fraction non rationnelle, parfois contradictoire avec le jugement rationnel. Cet aspect multidimensionnel peut être rapproché de la notion de conatus2 de Spinoza traduisant le comportement fondamental de chaque organisme : rechercher la meilleure configuration (réaction ou absence de réaction) possible par rapport aux données internes ou externes qu’il reçoit.

La neurophysiologie moderne donne une large place aux émotions comme traduction de l’évaluation du risque lié à l’interaction. Pour un grand nombre de spécialistes, les émotions désignent aujourd’hui uniquement celles dites « primaires », comme la peur, la surprise, la colère, la joie, la tristesse, le dégoût et leurs dérivés, ou « mixtes », résultantes d’un mélange des premières. Elles se définissent par une réaction aiguë et transitoire provoquée par un stimulus spécifique et caractérisée par un ensemble cohérent de réponses cognitives, physiologiques et comportementales. Ces émotions permettent de réguler, via le stress, le degré d’engagement de l’organisme sur son environnement. Cette régulation, le plus souvent inconsciente, vise la survie de l’individu, dans l’idéal au coût le plus faible. Elle s’applique à tous les niveaux : « Au bas de l’échelle, nous trouvons des réponses simples comme l’approche et l’évitement d’un organisme entier face à un objet ; des augmentations d’activité (excitation) ou des baisses d’activité (calme ou repos). En haut de l’échelle, nous trouvons les réponses de compétition ou de coopération3. »

  • L’augmentation dans le domaine de la cognition

L’augmentation des performances cognitives peut se définir comme une extension d’une ou plusieurs des capacités génériques de traitement de l’information par une action interne ou externe sur un ou plusieurs processus impliqués. L’expression visible est alors comportementale, une performance. Cependant, l’extension de performances n’adresse pas des fonctions physiologiques mais les réseaux cérébraux qui les sous-tendent. Ces circuits sous-jacents à la performance cognitive impliquent notamment la zone d’intégration du cortex frontal4, les circuits émotionnels responsables de nos réactions corporelles rapides (peur, joie, colère...) ainsi que les grandes voies de communication cérébrale qui libèrent des agents chimiques neuro-modulateurs (dopamine, noradrénaline, acétylcholine…). L’interaction de ces réseaux constitue le pilier du système de valeurs sur la base duquel nous choisissons de faire, de maintenir ou de changer notre comportement5.

Dans ces conditions, comment évaluer l’augmentation des performances humaines dans le domaine de la cognition ? Pour la réalisation d’une tâche simple, la performance s’évalue par le « taux d’erreurs » plus ou moins modulé par la vitesse d’exécution. Pour une tâche complexe, la capacité cognitive est indirectement appréhendée via plusieurs stratégies. La première est la mesure du taux d’erreurs dans la réalisation de tâches simples définies selon des modèles théoriques de la tâche complexe. La seconde est l’appréciation séparée de plusieurs fonctions cognitives (attention soutenue et partagée, distractibilité, auto-évaluation, jugement, fonctions exécutives...) dont on pense qu’elles construisent la dimension polyfactorielle de la tâche complexe. La capacité cognitive unitaire se juge alors au regard de normes établies à partir de la distribution statistique des performances cognitives mesurées dans une population aux caractéristiques sociodémographiques identiques.

Cette définition classique de la performance ne tient malheureusement pas compte de la réalité militaire. Les soldats représentent une population sélectionnée, formée et entraînée, avec une capacité optimisée à exercer une tâche spécifique (tireur d’élite, oreille d’or...) ou non (résistance psychique aux agressions). De plus, la performance dans les armées n’a de sens que réalisée en situation de stress, autrement dit dans un contexte éloigné du fonctionnement cérébral usuel. Dans ces conditions, les états mentaux ou émotionnels secondaires au stress ne peuvent être évacués comme des fictions. Dans tous les cas, la population militaire ne peut être assimilée à une population moyenne. Il n’y a donc d’autre possibilité que de développer des normes spécifiques aux armées ou de considérer l’évolution de la performance d’un individu donné face à une situation donnée.

  • Le stress en situation opérationnelle

Le métier militaire, impliquant des efforts intenses, l’exposition à des environnements extrêmes, la possibilité de risquer sa vie et de donner la mort, soumet ses personnels à des menaces psychophysiologiques extrêmes et répétées génératrices de stress. Celui-ci est la réaction aspécifique d’un organisme exposé à un agresseur, qu’il soit de nature physique (chaleur ambiante), physiologique (exercice intense, restriction de sommeil), sensorielle et cognitive (surcharge mentale) ou émotionnelle (peur). Selon la théorie du syndrome général d’adaptation, le stress évolue classiquement en trois phases successives : alarme (ou activation initiale explosive), résistance (ajustement secondaire) et récupération (si la contrainte s’arrête) ou épuisement voire pathologie et/ou décès (si la contrainte se poursuit au-delà de la capacité de résistance de l’individu). Lorsqu’il est bien régulé, il donne à l’organisme le temps de développer des mécanismes d’adaptation permettant d’affronter le monde à un moindre coût biologique.

L’exposition aux stresseurs opérationnels peut être à l’origine de différentes pathologies. La confrontation unique à une situation d’horreur peut entraîner la mémorisation de l’instant traumatique et l’émergence d’un état de stress postraumatique (espt). Celle répétée à des situations moins intenses peut être à l’origine d’une désadaptation à l’environnement marquée par l’anxiété du syndrome du « vieux sergent », des pathologies reliées au stress (troubles du sommeil, dépression, conduites addictives...) ou des souffrances somatiques (épigastralgies, intestins irritables...). L’exposition à des agressions de très bas niveau entraîne principalement un coût biologique pour l’organisme. Ce coût est d’autant plus élevé que le stress est intense et prolongé et/ou que la récupération est insuffisante.

La dégradation des performances cognitives de l’individu stressé est la marque de la dysfonction de certaines zones du système nerveux central. L’altération fonctionnelle du cortex frontal s’accompagne d’une réduction de la capacité d’attention et de la mémoire de travail, mais aussi de la flexibilité mentale, de la créativité et de la prise de décision. Celle de l’hippocampe se traduit par une diminution des mémoires sémantique et épisodique (rappels des mots et des épisodes de la vie). Enfin, l’hyperactivité d’autres zones cérébrales conduit à des comportements automatiques (sidération) et à la mémorisation des émotions.

La réponse au stress s’inscrit dans une enveloppe individuelle dont les limites sont dessinées par le génome et l’histoire du sujet. Ces facteurs biologiques sous-tendent la plus ou moins grande efficacité de l’organisme à faire face. Ils modèlent la manière dont s’effectue la perception de l’intensité de l’agression, de la latitude de contrôle et d’action, la capacité d’ajustement comportemental à la contrainte... Tous les facteurs impliqués dans la réponse de stress constituent une source potentielle de vulnérabilité de l’individu face aux agressions de l’environnement et au maintien des capacités cognitives.

  • Le contexte d’augmentation cognitive

L’ensemble de ces éléments forme le substratum des stratégies d’augmentation cognitive. Il est évident que l’augmentation cognitive ne concerne pas une fonction spécifique, mais modifie plutôt la manière globale de fonctionner du cerveau. De plus, l’augmentation en situation opérationnelle ne concerne pas un cerveau paisible, mais un cerveau sous contrainte. Dès lors, deux logiques s’affrontent : développer des performances exceptionnelles s’exprimant en situation de calme psychique mais induisant potentiellement une extrême fragilité en situation de contrainte, ou développer une résistance de l’individu à la contrainte quel que soit son potentiel, ce qui permet de protéger les quelques performances standard dont il dispose.

  • L’étendue des possibilités

« Tantôt lion, tantôt aigle » : cette devise du 13e régiment de dragons parachutistes traduit le besoin de compétences multiples mais aussi adaptées aux différentes phases du conflit du militaire. L’optimisation cognitive s’appréhende à l’aune de cette diversité. Il est donc légitime que les approches possibles soient extrêmement variées.

  • Éducation

L’éducation est une stratégie modelant un individu afin qu’il participe au mieux à l’activité sociale de son groupe. Elle s’appuie sur un conditionnement multimodal alliant apprentissages moteurs, mnésiques, logiques, artistiques et sociaux. Un enfant qui grandit dans un milieu dépourvu de stresseurs biologiques et psychologiques, mais riche de sollicitations variées et appétitives, développe et optimise ses capacités cognitives grâce à la plasticité de son réseau cérébral, ainsi que sa capacité de résistance aux contraintes. Ces optimisations, qui s’installent en périodes prénatale, périnatale ou postnatale, ont l’avantage d’être pérennes6. Cette éducation de base équilibrée est un prérequis pour que les soldats aient, sous la contrainte, une grande stabilité émotionnelle ainsi que la capacité d’une réflexion aussi sereine que possible permettant de porter un jugement équilibré sur les actes à conduire. Disposer d’une société qui facilite l’épanouissement de ses citoyens est le premier moyen d’améliorer les performances cognitives en toute situation.

  • Entraînement mental

L’entraînement mental est un vaste ensemble groupant des techniques visant à acquérir des aptitudes particulières. Il s’oppose à l’éducation en ce qu’il cible le développement d’un savoir focalisé. Pour une large part, cet entraînement concerne des mémoires non déclaratives comme les habiletés qui concernent la perception (capacité de détection de « l’oreille d’or ») ou le versant moteur (automatisme de montage/démontage d’armes enrayées). Ces aptitudes ne sont pas dégradées par le stress du combat et leur acquisition participe de la sauvegarde des capacités opérationnelles du soldat.

Il est également possible de renforcer des capacités non spécifiques. Tout d’abord, l’entraînement aux processus de créativité adaptative, déjà appliqué dans le champ du handicap (traumatisme crânien), se développe de plus en plus chez le sujet sain. Son objectif est de renforcer les fonctions exécutives, et au-delà les processus de métacognition. Ensuite, la formation à la résolution de conflits. Ceux dits « moraux » présentent des aspects rationnel et émotionnel non nécessairement cohérents, posant un véritable problème de résolution et, in fine, de choix de comportement en situation. L’enjeu est le choix d’un comportement vécu par le sujet comme en adéquation avec son éthique (ce qu’il est) et avec celle de son institution. Ainsi, les élèves de l’école des personnels paramédicaux des armées s’entraînent à résoudre ces conflits éthiques. Cette formation ne se superpose pas à l’enseignement des lois, codes et règlements, mais le complète en s’intéressant à la manière de se comporter dans des situations non prévues par les textes ou les codes sociaux. Il s’agit de préparer les personnels à vivre des situations parfois intenables sur le plan moral pour leur bien-être psychologique ainsi que la sauvegarde de leur santé émotionnelle, et à développer des décisions mûries dans des exercices « à froid » afin d’éviter les mauvaises réponses « à chaud ». Former les combattants aux dilemmes moraux ou aux situations ambiguës susceptibles d’apparaître dans les conflits à haute intensité est une manière de les protéger face aux risques pathogènes d’une décision éthiquement inappropriée. Penser l’éthique est ainsi une déclinaison de la prévention et du soin, une pharmakon7.

  • Modifications génétiques

Puisque les performances découlent directement du mode de fonctionnement du cerveau et que ce dernier se construit sur les bases du patrimoine génétique, toute modulation du génome peut modifier la manière dont les performances s’expriment. Malheureusement, les modulations affectant le patrimoine génétique sont extrêmement variées, qu’elles concernent le génome per se ou la régulation de son expression. Pire, il n’existe aucune relation directe et linéaire entre l’importance d’une modification génétique et le retentissement qu’elle aura, que se soit en termes de capacités comportementales ou de risque pathologique.

La modification structurelle d’un gène codant pour une protéine (polymorphisme) peut concerner des gènes essentiels pour la régulation des comportements. Apparaît alors la tentation de sélectionner les individus selon le polymorphisme exprimé afin de choisir les plus aptes à une fonction. Cette démarche est fondamentalement fausse : l’aptitude à une fonction est le fait de la capacité globale d’un individu, intégrant toutes les stratégies développées pour répondre au challenge, et non secondaire à l’expression d’une protéine améliorant une dimension isolée du comportement. L’aptitude globale est appréciée de façon plus efficace par l’exposition à des épreuves de sélection classiques. Même si la protéine en question modifie favorablement une fonction unitaire, cela ne disqualifie en rien la pertinence des épreuves de sélection. Il y a entre génétique et capacité d’un individu une différence fondamentale de niveau d’organisation, différence à l’origine de tous les errements de raisonnement. Enfin, le point de vue médical ne peut en aucune façon cautionner un tel mode de sélection. Les connaissances en génétique ne peuvent s’exploiter que dans les champs de la thérapeutique (l’individu porteur d’un polymorphisme favorisant l’expression d’une maladie peut nécessiter un traitement plus lourd) ou de la prévention (la présence de ce polymorphisme accroît le risque de récidive d’une pathologie lors de l’exposition à un environnement contraignant, comme dans le cas du coup de chaleur).

  • Supplémentation nutritionnelle

La performance cognitive est évidemment dépendante du métabolisme cellulaire cérébral, que ce dernier soit considéré en termes de bioénergétique (l’énergie nécessaire pour faire fonctionner les cellules), de mécanismes fonctionnels (la production des molécules indispensables aux fonctionnements de la cellule) ou de structure cellulaire. Nous ne reviendrons pas sur la nécessité d’apporter les bases bioénergétiques du fonctionnement du cerveau (sucres et ions, hydratation...) sous peine de dysfonctions graves.

L’utilisation de certains compléments alimentaires peut avoir des conséquences sur la structuration cérébrale. C’est le cas des acides gras polyinsaturés (oméga 3 et 6), dont la supplémentation au régime alimentaire maternel en période de gestation pourrait améliorer le développement des capacités cognitives de l’enfant en agissant sur la plasticité membranaire et en favorisant la formation de connexions synaptiques. Ces supplémentations présentent également un intérêt dans le traitement des accidents neurologiques afin d’améliorer la récupération fonctionnelle.

Chez l’adulte sain, la nourriture peut intervenir sur la performance cognitive prise au sens large. Le thé et les polyphénols réduiraient l’anxiété, le café repousserait la survenue de la maladie d’Alzheimer... Enfin, on a évoqué les effets de certains acides aminés présents au sein des protéines alimentaires sur la modulation de la synthèse de neuromédiateurs.

L’approche nutritionnelle peut s’articuler avec la génétique, définissant la supplémentation nutritionnelle idéale selon le génome afin de permettre le fonctionnement optimal de l’individu, donc des performances maximales. Nous changeons ici de registre : il ne s’agit plus d’une démarche de compensation, mais d’une optimisation fonctionnelle intentionnelle par l’orientation du métabolisme. Cette stratégie se heurte au même problème éthique que l’utilisation de la pharmacologie.

L’utilisation des approches nutritionnelles ne doit pas viser à améliorer la performance, mais à réduire les effets nocifs de l’exposition à un environnement agressif et à maintenir l’individu en bonne santé tout au long de sa mission. Cependant, l’utilisation de telles substances contribue également à allonger le temps d’exposition au stress et donc à accroître le risque de développer les pathologies de désadaptation à l’environnement. Par ailleurs, l’usage de ces contre-mesures permet à l’individu d’exploiter plus intensément son cerveau et lui fait courir le risque, théorique car jamais évalué, d’une pathologie d’exposition (burnout, états de stress aigu...). À ce titre, la prise de ces substances nutritionnelles sous contrainte joue un rôle analogue au dopage. Il faut bien séparer cet usage de celui que peut prescrire le médecin afin de favoriser la récupération. C’est bien le contexte d’utilisation d’une substance, fût-elle aussi anodine d’un point de vue pharmacologique qu’un alicament, qui génère la notion de dopage et non la seule substance8.

  • Pharmacopée conventionnelle

L’usage de substances psychotropes pour potentialiser les capacités cognitives ou affronter une réalité effrayante est ancien. L’arsenal du quotidien va des anxiolytiques (hydromel, alcool), qui réduisent les émotions à un niveau compatible avec un minimum de cognition, aux agents activateurs apportant un éveil vigilant (caféine, tabac, coca), qui maintiennent des performances à un certain niveau, à un moment du rythme circadien où elles sont particulièrement dégradées (entre une heure et trois heures du matin), voire aux produits qui génèrent une activité automatique relaxante (chewing-gums). Ces produits génériques apportent un surcroît de bien-être en condition dégradée, et il est difficile de parler dans ce cas d’optimisation de performances. Le contexte a radicalement changé avec la mise en service de substances éveillantes comme les amphétamines et, plus récemment, le Modafinil. Ce dernier a été développé par l’industrie pharmaceutique afin de traiter les hypersomnies idiopathiques et la maladie de Gélineau, pour lesquelles il bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché en France avec une prescription limitée aux spécialistes.

Indépendamment de toute considération éthique et de tout critère d’efficacité, l’usage de ces substances dans un contexte militaire pose au minimum quatre séries de problèmes :

  • ces substances sont évaluées pour leur efficacité thérapeutique dans un contexte pathologique et pour leur innocuité dans la vie quotidienne. Leur utilisation dans un contexte agressif pose le problème de la pharmacologie d’un organisme en état de stress. D’une part, celui-ci est susceptible de changer les caractéristiques pharmacocinétiques et pharmacodynamiques du médicament. D’autre part, il modifie le fonctionnement du cerveau. Il est donc essentiel de maîtriser les caractéristiques pharmacologiques de ces substances pour des organismes sous stress afin d’évaluer correctement le rapport bénéfice/risque ;
  • ces substances possèdent des spécificités neurobiologiques complexes, en tout cas non limitées à l’évidence de leur effet principal. Ainsi, toute molécule éveillante modifie la perception du risque. Une telle action, si ténue soit-elle, joue directement sur la sécurité, particulièrement en cas de prise de décision sous contrainte psychologique intense. Il est donc essentiel de connaître l’effet de ces substances sur le fonctionnement cérébral élémentaire en situation de stress. Ce cadre est bien plus général : toutes les substances cérébrales modulant une voie de neurotransmission ont une influence d’autant moins spécifique que cette voie est largement distribuée dans le cerveau. La notion de spécificité de la substance se fait au regard de son mécanisme d’action et non au regard de la fonction qu’elle est susceptible d’augmenter a priori ;
  • la variabilité interindividuelle des réactions à une même dose d’agent éveillant doit être prise en compte dans l’évaluation du ratio bénéfice/risque. Ce ratio est éminemment individuel, spécifique au contexte, à la sensibilité du sujet à la substance pharmacologique et l’interaction entre les deux. D’autre part, la notion de bénéfice pour un individu ne se comprend pas en termes d’exécution d’une mission, mais d’intérêt pour l’individu ipse. Maintenir une personne éveillée apporte un bénéfice évident lorsqu’elle se trouve en situation de survie, mais est plus discutable lorsque ce n’est pas le cas ;
  • prendre une substance, ce n’est pas seulement faire fonctionner les réseaux neuronaux au-delà de leur capacité, c’est aussi profiler le cerveau d’un individu sur une antienne au détriment de sa capacité multimodale à décoder le monde. Un prix potentiel à payer pourrait être une restriction mentale autour de mécanismes de conditionnement facilités par la prise de ces substances.
  • Nanotechnologies

La nanomédecine est le champ des nanosciences correspondant au « domaine consacré à la santé, qui utilise les connaissances acquises en médecine, en biologie et en nanotechnologie pour le plus souvent fabriquer, à l’échelle des molécules et des cellules, des outils aux dimensions nanométriques, servant habituellement à diagnostiquer ou à traiter des maladies, à administrer des médicaments ou à réparer, reconstruire ou remplacer des tissus ou des organes »9. Cette définition fait miroiter des possibilités fantastiques avec des modalités d’action allant au plus intime de l’organisme. On peut ainsi entrevoir la possibilité de modifier des cellules qui, sous stimulation électromagnétique, pourraient libérer des neurotransmetteurs assurant une augmentation des capacités cognitives. Les bienfaits promis sont fascinants, les risques réels souvent inconnus.

En dépit d’une applicabilité encore lointaine, les enjeux posés par la nanomédecine sont perçus comme urgents au point de fonder les nombreux appels à la réflexion exprimés depuis une bonne dizaine d’années par nombre d’experts de tous milieux. Au moins deux raisons concourent à expliquer cette urgence : le préfixe « nano », porteur de multiples sens, invite à la construction d’imaginaires ; la rapidité du développement technologique s’oppose à la temporalité de la réflexion sociologique et laisse envisager la possibilité d’une utilisation hors de tout contrôle.

Ce nouveau champ n’est pas le produit d’une révolution scientifique, mais simplement le fait d’un développement technologique. Que la libération de transmetteurs soit la conséquence d’une nanotechnologie, d’une thérapie génique ou de la prise systémique d’un médicament ne change rien sur le fond. Les enjeux éthiques, juridiques, sociaux et politiques, à la fois complexes et majeurs, sont de même nature. La question de l’utilisation de ces technologies chez l’individu sain en vue d’extension suppose une appréciation spécifique du ratio bénéfice/risque et du niveau de réversibilité des modifications que leur utilisation suppose. Aux risques de l’augmentation communs aux diverses technologies s’adjoint le risque spécifique de l’utilisation d’une technologie.

  • Contrôle émotionnel

L’une des méthodes permettant d’améliorer les performances cognitives d’un individu sous l’emprise du stress est de réguler l’émergence des émotions. Dans le registre écologique de l’entraînement mental, un grand nombre de techniques existe : le yoga, la relaxation, la visualisation mentale de la performance... Elles sont largement utilisées par les sportifs de haut niveau ou en rééducation fonctionnelle. Elles s’appuient sur le fait que le niveau d’activation cérébrale puisse être contrôlé par la maîtrise des flux informationnels provenant du corps, principalement par le contrôle de la ventilation. Contrairement aux entraînements spécifiques, ces types d’exercice influent sur la qualité de vie des sujets qui s’y prêtent. Pour autant, l’efficacité face aux situations plus complexes de la vie demeure controversée.

Les techniques d’optimisation du potentiel (top) font partie de ces méthodes et ont été développées dans le cadre militaire. Les top représentent un ensemble de moyens et de stratégies mentales (« outils ») permettant de mobiliser au mieux les ressources physiques et psychologiques d’un individu en fonction des exigences des situations qu’il rencontre. Le corps au sens large est donc utilisé comme un levier permettant l’émergence d’effets préventifs, voire curatifs, face aux effets délétères du stress mal ajusté. Chaque outil des top nécessite un recentrage de l’attention sur le corps et ses sensations, ainsi qu’une acceptation en conscience des stresseurs internes et externes ; in fine, l’ensemble aboutissant au développement de la mindfulness. Enfin, la formation aux top offre un « espace-temps » particulier dans lequel se construit une alliance entre stagiaire et moniteur autour de l’enseignement de cet ensemble de techniques comportementales, cognitives et émotionnelles grâce à une pédagogie centrée sur l’éducation et l’autonomie.

  • Technologies de l’information

Les méthodes visant à l’amélioration de la performance cognitive s’appuient de plus en plus sur l’usage d’aides ergonomiques, plaçant les recherches sur les interfaces homme-machine (bci, Brain Computer Interface) au cœur de la question. Cependant, les domaines d’application des technologies de l’information sont vastes et peuvent refléter des réalités très différentes.

L’utilisation de technologies bci permet d’entraîner les personnels et d’améliorer leurs réponses dans des situations peu probables, souvent liées à la gestion des incidents/accidents. L’apprentissage sur simulateur en est un exemple. L’objectif poursuivi est d’apprendre un métier, d’améliorer la sécurité et, pour l’institution, de mieux maîtriser les coûts. Cependant, l’usage des simulateurs n’est pas sans limitations : l’utilisateur ne connaît que les situations auxquelles il a été confronté ; il peut exister une mauvaise tolérance psychophysiologique aux contraintes sensorielles ; enfin, l’apprentissage concerne surtout la portion cognitive et les émotions sont mal reproduites.

L’intégration de la machine à l’homme est déjà sortie du champ de la fiction avec son développement actif au profit du grand handicap (prothèse motrice à commande nerveuse) ou du suivi en temps réel de patients ou de personnes exposés à des environnements contraignants par des capteurs intelligents qui déterminent le niveau de risque vital (surveillance de blessés, tolérance à un environnement chaud...).

Les technologies bci peuvent également être utilisées pour libérer l’individu des tâches de routine. Cette stratégie conduit à la mise en œuvre de systèmes d’aide à la prise de décision (systèmes experts) ou à la recherche d’informations pertinentes quand les données sont trop nombreuses pour les capacités de la mémoire de travail de l’opérateur. L’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (Defense Advanced Research Projects Agency ou darpa) développe également le projet d’une puce implantable dans le cerveau des soldats qui devrait leur permettre de communiquer directement avec les ordinateurs. Cette puce pourrait recevoir des informations sur la position de l’ennemi, des relevés cartographiques et des instructions de combat10. À ce niveau, il existe une véritable intrication entre l’individu et la machine, allant de l’homme se pliant à la logique de la machine à une intégration intime de la machine à l’homme par le biais d’électrodes de commande implantées dans le cerveau. L’issue de cette intégration est le développement d’un exoself dont on ne maîtrise que très peu les implications en termes de perception de soi et de relation au monde. La machine peut leurrer les systèmes perceptifs de l’homme afin qu’il agisse correctement, par exemple en renforçant la capacité d’orientation spatiale des pilotes dans leur avion par un gilet à capteurs proprioceptifs intelligents qui les renseignent sur leur position dans le référentiel terrestre. La question est : qui dirige in fine le système ? Quel est le statut de l’homme placé sous la surveillance de sa machine et quelle est sa liberté de se tromper ou de permettre l’émergence de l’imprévisible au sens algorithmique ? Quelle est la capacité de création du couple homme-machine exposé à une situation non prévue, donc non programmée ?

  • Intelligence collective

L’amélioration des capacités cognitives ne concerne pas que l’individu, mais aussi le groupe auquel il appartient. Des outils et des procédures sont développés afin d’améliorer la collaboration intellectuelle entre les hommes en se focalisant sur les systèmes de communication et de représentation à l’intérieur du groupe constitué. Actuellement, les recherches portent sur le développement d’une intelligence connective en potentialisant la dynamique de la communication d’informations. De nombreux exemples existent allant des techniques de Crew Resource Management (crm) à l’utilisation de méthodes de travail collaboratif permettant la création en commun de logiciels (logiciels libres et open source).

Développer les capacités cognitives d’un groupe peut aller jusqu’à ne plus considérer les individus mais les fluctuations comportementales du groupe, un peu à la manière des groupes animaux (défense en banc pour les sardines ou en troupeau pour les ruminants). Ce comportement collectif n’est pas sans rappeler le rôle d’alerte que jouent les réseaux sociaux comme Twitter dans la cognition de groupe.

Privilégier l’intelligence collective pour accroître les potentialités d’un groupe ne doit pas pour autant limiter les réflexions sur la place de l’individu dans cette néo-intelligence. Tout réside dans l’équilibre spécialisation/polyvalence. Une trop grande spécialisation réduit l’individu à un instrument au service du groupe et le fait travailler de manière trop focalisée et quasiment déconnectée des objectifs communs. Cette stratégie proche de la taylorisation a des répercussions néfastes sur la santé mentale et physique des individus. La société humaine suppose que ceux-ci travaillent en intelligence, c’est-à-dire qu’ils mettent leurs savoirs et savoir-faire au service d’un but commun partagé. Depuis la révolution des Lumières, l’autonomie de chaque individu est posée comme un droit imprescriptible. Chacun doit pouvoir agir avec un espace d’ajustement nécessaire au respect de son individualité dans un espace partagé librement consenti.

  • Les plans de clivage de l’augmentation des performances

La révolution actuelle des neurosciences permet une investigation de plus en plus directe du fonctionnement du cerveau et un décryptage de plus en plus précis des mécanismes fondamentaux qui sous-tendent les comportements. Ces capacités scientifiques ouvrent une brèche pour des actions ne respectant pas l’autonomie de l’individu, voire permettant de prendre le pouvoir sur lui. Ces méthodes s’appliquent, par exemple, à la recherche de vérité dans le domaine judiciaire (détecteur de mensonge par conductance électrodermale) ou à l’induction de comportements dans le domaine économique (développement du neuromarketing)... Pour la défense, grande est la tentation d’optimiser les capacités des individus afin de les rendre aptes à des missions toujours plus demandeuses de performances. C’est là que se situent les problèmes éthiques. Dans cette dialectique, il y a trois acteurs : le commandement au sens large, qui fixe les missions, le combattant, personne autonome qui fixe son niveau d’implication, et le médecin, qui surveille la santé du combattant.

Pour les acteurs de la santé, au-delà de la question des moyens, le véritable enjeu est le clivage entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Plusieurs points clés de la réflexion doivent être soulignés :

  • l’intentionnalité de l’acte thérapeutique suppose que l’individu soit exclu de l’exposition à la contrainte, et donc de la mission, avant l’utilisation des méthodes d’augmentation/réparation. Le maintien sous la contrainte signe l’intention de dopage ;
  • le rapport bénéfice/risque est plus qualitatif que quantitatif : il est apprécié de façon subjective et non quantitative. Un bénéfice à court terme peut devenir un risque à long terme, comme dans l’addiction induite par certaines substances telles que les amphétamines. À l’inverse, un risque à court terme peut s’avérer être un bénéfice à long terme, comme la prise de substances éveillantes en situation de péril. Le degré de réversibilité de l’augmentation, non seulement pour son action per se mais aussi pour les conséquences sur l’organisme après son élimination, est un élément important d’appréciation ;
  • la protection des personnels doit être mise en œuvre quel que soit le contexte dans lequel ceux-ci sont plongés. Cette protection n’est pas nécessairement exhaustive. Il est même préférable qu’elle soit ciblée sur l’émergence probable d’un effet indésirable. Compléter les informations apportées par la recherche médicale par des expérimentations ciblées permettant de mieux comprendre l’interaction entre stress et augmentation des capacités cognitives est l’un des rôles de la recherche biomédicale de défense ;
  • le bénéfice ultime. La frontière entre l’acte thérapeutique et l’extension des capacités n’est pas étanche. La pratique de la chirurgie esthétique, la prise de contraception, l’usage de psychothérapies et de techniques de management psychologique, par exemple, sont largement développés dans la pratique médicale même lorsqu’ils n’ont pas d’action curative ou préventive. Il existe un équilibre entre ce qu’une société accepte comme modification de son corps pour mieux vivre et le bénéfice ultime que l’individu en tire ;
  • l’acceptabilité sociale ou groupale. L’acceptabilité d’une méthode d’extension de capacité peut différer entre la société civile et le groupe militaire. Ce qui est en jeu est évidemment la position du curseur entre individu et groupe. Pour l’individu, l’un des critères fondamentaux est le respect de son autonomie de décision et de l’intimité de son choix. C’est le respect de son statut de citoyen. Cette autonomie se comprend par rapport à soi (être capable de comprendre et d’agir en accord avec soi) et par rapport aux autres (être libre d’agir selon son sentiment propre et non la mode ou la pression du groupe). Cependant, l’autonomie n’a de sens que pour un individu loyalement informé par le professionnel de santé des risques encourus et ayant une claire conscience de son désir et des motivations qui le sous-tendent. Pour l’institution militaire, l’extension peut être comprise comme un moyen naturel permettant de remplir la mission, mais également admise au nom d’une insertion collective (appartenir à tel ou tel groupe de la défense). Ceci oblige l’acteur de santé à une intransigeance sur l’autonomie de décision et le niveau de risque acceptable.
  • Conclusion

Toute réflexion sur l’homme augmenté est une manière de faire discuter deux nécessités – celle d’une collectivité à se défendre et celle d’individus à répondre à leur engagement de vie – dans une conception sociétale globale. L’usage des développements technologiques dans la défense appelle des bornes éthiques qui sont autant de limitations d’efficacité. Pour autant, les limites qu’une société donne aux moyens de sa défense représente une des facettes de la conception qu’elle a de la proportionnalité de la réponse à la menace qu’elle perçoit. Avec l’émergence des neurosciences, les possibilités d’action se démultiplient à la fois par la compréhension des mécanismes neurobiologiques et par l’intégration des nouvelles technologies dans cette compréhension biologique. Naît une confrontation entre ce développement biotechnologique stimulé par la médecine et la réflexion éthique sur son utilisation. In fine, il existe bien un dialogue entre éthique militaire et éthique médicale. L’éthique militaire est ce que se permettent les militaires dans le cadre de leur action en se conformant aux lois nationales et internationales. L’éthique médicale dans la défense est ce que les militaires s’autorisent vis-à-vis d’eux-mêmes afin de ne pas nuire à ceux qui servent dans ce cadre. Les deux ne se confondent pas. Leur confrontation réflexive dans un esprit d’ouverture est indispensable pour modeler les limites des actions en s’attachant au respect de la position éthique de chacun des acteurs impliqués que sont le commandement, le service de santé et le citoyen engagé au sein de l’institution militaire.

1 Les positions exprimées dans cet article ne sont que les points de vue des auteurs et ne doivent pas être considérées comme le point de vue officiel du service de santé des armées français.

Genèse, 3, 4-5.

2 Spinoza, De l’Éthique. 3e partie, Propositions 6, 7 et 8.

3 A. Damasio, Spinoza avait raison, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 37.

4 B. Faw, « Pre-frontal executive committe for perception, working memoy, attention, long-term memory, motor control, and thinking: a tutorial review », Consciousness and Cognition n° 12, 2003, pp. 83-139.

5 A. J. Yu et P. Dayan, « Uncertainty, neuromodulation and attention », Neuron n° 46 (4), 2005, pp. 681-692.

6 P. Roubertoux, Existe-t-il des gènes du comportement ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

7 Remède et poison, ce qui permet de prendre soin et dont il faut prendre soin.

8 M. Trousselard et F. Canini, « Réflexion éthique sur l’usage militaire du dopage cognitif », Médecine et Armées n° 43 (3), 2015, pp. 265-271.

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