N°33 | L'Europe contre la guerre

André Brigot

Paix ou sécurité ?

L’idée d’atteindre une paix entre États en réalisant une union peut trouver un paradigme originel chez Isocrate. En 380 av. J.-C., celui-ci écrit dans son Panégyrique : « Il est impossible d’avoir une paix assurée si nous ne faisons pas en commun la paix aux Barbares. » Il s’agissait alors pour les cités grecques de faire face à l’Empire perse. Philippe de Macédoine prit la tête de cette union et son fils Alexandre en fit un empire, un modèle politique fondé sur la contrainte et la force qui aujourd’hui n’a pas disparu.

La recherche d’une union pour la paix et par la paix a elle aussi perduré, et s’est concrétisée, au sens d’une institutionnalisation politique, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les pages qui suivent voudraient présenter les thèses suivantes :

  • la réflexion sur les mécanismes possibles pour atteindre cette union en Europe ne date ni de 1945 ni du traité de Rome (1957), mais de propositions nées au tournant du xive siècle ;
  • ces propositions permettent de dégager quelques invariants susceptibles d’éclairer les difficultés actuelles ;
  • la recherche de l’union « contre la guerre », la plus longue, n’a été que l’une des deux tendances repérables dans les projets. L’autre a pensé trouver dans une union moins une limitation des guerres qu’un mécanisme de pacification par les échanges, notamment commerciaux ; elle semble dominer les représentations contemporaines de l’Union européenne, au risque d’occulter l’impératif de paix, devenu recherche d’une sécurité globale.
  • Des projets de paix séculaires

Au tournant du xive siècle s’est développée en Europe une forme nouvelle d’existence politique : l’État. Sa principale caractéristique est la différenciation du domaine du souverain d’un territoire « commun » circonscrit par des frontières, souvent des fronts militaires, à l’intérieur desquelles s’exerce un pouvoir politique accepté par des populations payant un impôt et justifié par une protection.

Dans ce nouveau modèle politique, l’important pour la question de la relation entre la construction européenne et la guerre est double. D’abord, chaque État est l’égal d’un autre ; les relations imaginées ou possibles entre les États sortent d’une relation de domination préalable, de droit ou de fait. Ensuite, ces projets ont toujours cherché à parvenir à une paix pour et à l’intérieur de cette union, sans que soit explicitée la question d’une guerre éventuelle entre elle et d’autres entités politiques.

Quels projets retenir ? Comme nous sortons du cadre des projets d’empire pour partir de la formation des États modernes, considérons, avec la quasi-totalité des historiens, qu’il faut commencer par les écrits qui voient le jour à partir du xive siècle en Angleterre et en France. Écartons aussi les projets qui se placent dans une perspective universalisante, qu’elle soit spirituelle ou temporelle (Chrétienté, empire temporel, république universelle...), ainsi que les nombreux textes utopiques.

  • La paix sur trois axes : l’intérieur, les frontières, l’extérieur

Si on ne retient que les projets d’Europe comme projet de paix, on peut identifier, sans chercher l’exhaustivité, une série de textes proposant des mécanismes de construction d’union entre États. Tout d’abord ceux d’un légiste de Philippe le Bel, Pierre Dubois, qui écrit en 1306 De Recuperatione Terrae Sanctae, un projet pour le Recouvrement de la Terre sainte1. Les croisades ont échoué depuis plus d’un siècle quand l’auteur pose comme préalable à toute nouvelle opération extérieure la résolution des conflits entre princes chrétiens grâce à un concile laïc. Il préconise ensuite la création d’une coalition militaire composée d’effectifs issus des forces des princes européens, unifiée sous un commandement militaire unique, distinct des princes, lesquels ne seraient plus, comme en régime féodal, à la tête des troupes. Et surtout celle d’une fondation, abondée par des contributions nationales et surtout les dîmes destinées à la papauté, formant aux langues orientales et à la médecine des jeunes gens et jeunes filles, jusqu’alors orientés vers les monastères et couvents, afin de constituer un corps « colonial » qui permettrait, après les succès militaires, de se maintenir dans les territoires conquis. Deux objectifs : la paix intérieure et des capacités de projection.

Un siècle et demi plus tard, la situation s’est inversée : l’Europe orientale doit se défendre contre les avancées de l’Empire ottoman. Des régions les plus exposées vient un nouveau projet, porté en 1464 par Georges Podiébrad, le roi de Bohême, alors puissance majeure en Europe centrale. Tandis que le grand humaniste Piccolomini, devenu pape sous le nom de Pie II, s’efforce de constituer une nouvelle coalition antiturque, Podiébrad fait rédiger un Projet d’organisation générale des princes chrétiens2 qui prône une paix entre ceux-ci grâce à une diète, distincte de Rome, permettant une sécurité intérieure à l’ensemble et dès lors une alliance durable, politique et militaire, grâce à des forces rétribuées par une fiscalité commune et spécifique, armées par une production unifiée. Aucun des souverains contactés ne donnera suite.

En fait, l’Europe chrétienne est divisée par la Réforme et au xive siècle les multiples conflits entre puissances ne donnent lieu qu’à des coalitions et alliances temporaires et réversibles, ainsi qu’à des soutiens extérieurs aux soulèvements internes. Loin de la recherche d’une union d’États, les représentations impériales dominent dans l’Angleterre d’Elizabeth, en France, où le souverain est héritier de Charlemagne au même titre que le Saint-Empereur, et, bien sûr, dans l’Espagne de Charles Quint, qui poursuit l’un des plus grands projets d’Europe chrétienne. En 1565, les janissaires sont défaits à Malte ; en 1571, la Sainte-Ligue, laborieusement réunie par Pie V, détruit la marine ottomane à Lépante. Mais ces coups d’arrêt à la puissance ottomane aux frontières sud de l’Europe n’excluent ni les guerres intérieures ni ne suscitent une vision commune des grandes conquêtes coloniales. En revanche, les armées, dont la taille a considérablement augmenté depuis la fin du Moyen Âge, dont les armements se sont modernisés à la Renaissance (artillerie) et les capacités diversifiées (marines océaniques), ont entamé en Europe une « révolution des affaires militaires » dont le coût dépasse les deux tiers des budgets des États et ruine les empires, notamment l’Espagne.

  • Ou l’Europe pour et par les échanges et le commerce ?

Or une autre représentation de l’Europe pour la paix s’annonce à la fin du xive siècle, celle d’une union par et pour les échanges et le commerce. Ainsi, un moine, Émeric Crucé, publie en 1623 Le Nouveau Cyné3, un traité repris par bien des auteurs postérieurs, dans lequel il fait l’apologie du commerçant et des échanges. Dès lors que le prince aura « borné son territoire, sa possession, [la protection des marchands permettra] que le peuple ait les biens à meilleur prix, soit content au lieu de murmurer [...] en telle sorte que le Prince n’aura besoin de soldats, estant assuré au dedans de son royaume ». L’ordre et la sécurité internes étant prioritaires, les puissances chrétiennes, mais aussi les autres, négocieraient leurs différends dans une assemblée arbitrale composée de leurs ambassadeurs. Les guerres ainsi que le nombre des procès diminueraient grâce à des normes juridiques communes, d’où une baisse des impôts, des taxes et du nombre de fonctionnaires.

Alors que la philosophie politique renaissante fait de la force militaire le moyen d’une politique rationnelle de l’État – Machiavel veut des soldats-citoyens –, les grandes lignes du libéralisme se détachent et suscitent le développement d’un second courant de « l’Europe contre la guerre ». Face à la guerre de Trente Ans, Grotius pose les fondements d’un droit international, de fait « européen », et d’un droit de la mer (1609 et 1625). En Angleterre, Francis Bacon, dans un Avertissement relatif à une guerre sainte (1626), aborde la question de la légitimité de la guerre : il cherche à limiter les conflits interétatiques en Europe, les ingérences internes, mais les guerres extra-européennes, elles, sont possibles, telles celles menées contre les Turcs, assimilés à des pirates, à des dégénérés contre lesquels le droit des gens et le droit naturel justifient une coalition tacite. Si les préoccupations vont d’abord vers l’Europe divisée, des perspectives mondiales, universelles, se dessinent.

Mais le courant politique européiste demeure. Sully, dans ses Mémoires publiés entre 1630 et 1649, dévoile les éléments d’un « grand dessein » qu’il attribue habilement à Henri IV. Le projet définit un territoire européen précisément limité, dont le noyau dur serait formé de six puissances principales en charge de constituer des ensembles les plus équilibrés possibles grâce aux regroupements des États plus petits. Une force militaire commune serait alors organisée en tenant compte des priorités stratégiques. À l’intérieur de cette union, la répartition des forces, en nombre et en armes (infanterie, cavalerie, artillerie, marine), viserait à compliquer toute action de l’un des États contre un autre, tandis que le regroupement des forces permettrait aux autres États de s’opposer à l’agresseur. Par ailleurs, des regroupements seraient prépositionnés aux fronts potentiels – face à l’Empire ottoman, en Hongrie et en Pologne, « boulevards et remparts à l’Allemagne contre le Turc, le Moscovite et le Tartare ». La Russie constitue une limite orientale car « la domination du tsar s’étend en Asie ; elle est composée de nations encore sauvages ; plusieurs de ses peuples sont endurcis dans le paganisme ; elle a des frontières instables avec le Turc, le Perse et le Tartare ; les différences religieuses incitent à attendre ».

La définition territoriale de l’union envisagée est centrale chez les politiques, beaucoup plus souple chez les auteurs soucieux d’économie, notamment les Anglo-Saxons. William Penn, par exemple, écrit en 1690, dans le contexte des guerres de succession en Europe, un Essay towards the present and future Peace of Europe4. Une diète constituerait une souveraineté européenne qui, grâce à la justice, à la morale et à des procédures contractuelles, assurerait arbitrage et équilibre, et disposerait d’une capacité d’ingérence supranationale : « Tout refus de se soumettre aux décisions de l’assemblée entraînerait automatiquement l’intervention armée de tous les autres États membres de la diète et l’application de sanctions, avec paiements des frais et réparations par l’État insurgé. » D’abord européenne, cette assemblée pourrait accueillir des représentants de la Perse, de la Chine, de l’Éthiopie et des Indes orientales et occidentales. Apprécié par les Lumières, qui le citent volontiers, Penn s’insère dans le courant libéral et sera repris par les juristes anglo-saxons des congrès de paix au tournant du xixe siècle.

Il a sans doute été lu par l’abbé de Saint-Pierre, auteur du célèbre Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1717)5 qui détaille la constitution d’une « Société européenne » qui, au-delà d’un équilibre des forces militaires, établirait un équilibre politique grâce à une union comportant une instance d’arbitrage dotée d’un droit de recourir à la force collective, y compris, élément nouveau, lors de conflits internes aux État membres : « La Société européenne ne se mêlera point du gouvernement de chaque État, si ce n’est pour en conserver la forme fondamentale, et pour donner un prompt et suffisant secours aux princes dans les monarchies et aux magistrats dans les républiques contre les séditieux et les rebelles. » Au-delà de cette quasi-police fédérale, annonciatrice de la Sainte-Alliance, vers l’extérieur, « le souverain qui prendra les armes avant la déclaration de guerre de l’union, ou qui refusera d’exécuter un règlement de la Société [européenne] ou un jugement du sénat, sera déclaré ennemi de la société, et elle lui fera la guerre jusqu’à ce qu’il soit désarmé, et jusqu’à l’exécution des jugements et règlements ». L’Empire ottoman est exclu, mais la Moscovie de Pierre Ier intégrée.

Les réactions furent nombreuses. Leibniz, prudent, rejeta le système d’arbitrage supérieur aux États et préféra, dans une tradition allemande qui va perdurer, une communauté européenne idéale, guidée par la Raison et visant un universel où chaque nation aurait un rôle. En particulier l’Allemagne, dont l’unité doit être faite pour que s’établisse non pas tant un système régional qu’un universel rationnel. Rousseau, lui, republia un extrait du Projet de Saint-Pierre augmenté d’un Jugement très critique. Pourquoi les princes adhéreraient-ils à cette société ? Ils y perdraient leur autonomie et ne gagneraient qu’une gloire dont ils n’ont pas la vertu. Le véritable intérêt des dominants est de soumettre les peuples et de les ruiner : « Ne comptez pas les alliances et traités pour quelque chose […] les puissances ne connaissent que leurs intérêts ; quand elles trouveront à les rompre, elles les rompront. » La formation d’une véritable union européenne requerrait au préalable le passage de la souveraineté absolue des princes à la volonté générale et à la transformation de la société civile. Mais peut-il exister une volonté générale européenne ou même un « peuple européen » ?

  • Vers la fin de la guerre grâce aux échanges et au progrès ?

On l’a vu à travers l’œuvre de Crucé, pour certains, ce n’est pas tant par des constructions politiques que l’Europe éloignera la guerre, que par ce que Montesquieu avait désigné dès 1748 comme « le doux commerce […] qui polit et adoucit les mœurs barbares ». L’activité lucrative, menée avec méthode et calcul, met de façon raisonnable un frein à l’expression débridée des passions. La création de richesse induite par le développement du commerce renchérit le coût des conflits et invite à la modération.

Ainsi Jeremy Bentham s’inspire de Saint-Pierre pour élaborer en 1789 un Plan d’une paix universelle et perpétuelle. Chaque peuple devra substituer l’intérêt général à la recherche de l’utilité de son intérêt particulier. Les gouvernements masquant à leurs peuples cet intérêt général, la connaissance et la publicité des faits et situations les obligeront à laisser une cour commune de justice se prononcer. Elle dénoncera les colonisations, sources de guerres entre puissances européennes, le surarmement ruineux… Le commerce international obtiendra ainsi à moindre frais ce que la guerre convoite les armes à la main. L’harmonie naturelle des intérêts matériels et la pression des opinions publiques constituent les vraies forces de paix.

Un optimisme que l’on retrouve chez Benjamin Constant et sa critique De l’esprit de conquête (1813). « Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder. La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’arriver au même but, celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est autre chose qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la possession ; c’est une tentative pour obtenir de gré à gré ce que l’on n’espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n’aurait jamais l’idée du commerce. C’est l’expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c’est-à-dire l’emploi de sa force contre la force d’autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c’est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d’engager l’intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt. La guerre est donc antérieure au commerce. L’une est l’impulsion sauvage, l’autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s’affaiblir. Le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos, l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie. » Voilà jugées les guerres de la Révolution et de l’Empire !

Comment dès lors établir la paix ? Alors que les gouvernements conservateurs élaborent avec la Sainte-Alliance puis le concert des nations un système de pacification intergouvernemental et antirévolutionnaire, d’autres auteurs, tel Saint-Simon, recherchent des mécanismes supranationaux, comme le bilatéralisme décrit dans De la réorganisation de la société européenne, écrit en collaboration avec Augustin Thierry et publié en 18156, pendant le Congrès de Vienne, ce qui explique l’urgence et la brièveté du propos. Ses propositions ne sont en effet pas, proclame-t-il, des aménagements de circonstances, destinés à procurer une place politique acceptable à la France défaite. Il s’agit d’un moment historique, où il est possible d’intégrer le triptyque de puissances, France/Europe continentale/Angleterre, dans le processus scientifique de progrès « de l’esprit humain » : « Aujourd’hui que la France peut se joindre à l’Angleterre pour être l’appui des principes libéraux, il ne reste plus qu’à unir leurs forces et à les faire agir pour que l’Europe se réorganise. »

Distinguant intérêts généraux et intérêts particuliers, il appelle de ses vœux un parlement général, commun aux deux pays, et deux parlements nationaux. Et pour qu’il n’y ait pas de blocage entre eux, « il faut un troisième pouvoir, que l’on peut appeler pouvoir réglant ou modérant, établi pour maintenir l’équilibre des deux autres. […] L’Europe aurait la meilleure organisation possible si toutes les nations qu’elle renferme, étant gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient la suprématie d’un parlement général placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux et investi du pouvoir de juger leurs différends ».

Qui seraient les membres de ce parlement européen ? « C’est une nécessité de n’admettre dans la chambre des députés du parlement européen [...] que des hommes qui, par des relations plus étendues, des habitudes moins circonscrites dans le cercle des habitudes natales, des travaux dont l’utilité n’est point bornée aux usages nationaux et se répand sur tous les peuples, sont capables d’arriver bientôt à cette généralité de vues qui doit être l’esprit de corps, à cet intérêt général qui doit être l’intérêt de corps du parlement européen. Des négociants, des savants, des magistrats et des administrateurs doivent être appelés seuls à composer la chambre des députés du grand parlement. »

Cette nouvelle classe porteuse de progrès devra travailler vite face aux risques révolutionnaires qui couvent en France, mais aussi en Angleterre. Pour cela, un accord pourra être fait entre celle-là, surendettée par les guerres continentales, et celle-ci, qui dispose de nombreux capitaux. Un traitement commun des colonies permettra de répandre les idéaux et les capacités européennes. Mais, surtout, « le premier ouvrage du parlement anglo-français sera de hâter la réorganisation de l’Allemagne en rendant sa révolution moins longue et moins terrible. La nation allemande, par sa population qui comprend la moitié de l’Europe, par sa position centrale, et plus encore par son caractère noble et généreux, est destinée à jouer le premier rôle en Europe, aussitôt qu’elle sera réunie sous un gouvernement libre. […] Il viendra un temps où tous les peuples de l’Europe sentiront qu’il faut régler les points d’intérêt général avant de descendre aux intérêts nationaux ; alors les maux commenceront à devenir moindres, les troubles à s’apaiser, les guerres à s’éteindre ; c’est là que nous tendons sans cesse, que le cours de l’esprit humain nous emporte. Mais lequel est le plus digne de la prudence de l’homme : de s’y traîner ou d’y courir ? »

Ces conceptions sont partagées, de Tocqueville à Auguste Comte et à nombre d’auteurs, saint-simoniens ou socialistes de diverses tendances. Mais au dernier tiers du xixe siècle, la question de la violence revient au premier plan, en Europe même en raison des révolutions et des soulèvements sociaux, aux frontières dans les territoires encore sous domination ottomane et, enfin, à travers le passage de l’exploitation coloniale à un impérialisme financier. Les optimismes libéraux ou progressistes redonnent une place à la guerre.

Par ailleurs, un nouveau courant de représentations de l’Europe avait grandi en Allemagne, accompagnant le mouvement vers son unité. Kant, en 1795, dans son Projet de paix perpétuelle, a replacé les relations internationales moins sur un plan juridique qu’éthique. Il défend l’idée qu’un État républicain est plus pacifique parce que la volonté collective y est mieux respectée. Reste la question du respect de l’autonomie des peuples dans un cadre supranational. Or il rejette à la fois le système de l’équilibre des forces et l’idée d’État universel (monarchie ou république mondiale) au profit d’une « fédération pacifique », dans le cadre d’un processus, à partir d’un noyau qui ne peut être constitué que par un État républicain. « La possibilité de réaliser [...] cette idée de fédération, qui doit s’étendre progressivement à tous les États et les conduire à la paix perpétuelle peut se concevoir. Car s’il arrivait par bonheur qu’un peuple puissant et éclairé se constituât en république (qui par nature doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait un centre d’alliance fédérative à laquelle les autres États pourraient adhérer afin d’assurer leur liberté conformément à l’idée du droit des gens et d’étendre cette alliance peu à peu par d’autres associations de ce genre. »

Comme chez Rousseau, on passe de l’Europe des princes à celle des peuples et des citoyens. Mais un État pourrait devenir le lieu initial de cette fédération progressive, Europe du droit ou des Lumières, gouvernée par la raison, plus qu’Europe politique définie. Kant identifie continent européen et rationalité : « J’appelle européenne une nation pourvu qu’elle admette une contrainte conforme à la loi, par conséquent une restriction de sa liberté au moyen de règles universellement valables. » L’Europe est « le continent qui de manière vraisemblable donnera un jour des lois à tous les autres »7. La raison, négation de tout particularisme, ne doit rien à son contenu ; l’européanité se constitue par le cosmopolitisme et non l’inverse. Kant refuse un État des États. La fin de tout État, la protection de ses membres, ne saurait y être réalisée et laisserait réapparaître l’insécurité de l’état de nature, état de guerre universel. Son extension engendrerait pour son gouvernement un pouvoir despotique, qui conduirait au pire, l’anarchie.

Dans une sorte de nationalisation de la perspective kantienne, l’Allemagne devient l’inévitable ferment d’une Europe portant l’universel. Pour Fichte, « la nation allemande est la seule parmi les nations néo-européennes à avoir montré depuis déjà des siècles, à travers sa bourgeoisie, qu’elle pourrait tolérer la constitution républicaine. […] Dès que l’Allemagne décline, on voit décliner l’Europe ». Inversement, l’Europe ne peut se régénérer qu’à partir de l’Allemagne, car « les Allemands n’ont eu en tant que tels aucune histoire durant les derniers siècles ; l’histoire de l’Europe a été celle de l’oubli de l’Europe par elle-même, à travers un rêve de puissance qui s’est traduit à l’intérieur par des conflits issus du système de l’équilibre européen et à l’extérieur par la politique de l’expansion maritime ». En dénonçant le système mécaniste de l’équilibre européen, Fichte plaide dans son Discours à la nation allemande pour une liaison organique, une véritable unité politique de l’Europe. Il ne critique dans ce système que le moyen provisoire auquel ont recours toutes les nations pour geler une impuissance momentanée. La tendance à la monarchie universelle peut passer par le lien national, d’où l’éloge de l’autarcie invitant chaque nation à affirmer ses potentialités. L’unité de l’Europe ne peut être politique, mais de nature culturelle, voire philosophico-politique dans son expression achevée.

Schelling reprend dans le même sens l’universalisme de l’Europe en son noyau allemand. Si le développement plus avancé et plus libre des nations européennes est mortel à tous les autres peuples, c’est que l’Européen affirme l’homme en toute universalité. Il ne constitue pas une race, ce serait le particulariser. La guerre entre nations européennes est une guerre civile, mais l’unité se réalise dans le passage d’une union d’origine religieuse à une communauté de travail scientifique et philosophique8. L’Europe n’est pleinement elle-même qu’à travers l’Allemagne : « Toutes les autres nations d’Europe sont par leur caractère beaucoup plus déterminées que la nation allemande [qui] doit être considérée en raison de la force qu’elle possède en elle de réunir ce qui se contredit, comme la puissance disposant des autres nations9. »

Même orientation chez Hegel : l’Europe n’est pas politique, ni même historique, mais culturelle et en dernière instance philosophique. L’Allemagne en est le microcosme en tant qu’elle est une « nullité politique ». « L’Europe ne s’accomplit pas dans une unité politique, elle n’est elle-même qu’en médiatisant en elle, à travers sa division spécifique, la réunion spirituelle des esprits, en cela universellement humaine. » Il faut donc dissocier l’aspiration à l’unité de l’Allemagne des visions de l’Europe comme projet d’union et plus encore de « l’Europe contre la guerre ». L’idéalisme allemand est à l’arrière-plan du Sonderweg, de la voie nationale autonome. Non seulement la tentation impériale reste présente en Europe centrale, mais l’unité allemande (de la « petite Allemagne » de Bismarck) et les victoires sur le Danemark, l’Autriche et la France en 1870 ramènent au nationalisme et à la guerre, et au traditionnel mode impérial.

Victor Hugo va tenter d’y opposer le thème des États-Unis d’Europe. L’Europe a toujours dû se défendre, explique-t-il. Pendant deux siècles, ce fut contre l’Espagne et la Turquie : « Ces deux États sont tombés. Aujourd’hui, […] deux autres États, assis sur les mêmes bases que les précédents, forts des mêmes forces et mus du même mobile, menacent l’Europe : la Russie et l’Angleterre. L’Europe doit se défendre. L’ancienne Europe, construction compliquée, est démolie ; l’Europe actuelle est une forme plus simple. Elle se compose essentiellement de la France et de l’Allemagne, double centre auquel doit s’appuyer au Nord comme au Midi le groupe des nations. […] L’alliance de la France et de l’Allemagne, c’est la constitution de l’Europe. L’Allemagne adossée à la France arrête la Russie ; la France amicalement adossée à l’Allemagne arrête l’Angleterre. La désunion de la France et de l’Allemagne, c’est la dislocation de l’Europe. L’Allemagne hostilement tournée vers la France laisse entrer la Russie ; la France hostilement tournée vers l’Allemagne laisse pénétrer l’Angleterre. Donc, ce qu’il faut aux deux envahisseurs, c’est la désunion de l’Allemagne et de la France. Cette désunion a été préparée et combinée habilement en 1815 par la politique russo-anglaise. […] Or qui pourrait dire ce que deviendrait l’Europe dans cet embrasement. […] La civilisation périrait. Elle ne peut périr. Il faut donc que les deux nations centrales s’entendent. […] Après les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe. »

Mais ce bilatéralisme franco-allemand se heurte à la défaite de 1870. Hugo, comme Jaurès, en rejette la faute sur la politique impériale de Napoléon III. Il avertit dans un discours aux Allemands : « Votre victoire est sur l’empire, non sur la France, ni sur la république. Le danger est que l’Allemagne choisisse elle aussi l’empire. » En mars 1871, nouveau discours à l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux, aux Français cette fois : « Pour la guerre dans le présent, pour la paix dans l’avenir. » « L’Allemagne a accepté de vivre sous un régime militaire. Or ce qu’il faut faire pour la France, c’est ce qu’il faut faire pour l’Europe. La France est vaincue, mais l’Europe ne peut l’être. Donc, la France un jour se redressera, reprendra l’Alsace et la Lorraine, et toute la rive gauche du Rhin, mais pour la rendre, dans le cadre des États-Unis d’Europe. […] Du même coup, l’Empire allemand devra disparaître, comme il a fait disparaître l’Empire français. » En 1872 : « Nous aurons une Europe République. » En 1874 : « Le dénouement : les États-Unis d’Europe. » En 1875 : « Ce que l’Allemagne veut faire, c’est l’Allemagne. Ce que la France veut faire, c’est l’Europe. »

En cette fin de xixe siècle, la guerre fait son retour en Europe : guerres interétatiques franco-allemandes, soulèvements aux frontières avec l’Empire ottoman (Balkans), rivalités coloniales, et même opérations communes réellement « européanisées », en Crimée (1853-1856), au Mexique (1861) et, surtout, en Chine (1899-1900). Elles divisent les opinions et les partis, conservateurs et progressistes, interventionnistes et protectionnistes – en Angleterre, les libéraux se scindent entre partisans et adversaires de l’utilisation de la force vers l’extérieur, condamnée par certains, tolérée ou légitimée sous sa forme humanitaire par les modérés, tandis que la majorité « impérialiste » défend les empires « européens », y compris face à l’impérialisme naissant des États-Unis.

  • Une rationalisation géopolitique ?

Face à ces nouvelles divisions entre Européens va apparaître au tournant du xxe siècle, à partir des réflexions de géographes, un ensemble de propositions concernant l’organisation mondiale des territoires politiques, une « géopolitique ». Plusieurs auront des conséquences politiques. Un premier courant naît de la pensée de Ratzel, un géographe organiciste allemand, qui développe l’idée que les peuples ont une aptitude différente à utiliser les espaces sur lesquels ils vivent : certains peinent à survivre sur de gigantesques surfaces, d’autres connaissent un développement démographique et de richesse considérable sur des surfaces restreintes. Dès lors, il faut que ces derniers (Européens, Japonais, Américains du Nord) puissent exercer leurs compétences partout sur le globe, et qu’au lieu de s’opposer dans des guerres coloniales meurtrières et ruineuses, ils se mettent rationnellement d’accord pour se répartir l’espace mondial en zones d’influence continentales et atteindre une paix de progrès : l’Amérique du Nord vers l’Amérique du Sud ; le Japon vers la Chine ; la Russie vers l’Inde ; les États européens vers l’Europe centrale, l’Afrique et le Moyen-Orient. Une vision qui va donner lieu à des déclinaisons multiples, dont la notion d’espace vital, élaborée par Haushofer.

Un second courant, britannique (Mackinder) puis nord-américain (Mahan, Spykman), reprend la vieille opposition entre puissances de la mer (l’Angleterre et les États-Unis) et puissances de la terre (en premier lieu l’Eurasie). Les premières ont dominé le monde depuis le xviiie siècle grâce à leurs marines. Mais les progrès du chemin de fer puis de l’aviation rebattent les cartes : les liaisons économiques terrestres redonnent des atouts aux puissances continentales, en particulier aux puissances centrales, la Russie et l’Allemagne, qui, si elles s’alliaient, pourraient dominer les puissances maritimes. Pour ces dernières, il faut donc contrer cette menace, maintenir la rupture historique entre l’Europe de l’Ouest et la Russie, et des capacités d’encerclement. Les applications de cette stratégie « occidentale », ou « atlantiste », passeront par l’otan et sont toujours d’actualité, y compris dans d’autres zones (entourage de la Chine) et à travers d’autres techniques (spatiales, satellitaires).

Après 1918, d’autres projets européens sont apparus. L’un d’eux, qui eut une réelle audience, propose une « régionalisation du monde ». En 1925, Coudenhove-Kalergi10 part d’un constat : l’hégémonie mondiale de l’Europe est ruinée ; il existe désormais des puissances mondiales et non plus des grandes puissances nationales. Il estime alors que les frontières de l’Europe, géographiques et historiques, doivent laisser place à une Pan Europe, non pas une petite Europe sur le modèle de la petite entente, mais un grand ensemble. L’Europe a deux adversaires principaux : l’Angleterre, qui forme avec ses colonies un véritable empire et s’oppose à la constitution de l’Europe continentale, et l’Union soviétique, qui, une fois reconstruite, constitue un danger pour l’ensemble des États européens, à la fois en termes militaire et de civilisation. Avec la première, un accord est possible ; avec la seconde, il faut construire une frontière défensive, retourner si possible les forces soviétiques vers l’est, et avancer sur la voie du désarmement et des accords régionaux. Il identifie déjà un autre risque pour l’Europe : la constitution d’une Pan Amérique, qui unirait l’Amérique du Nord et celle du Sud dans un accord économique et la volonté d’exclure les Européens de la zone en matière de règlement des affaires internationales ou des différends.

Ne pouvant s’en remettre à la Société des Nations, qui donne aux États extra-européens trop d’importance dans le règlement des conflits intra-européens, une structure politique pan européenne doit être mise en place pour s’occuper elle-même de ses problèmes au sein d’une sdn reconstituée en grands groupes régionaux. À défaut, on s’expose à une guerre plus redoutable encore que la première, du fait des progrès de l’armement, une guerre de destruction totale, n’épargnant plus les civils et visant à la destruction complète des adversaires. Il faut donc avancer dans le règlement des différends issus de la Grande Guerre. L’accent est mis sur la coopération et l’économie, l’abaissement des barrières douanières, qui freinent les possibilités de production et d’échange, et sont soutenus par de mauvais industriels abrités derrière le protectionnisme au détriment du consommateur et constituent la classe d’opposants la plus redoutable pour la Pan Europe.

Contrairement aux visions économistes qui ont surtout besoin de normes, les politiques recherchent des institutions. On peut en voir les esquisses diplomatiques à travers le plan Briand, malgré son échec, et dans différentes propositions faites durant les années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale. Monnet parviendra à les faire naître avec le plan Schuman. Son rôle est exemplaire parce qu’à l’articulation entre les forces économiques et les problèmes militaires. Or si Monnet s’appuie sur des considérations économiques, bien des industriels, notamment les charbonniers et les sidérurgistes, ont tout fait pour s’opposer à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (ceca), relayés d’ailleurs par la majorité des syndicats, communistes, socialistes ou travaillistes en Grande-Bretagne. Dans les affaires militaires, Monnet a aussi joué un rôle majeur, dès 14-18, bien qu’il n’ait jamais privilégié la défense comme voie d’élaboration de l’Europe : « Je n’avais jamais pensé à aborder le problème de l’Europe par le biais de la défense, qui serait sans doute un des attributs de la fédération future, mais à mes yeux pas le plus puissant ni le plus déterminant des mobiles de l’Union. […] C’est la nécessité qui m’a conduit plusieurs fois dans ma vie à m’occuper d’affaires militaires pour lesquelles je n’avais ni goût ni compétence. »

Ainsi, quand, à la fin des années 1940, il fallut faire face à l’aggravation des tensions avec l’Union soviétique et à la volonté des États-Unis de retirer des troupes d’Europe pour les envoyer en Corée, on dut abandonner les réticences face au réarmement allemand. Le gouvernement français, qui voulait une armée allemande capable d’arrêter l’armée soviétique mais plus faible que l’armée française, envoya Monnet à Washington, lequel décalqua le système de la ceca sur un projet de ced. « Les institutions, sauf l’exécutif, étaient les mêmes et cette fuite en avant ne tenait pas compte qu’on ne conduit pas la défense comme on gère le marché de l’acier. […] Le plan se fit sans concertation avec les militaires, qui durent donner une traduction militaire au projet en l’espace d’une nuit. » Monnet est conscient que l’on demande à l’armée l’impossible : réaliser en même temps une guerre coloniale et un réarmement en Europe. Pleven présente, plus qu’il ne les défend, les propositions d’armée européenne à l’Assemblée, qui les accepte (octobre 1950), tout comme les autres parlements européens concernés. Mais en 1954, le projet est finalement rejeté.

L’Alliance atlantique et son organisation militaire constituent désormais la principale structure politique et de défense de l’Europe de l’Ouest, et les problèmes de défense sont exclus des négociations lors des traités fondateurs de la Communauté européenne. Tout en évitant de définir une stratégie prenant en compte les intérêts européens spécifiques, les États-Unis, maîtres des informations et du commandement suprême, demanderont sans cesse d’augmenter ou de transformer les capacités, en effectifs et surtout en matériels. Le projet politique s’efface derrière la dénonciation de menaces changeantes, la standardisation des matériels, et des modes d’action, largement venus d’outre-Atlantique, mais permettant de constituer des coalitions ad hoc.

  • De l’Europe contre la guerre à l’Union sans défense.
    Une modernité politique ?

Que retenir de ce parcours trop simplifié des projets séculaires d’« Europe contre la guerre » ? D’abord, la double impulsion de la construction de l’Union : celle d’une politique d’Europe pour la paix (en Europe), devenue Union sans défense européenne, et celle d’une union dominée par l’économie marchande, les normes juridiques et la monnaie, dont les gouvernants nationaux et une majorité de populations refusent qu’elle passe à une souveraineté politique.

Première remarque : donner comme origine à l’institution d’une Union européenne après 1945 la volonté de dépasser l’opposition franco-allemande est une simplification grossière. Le projet d’Europe comme projet de paix est séculaire. Il ne peut être réduit au dépassement du bilatéralisme franco-allemand sous sa (brève) forme destructrice. L’examen des projets antérieurs montre que l’Europe est d’abord une longue tentative de sortie de l’antique forme politique impériale d’agrandissement par la conquête. Le passage par la forme étatique semble un préalable, parce qu’elle perçoit l’autre comme un même, un égal, plutôt qu’elle ne se le représente comme partie (vassal, barbare, conquête potentielle ou terre politique vierge). Seule cette perception permet ensuite de se commuer en union libre de souverainetés dans un espace géographiquement limité. Cette perception est concurrente des projets universalistes, même si elle peut en être une médiation éventuelle. Mais placer ces projets d’Europe dans une perspective cumulative, quasi eschatologique, serait hasardeux.

Incontestablement, les différentes peurs et menaces du temps auront contribué à l’institutionnalisation d’après 1945 et, indirectement, à un certain rejet de la guerre comme instrument de la politique d’un État, fondement de la modernité machiavélienne ou de la désignation d’un ennemi dans une perspective schmittienne. L’essor d’une communauté puis d’une union s’est fait face à des peurs diverses : peur quotidienne et générale dans un contexte de destructions et de pénurie, peur de l’Allemagne, peur de l’Union soviétique, au moins pour certains. Avec, en arrière-plan, les interrogations sur un conflit nucléaire. La crainte d’un réarmement allemand pousse les uns vers des structures européanisées pour encadrer une Allemagne qui elle-même instrumentalise l’Europe afin de réintégrer la communauté internationale. Les pays européens, qui ont tous été des empires et n’en sortent que dans la douleur des décolonisations, trouvent dans l’Europe une représentation et des mécanismes de dépassement de ces contradictions plus qu’une aspiration à une structure postnationale.

Nées d’un projet de paix, les structures et institutions qui se mettent en place bénéficient d’un soutien des populations, au pire d’une acceptation. Mais le flou institutionnel et l’appropriation qui va suivre des mécanismes contraignants par des forces économiques beaucoup plus rapides que les avancées sociales suscitent, malgré l’adoption de l’euro, déceptions et rejets. Si l’Europe n’était qu’un projet pour la paix, celle-ci venue, le besoin ou le désir d’Europe s’effrite. Les populations n’ont plus peur, du moins de leurs proches voisins. Restent les inquiétudes des États frontaliers de la Russie dont il est facile d’agiter la menace, surtout pour réclamer un effort budgétaire de défense aux pays qui ressentent peu ces risques et à ceux qui avaient dès le départ transféré l’organisation de la sécurité à l’Alliance atlantique. Devenue isolationniste ou adepte du soft power, la majorité des États membres, refusant tout engagement de l’Europe au-delà de ses marges, confie à l’empire militaire étasunien le soin, perçu comme improbable, de la défendre et la garantie de l’ordre mondial. Mais les États-Unis, puissance dominante du système, présentent de plus en plus impatiemment la note.

Or, dans le cadre d’un projet marqué par l’optimisme libéral, commercial ou progressiste, et se contentant, au-delà d’un objectif d’absence de guerre interne, de la constitution d’un grand marché doté de lois occidentales plus qu’européennes, dont les obscures négociations tafta sont le modèle actuel, une union gendarme dotée de forces minimales suffirait. Les partisans d’une progression politique, eux, désespèrent d’institutions essentiellement appropriées par les forces économiques. D’où une vision d’épuisement ou d’étiolement du projet, et des opinions qui s’en détournent puisque son objet principal initial, l’union contre la guerre, serait atteint. Les uns se contentent de contrôler les institutions existantes qu’ils se sont appropriées, les autres, désabusés ou rejetant le tout, ne distinguent plus de projet politique crédible. L’union aura-t-elle été le ferment d’une modernité politique aux mécanismes épuisés ?

Deuxième remarque : le plus neuf dans ce parcours, après la sortie des modèles impériaux, est l’extension d’une communauté politique sans violence ni conquête, qui suscite des candidatures libres d’États et de populations dans un mouvement inattendu qu’elle s’efforce même de contenir. Nouveauté paradoxale pour des États membres qui, pour la plupart, ont été ou se sont rêvés empire. Mais une communauté confrontée aujourd’hui à des demandes de sortie d’une partie de ses membres. Si le résultat du référendum britannique est inconnu à l’heure où ces lignes sont écrites, et plus encore ses conséquences éventuelles, la question demeurera : quel est le territoire de cette communauté ?

Selon leurs auteurs, les projets variaient sur la question de l’espace concerné ou optimum. Les « politiques » le restreignaient au profit d’une cohérence territoriale, préalable à une circonscription électorale ; certains définissaient des marges à risque ou considérées comme menaçantes, à l’Est et au Sud, qui ont peu changé ; les partisans d’une approche économique, et parfois éthique, minimisant les difficultés liées aux différences culturelles, attendaient des échanges commerciaux et techniques la disparition progressive des conflits. Mais sans aller au-delà, car beaucoup d’économistes nient qu’un espace sans redistribution massive, ou mouvements de populations, notamment une zone monétaire, puisse fonctionner.

Ces divergences anciennes et permanentes se lisent dans les questions de défense. Gigantesque Conseil de l’Europe ou communauté restreinte et renforcée ? Alliance euro-atlantique, au risque des effets de domination d’une alliance inégale, voire d’un empire occidental, ou défense européenne, pourtant aujourd’hui dotée d’un état-major et d’un dispositif de décision politique que les responsables politiques se refusent d’activer ?

Comment construire un territoire politique dont les frontières changent sans cesse ? Durant les dix-huit dernières années, seize élargissements ; demain peut-être de nouveaux et considérables comme l’Ukraine ou la Turquie, et même des sorties. Ces mouvements compliquent la formation d’une homogénéité politique minimale. Les victoires successives des partisans d’élargissements rapides et incessants, soutenus par les États-Unis, sur ceux d’un approfondissement, ne résultent-elles pas à la fois d’une « grande » stratégie pour éviter la constitution d’une identité politique et des craintes d’un personnel politique dans les États membres qui refuse le dépassement des systèmes nationaux, notamment électoraux ? Car les adversaires d’une union politique sont d’abord à l’intérieur, dans les appareils politiques et les partis mus par le protectionnisme politique qui domine le système intergouvernemental. Et si des consultations électorales populaires expriment le refus de décisions acceptées par les représentants nationaux, elles sont contournées ou transformées en mécanismes d’exception. L’arrivée des hypothèses de sorties de l’Union, scénario peu prévu, complique encore le fonctionnement, notamment avec la superposition de sortie de l’euro en restant dans l’Union et surtout de l’inverse, théoriquement impossible.

D’où, à l’abri d’une dénonciation imprécise et sans conséquence de « Bruxelles », l’incohérence des critiques. L’Union tente-t-elle de renforcer ses frontières ? C’est l’abominable Europe-forteresse. Mais si elle ne régule pas les flux, de personnes et de biens, c’est l’Europe-passoire qui ne protège pas ses « citoyens ». En matière d’opérations militaires, toute intervention extérieure est a priori suspecte de néocolonialisme ; il ne faut même pas en préparer les capacités et y consacrer des ressources budgétaires. Mais l’absence d’intervention, notamment en cas de conflits aux graves conséquences humanitaires, est dénoncée comme signe de lâcheté, d’oubli de l’histoire, des valeurs et des responsabilités.

Au bilan, peut-on imaginer une communauté sans souveraineté ? Rousseau s’était heurté à la difficulté d’instituer une souveraineté générale ; Saint-Simon était resté muet quant au souverain de son bilatéralisme franco-britannique. Les critiques de l’union affectent finalement peu les gouvernements nationaux, établis dans une intergouvernementalité protectrice de leurs lambeaux de souveraineté nationale.

Troisième enseignement, qui court tout au long des projets d’Europe en tant que projets de paix : la sécurité intérieure prime sur les capacités extérieures. Tous en faisaient un préalable, soit en raison de situations concrètes, soit en référence à la constitution des États. Pour obtenir le soutien des populations et devenir légitime, l’État doit d’abord garantir l’ordre interne. La sécurité intérieure serait alors la priorité d’un projet de paix et la condition pour une action commune extérieure. S’il est vrai qu’un gouvernement peut chercher à consolider l’ordre interne par une opération extérieure, il est toujours plus sûr de l’entreprendre soutenu par un consensus interne, plus facile encore si la population ressent une menace. La question devient alors non l’Europe pour la paix ou contre la guerre, mais l’Europe pour la sécurité, en un sens bien plus large que la paix comme absence de guerre. Certes, la notion de sécurité est lourde d’ambiguïtés, y compris dans les tentatives onusiennes de définir une « sécurité humaine » – droit au logement, au travail, à l’enseignement, à la santé... Toutefois, s’il y a bien eu des nouveautés politiques dans la construction de l’union, rien n’assure que les voies et les moyens pour poursuivre cette construction doivent reproduire ceux qui ont permis celle de l’État. Il n’en reste pas moins que l’Union européenne, autrefois source de paix, n’est plus perçue comme apport de sécurité collective.

La défense, au sens de défense contre l’extérieur, a été déléguée à l’otan. Mais qu’en est-il en matière de sécurité ? Depuis quelques décennies, des accords entre institutions nationales de sécurité (polices) d’abord, puis des directives et même des règlements communautaires touchant la sécurité se sont multipliés. Quels que soient les insuffisances et les échecs, les multiples réticences nationales, notamment en ce qui concerne une police commune ou des gardes-frontières, ne faut-il pas déplacer l’attention vers la sécurité intérieure, dont les appareils se mettent malgré tout en place, et la nécessité d’un encadrement juridique commun, plutôt que se focaliser ou ironiser sur le caractère embryonnaire de la défense européenne ? Or, face à une situation de paix au sein de l’Union, aucun gouvernement ne souhaite qu’une force européanisée assure ou participe à la sécurité et à l’ordre sur son territoire – ce qui était vrai pour l’Irlande du Nord le devient pour les Balkans. Plusieurs projets de paix suggéraient un droit d’ingérence commun. L’onu le rejette ou le limite et les États dans leur totalité y voient une atteinte inacceptable à leur souveraineté. Peut-être les gouvernants, de plus en plus dessaisis face aux mécanismes d’internationalisation, notamment économiques, financiers et techniques, tentent-ils de préserver cet ultime outil de pouvoir et de légitimation, par une protection qui justifie in fine l’impôt. Mais on assiste à des coopérations entre organisations policières, plus faibles dans le renseignement, indispensables mais vite limitées par le refus farouche des différents États d’avancer en matière juridique ou pénale dans la mesure où cela entraînerait automatiquement la mise en place d’un pouvoir législatif supranational, donc d’un parlement doté d’un pouvoir accru.

Plusieurs projets de paix ont proposé ce passage parallèlement à la naissance du droit international. Mais son effet d’entraînement politique est bien perçu par ceux qui le rejettent. Avancer vers une sécurité intérieure, même limitée aux forces de police, nécessite des ressources budgétaires, donc une fiscalité européenne, et par conséquent un parlement apte à en discuter les choix et l’emploi. Car préparer des forces de sécurité intérieure ou frontalière n’est pas assimilable à viser une capacité de projection de forces militaires, et inversement. À défaut d’envisager collectivement la sécurité dans l’Union, et dans un cadre juridique commun, on assiste soit à l’impuissance, comme pour la question des réfugiés, soit à une multiplication de mesures policières nationales ou en coopération sans encadrement légal ni protection des libertés d’un « citoyen européen » fictif. Déplorer, plus ou moins sincèrement, l’incapacité de l’Union européenne à se penser comme puissance, celle-ci ramenée à la puissance militaire ou même à une capacité de projection humanitaire ou sécuritaire au sens onusien, n’est-ce pas masquer volontairement la tâche de sécurité interne et l’engrenage qu’elle mettrait en place ? La sécurité intérieure ne peut se limiter à la fin des guerres intra-européennes.

Au-delà, le refus majoritaire dans les États membres d’assumer un rôle mondial, et éventuellement d’assurer des opérations extérieures, se heurte déjà aux effets d’une mondialisation incontournable. L’amoindrissement des distinctions intérieur/extérieur, des capacités à maintenir des frontières efficaces, la multiplication d’opérations extérieures indispensables (piraterie, criminalité, terrorisme, menaces globales et mondialisées, dont les risques environnementaux et sanitaires) imposeront des régulations trop faibles voire inexistantes au plan mondial et dérisoires si elles sont seulement nationales. Si la guerre interétatique intérieure à l’espace européen est devenue très improbable, les violences liées à ce que l’on pourrait nommer une guerre civile sociale le sont moins.

Mais l’amoindrissement progressif des forces militaires étatiques, présenté comme un gain de la paix, ne serait-il en fait que l’occultation d’un transfert vers la marchandisation de la sécurité ? À ne pas être prise en charge par les institutions collectives au seul niveau et espace qui convienne – l’Union européenne comme région –, la sécurité connaîtrait la même évolution que les fonctions de protection sociale étatiques néo-keynésiennes ou post Seconde Guerre mondiale – sécurité sociale, assurance chômage, retraites, voire éducation –, qui s’effritent et ne sont pas reprises dans des projets d’Europe sociale. Si l’Europe a bien été un mécanisme contre la guerre, d’autres formes d’insécurisation y augmentent, une violence individualisée, psychologisée. La guerre comme affrontement d’armées, organisations collectives de la violence réglée, s’estompe et laisse place à des guerres sociales internationales, d’autant moins perçues comme telles que les ennemis, terroristes ou prédateurs financiers, sont sans visage.

Enfin, dès les premiers projets de paix, la production de normes apparaît. Soit réglant le fonctionnement des institutions politiques communes proposées, soit touchant les règles juridiques civiles, notamment les procédures et les mécanismes liés aux opérations militaires, soit, enfin, traitant des aspects économiques et monétaires. Or dans l’Union contemporaine, seules ces dernières ont réellement évolué, et bien plus vite et profondément que les normes sociales et politiques. Ces normes de sécurité s’appliquent plus aux biens de consommation qu’aux individus. De fait, les perspectives mondialistes peuvent se contenter de la dimension économique, et encore, en s’alignant souvent sur le moins-disant ou en obtenant des dérogations nationales. Au-delà d’une vision commerçante, la représentation d’une Europe-grand-marché l’a progressivement emporté et s’allie sans peine aux critiques multiples des pesanteurs « bruxelloises » ou des instances régulatrices. Les partisans d’une Union réduite au grand marché souhaitent des normes minimales, pas leur absence. Les prédateurs ne veulent pas la disparition des instances normatives, mais leur faiblesse.

Quels seraient alors aujourd’hui les groupes sociaux porteurs de nouveaux projets « européens » en matière de sécurité ? Au moins jusqu’au xixe siècle, ce furent surtout des élites moralistes, des intellectuels, portés par des responsables politiques ; à partir du xixe, une bourgeoisie commerçante, libérale et/ou progressiste, optimiste quant à la fin de la guerre. Puis les intérêts économiques se sont diversifiés, notamment entre industriels adeptes d’un grand marché, européen si possible, soutenu par une dose de protectionnisme, et des cartels et financiers transnationaux, plus universalistes, qui ont toujours visé un espace plus large, du moment que le libre-échange, notamment le rapatriement des capitaux investis, était garanti. Leur universalisme séduit certains intellectuels, jusqu’aux libertariens, dans la critique d’une structure postétatique. L’espace européen, même peu défini, leur est aujourd’hui devenu inutile, voire trop étroit. Une paix minimale y semble acquise ; les mouvements internes de populations, faibles, n’y ont engendré ni peuple ni patriotisme revendicatifs ; l’opposition contrôlée des intérêts y fonctionne comme un mécanisme productif, sans susciter la recherche d’une souveraineté politique réellement régulatrice et productive d’une sécurité collective.

Au terme d’un parcours de plusieurs siècles de projets et d’une institutionnalisation politiquement en panne, l’effacement d’un récit politique européen frappe. Au besoin de paix interétatique, qui semble satisfait, n’a succédé aucun projet d’une sécurité intérieure globale ni au sens d’une justice et d’une police communes ou en voie d’unification ni au sens de normes sociales protectrices. On cherche aujourd’hui vainement des représentations semblables aux projets anciens. Elles seraient pourtant une condition au passage d’une « Europe contre la guerre » à une Europe de la sécurité pour tous, non impériale, collective et globale. Sans récit fondateur de cette modernité politique, l’Europe perd son avenir et sa principale puissance : la séduction d’un espace de paix juste.

1 En latin, réédité par Charles Langlois, Paris 1891. Disponible en français sur demande à brigot@ehess.fr

2 Voir Culture Pacis, Symposium Pragence 1461-1964, Prague, Académie tchécoslovaque des sciences, 1966.

3 Réédité par les Presses universitaires de Rennes en 2004.

4 William Penn et les précurseurs du mouvement européen, édité par A. Langson, Paris, La Pensée universelle, 1973.

5 Édité dans le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1986.

6 « Bibliothèque romantique », Paris, Les Presses françaises, 1925.

7 Idée d’une histoire naturelle d’un point de vue cosmopolitique, IXe proposition.

8 Discours d’ouverture de la session de l’académie, 1860.

9 Sur l’essence de la science allemande, 1811.

10 Pan Europe, première édition en allemand, Vienne, 1923, en français, 1928, rééd. puf, 1990.

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