N°35 | Le soldat et la mort

Nicolas Mingasson
1 929 jours
Le deuil de guerre au xxie siècle
Paris, Les Belles Lettres, 2016
Nicolas Mingasson, 1 929 jours, Les Belles Lettres

Jamais, face à la mort du soldat, l’approche de son ressenti, de celui de sa famille et de ses camarades n’a été tenté avec autant de simplicité, de vérité et d’émotion que dans cet ouvrage écrit par un journaliste-photographe particulièrement sensible et doué d’une grande capacité d’écoute. Celui-ci est allé à la rencontre des familles et des frères d’armes des quatre-vingt-dix soldats français morts en Afghanistan afin de recueillir une parole dont le verbatim est bouleversant. « Car le deuil d’un soldat n’est pas comme un autre », écrit-il. Et son livre en apporte l’évidence. Les conditions militaires de l’annonce, les cérémonies funéraires sur le lieu même du combat puis en France, empreintes d’une solennité qui finit par s’approprier le corps du soldat en l’éloignant des familles, les quelques maladresses des autorités civiles, la solidarité plus forte que jamais des frères d’armes en ce moment essentiel, qui contraste avec son absence lors des morts civiles, le sentiment filial de la perte par le chef de corps, le statut de veuve de guerre, les mariages posthumes n’appartiennent qu’à l’armée. La richesse de ce livre dépend plus de ce que son auteur a recueilli par sa capacité d’écoute que par son statut d’enquêteur dont il s’est rapidement débarrassé. 1 929 jours est le compte à rebours sans fin d’une mère dont l’existence s’est arrêtée le jour du décès de son fils. La mort du soldat a ceci de spécifique qu’elle remet en cause pour ceux qui restent les raisons de l’engagement. Pourquoi a-t-il voulu partir ? Les jours qui précèdent ce départ sont retracés avec minutie, des pressentiments étranges ressurgissent autant que des dénis du moindre danger. Les circonstances les plus concrètes du combat sont recherchées à travers les témoignages des amis les plus proches, parfois une certaine agressivité contre le commandement se fait jour, contrastant avec la fraternité des camarades de combat qui devient indestructible. Demeure le sens de cette mort d’un homme jeune. Mort pour la France ? Mort pour les intérêts de la France ? Mort pour rien ? Héros ? Les jugements civils sont parfois d’une cruauté, d’une indifférence (qu’est-il parti faire là-bas ?) qui s’explique sans doute par la perte du sentiment de la fraternité de la mort dans la société actuelle. 1 929 jours permettra à ces quatre-vingt-dix morts de rentrer dans l’histoire. C’est le mérite de Solidarité Défense d’avoir suscité ce livre qui aurait pu sombrer dans un pathos mémoriel. L’auteur en a fait un ouvrage essentiel, poignant, sur la mort du soldat que la société civile devrait méditer.


Alain Corbin | Sois sage, c’est la guerre