Au début de son Éthique du soldat français, le général Benoît Royal raconte comment, jeune lieutenant d’infanterie, il avait soudain décidé, obéissant à une intuition intérieure, d’avancer seul et désarmé face à l’ennemi. Cet acte impressionnant avait permis d’entrer dans une négociation difficilement imaginable qui avait écarté toute violence. Bien des années plus tard, il décrit l’état d’esprit dans lequel il se trouvait alors : « La solution de facilité consisterait à lancer l’assaut. Je réalise combien il est plus facile au chef de dire “feu” plutôt que “ne tirez pas”1. »
- Des remparts à la violence
À l’occasion d’une table ronde organisée à l’École militaire le 10 janvier 2017 sur le thème « Affronter la guerre actuelle dans le respect de la vie » et à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, j’ai senti le bienfait considérable que représente la formation profonde reçue par les militaires français sur les actes de guerre. Grâce à elle, chacun connaît le droit, le rôle qui est le sien, et apprend, dans sa responsabilité de chef, à garder une certaine distance par rapport aux événements, à donner des ordres clairs, à comprendre ses hommes et à veiller sur eux. Mais les faits, dans leur rudesse et leur violence, peuvent parfois faire voler en éclats ces remparts pourtant solidement mis en place. J’ai été marqué par une phrase prononcée par le commandant Brice Erbland : « La mort que l’on donne, que l’on voit, déshumanise. » Elle fait soudain apparaître au fond d’un être la haine, un « désir de venger le sang français que j’ai vu couler ». J’étais effrayé d’entendre qu’elle pouvait même conduire à une addiction à l’acte de tuer.
Tout cela montre l’importance capitale de la formation donnée par l’armée à ses cadres, comme l’exprime avec force Hélie de Saint Marc à la fin de sa préface à l’ouvrage du général Royal : « Il faut aider les chefs militaires d’aujourd’hui, ces hommes qui seront les premiers remparts à la violence de notre monde versatile, à faire en sorte de mener leurs hommes au combat avec calme, haute élégance morale et dans le respect de leur conscience2. »
Tout récemment, le général Chavancy, gouverneur militaire de Lyon, m’a parlé des conditions déroutantes auxquelles la guerre confronte parfois les militaires aujourd’hui. Que faire lorsque l’on a devant soi un tout jeune adolescent, un enfant puissamment armé, ou lorsque l’on se trouve en face d’une jeune femme enceinte elle aussi prête à tuer ? La décision doit être prise rapidement et jette le chef dans une terrible perplexité.
Je suis moi-même fils d’un officier qui, à peine sorti de l’école, s’est trouvé plongé dans la guerre. Quatre fois blessé en 1940, il a échappé miraculeusement à la mort au milieu des tirailleurs marocains à la Costa San Pietro, durant la campagne d’Italie, en janvier 1944. Un des souvenirs qui a marqué ma petite enfance, c’est d’être allé avec lui, durant l’été 1957, sur les lieux de la bataille de Monte Cassino. Il nous a raconté les circonstances du décès de son commandant, puis il nous a conduits à l’endroit où lui-même était tombé. Des moments d’émotion intense, palpable, même pour l’enfant de six ans que j’étais. Mais jamais je n’ai entendu de sa bouche, dans les récits de guerre qui sont revenus souvent dans la vie familiale, le moindre mot de haine ou de mépris à l’égard des Allemands. Jamais nous n’avons su s’il avait donné la mort ni même s’il avait tiré sur un ennemi. Une opposition frontale au nazisme n’empêchait pas le respect des soldats.
Je n’étais pas bien vieux lorsque, quelques années plus tard, j’ai lu La Guerre sans haine du maréchal Rommel. Et je n’avais guère plus de onze ans quand j’ai été envoyé à Giessen, en Allemagne, pour un séjour linguistique. Un homme habitant le même immeuble que la famille qui m’accueillait avait le visage affreusement balafré. Il venait presque chaque jour parler avec nous et me témoignait une attention pleine de délicatesse, soucieux de mes progrès dans l’apprentissage de la langue allemande. Tout naturellement je lui avais parlé de ma famille. Ce n’est qu’à mon retour, en revoyant intérieurement son visage, que j’ai pensé que c’était peut-être mon père qui l’avait blessé ou lui qui avait tiré sur mon père…
En réfléchissant avec du recul à leurs deux figures, je constate qu’un grand silence entoure ces heures épouvantables que des hommes ont dû vivre pour défendre leur pays. Ils étaient encore jeunes et il leur a certainement fallu une grande énergie intérieure pour accomplir des missions si violentes sans perdre ou abîmer leur humanité. Et leur silence ultérieur, pendant des décennies, était bien la marque d’un combat intime qui se poursuivait, le combat pour garder leur dignité humaine. Ma mère m’a dit un jour qu’elle avait été bien des fois réveillée en pleine nuit par des cris. La campagne d’Italie s’est longtemps prolongée pour mon père dans les cauchemars.
- L’Évangile de la paix
Mais je n’oublie pas que je prends la plume ici pour donner une parole chrétienne, une parole de pasteur. Dans la nuit de Noël est lu le passage du prophète Isaïe qui présente le messie comme « prince de la paix » (9, 5). Les orientations bibliques qui nous invitent à faire ce travail de paix et de pacification, d’abord dans nos cœurs, sont fréquentes. Jésus, dans son enseignement, insiste sur l’action que la parole de Dieu doit accomplir en nous. Il ne suffit pas de respecter les commandements de la Torah comme de simples règlements. Six fois de suite, pour nous expliquer ce que veut dire accomplir la Loi, le Seigneur utilise des formules construites selon la même structure : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens… Eh bien moi, je vous dis… » (Mt 5, 21-48).
Le dernier exemple touche le cœur de notre sujet. Après avoir rappelé que la Loi dit « Tu aimeras ton prochain et tu haïras tes ennemis », Jésus commente et déploie cette parole en ajoutant : « Eh bien moi, je vous dis : “Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent afin d’être vraiment les fils de votre père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.” » (Mt 5, 44-45). Quand il ajoute un peu plus loin, en guise de conclusion, « soyez parfaits comme votre père céleste est parfait », ce mot « parfait » (en grec téleioi) n’évoque pas tant la perfection de celui qui est toujours dans le « sans faute » qu’un travail inachevé, qui n’est pas encore par-fait (cf. Mt 5, 48).
La grande question est donc de savoir comment nous pouvons laisser Dieu terminer, parachever son travail en chacun de nous. Pour cela, il faut d’abord contrôler la violence quand elle survient dans notre cœur. Il ne suffit pas, à mon avis, de la maîtriser ou de la juguler. Il faut vraiment la combattre à la racine et laisser celui que la Bible nous présente comme le « prince de la paix » prendre le commandement, installer et manifester sa seigneurie au fond de nous-mêmes.
Je pense à l’exemple donné par le préfet en charge de la lutte anti-terroriste en France. Ceux qui l’accompagnent rapportent que, chaque fois qu’il arrive sur le lieu d’un désastre, comme celui du 14 juillet 2016 à Nice, il commence par imposer à tout le monde un long temps de silence. Certains disent qu’il prie, peut-être pour aborder avec une force venue d’ailleurs les événements dramatiques auxquels il se trouve confronté.
C’est un immense effort, et on est presque amusé de voir saint Paul utiliser le vocabulaire de l’équipement du guerrier pour décrire l’attitude et la mission de l’artisan de paix : « Puisez votre énergie dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l’équipement de combat donné par Dieu. […] Oui, tenez bon, ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice, les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer l’évangile de la paix. […] Prenez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu » (Ep 6, 10-16).
La conviction des croyants est que la paix est un don de Dieu. Et nous recevons la très haute mission d’être les artisans de cette paix. Je crois que tout est dit dans le chant de Noël : « Gloria in excelsis Deo et pax hominibus… » Celui qui cherche la gloire, l’argent ou la puissance pour lui, inévitablement fera naître la jalousie et conduira à des situations de violence qui s’aggraveront et mèneront à la guerre. À l’inverse, celui qui, comme l’enfant dont l’ange vient expliquer la naissance aux bergers de Bethléem, n’a d’autre but que de servir la gloire de Dieu parviendra peut-être à délivrer ceux qui l’entourent de tout désir de puissance, de domination et de violence inutile, et il sera vraiment un artisan de paix.
Dans ce chant de Noël, le petit « et » qui joint Gloria in excelsis à pax hominibus est trop faible. Il faudrait le remplacer par « donc » : gloire à Dieu, donc (alors et alors seulement viendra la) paix sur la terre aux hommes, car Dieu les aime. La condition pour bâtir la paix, c’est de travailler à la gloire de Dieu. On peut rappeler aussi la phrase de Jésus que le célébrant dit à chaque messe avant la communion : « Seigneur Jésus, tu as dit à tes apôtres : “Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix...” » (Jn 14, 27). Elle est souvent prononcée ou entendue comme un doux ronronnement répétitif et bien des fois, semble-t-il, son contexte est ignoré. Cette parole vient dans la réponse à une question méconnue posée par l’apôtre Jude sur l’action de Dieu dans le monde (v. 22). Il ne s’agit pas d’une répétition, mais de deux membres de phrase différents l’un de l’autre. Le Seigneur nous donne une mission à faire dans le monde : « Je vous laisse la paix. » Et comme cette tâche est immense et peut conduire au découragement, il ajoute aussitôt, pour nous réconforter : « Je vous donne ma paix3. »
C’est avec cette force intérieure que nous pourrons, chacun à notre place, être des artisans de paix, même s’il faut pour cela poser des actes courageux, décisifs et parfois terribles afin de faire cesser une situation de violence monstrueuse. Je pense au colonel Stauffenberg déposant une bombe à côté du siège d’Hitler, le 20 juillet 1944, ou bien encore à ceux qui ont abattu le chauffeur du camion fou qui a fait tant de morts à Nice. Ce don de la paix, de Sa paix, est inestimable. Mais, pour dire la vérité, il faut bien reconnaître que le chantier est immense et qu’il ne nous laissera jamais… en paix.
« Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5, 9).
1 B. Royal, L’Éthique du soldat français, préface d’Hélie de Saint Marc, Paris, Economica, 2014, p. 2.
2 Ibid., p. 9.
3 Je ne puis m’empêcher de comparer cette phrase aux propos si pessimistes de Pascal, que pourtant j’admire beaucoup : « Ne pouvant faire qu’il soit forcé d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien » (Œuvres complètes, t. II, pensées 76, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999).