N°40 | Patrimoine et identité

Jean Assier-Andrieu

La force symbolique de l’uniforme

La tenue des commissaires des armées

Pour un officier de l’armée de terre, il n’est pas anodin de poser un jour son képi pour se recoiffer immédiatement d’une casquette blanche. C’est pourtant ce qu’ont fait les commissaires de l’armée de terre en 2013. Un décret1 les faisait changer de corps en même temps que de tenue : ils passaient du « terre de France » au bleu marine, couleur de l’uniforme interarmées ; ils devenaient « commissaires des armées » et non plus ceux d’une armée en particulier2. Cette réforme, sans précédent depuis la loi de 1882 fixant les principes de l’administration militaire, a ainsi ébranlé des identités séculaires3.

Pour un militaire, changer d’uniforme est lourd de sens car celui-ci parle pour lui. Il dit son passé et son avenir à travers ses insignes et ses décorations. Il est sculpté de symboles à usage interne et externe ; une véritable signalétique qui permet d’identifier une institution dans la cité et d’y retracer des ramifications parfois sibyllines. Selon son étymologie grecque, un symbole (objet brisé en deux parties) doit assurer à ses détenteurs le moyen de se reconnaître. Une grande difficulté survient donc lorsque d’un texte naît un nouveau groupe hétéroclite, dépositaire de traditions et de patrimoines distincts. Habiller un nouveau corps, simple catégorie statutaire, suffit-il à lui donner une âme ? Si les contenants changent, que reste-t-il du contenu ? Quel ciment fera tenir une telle construction ?

L’identité eut être définie comme « l’état d’une chose qui demeure toujours la même »4. Or c’est précisément l’habit qui matérialise une appartenance collective entre ceux qui forment aujourd’hui un corps d’officiers et qui doivent incarner l’esprit d’un service. Quel sens peut dès lors être dégagé de ce nouvel uniforme de commissaire des armées5 ?

  • Le sens d’un engagement militaire

Au premier regard, l’uniforme réalise une opération abstraite. Il manifeste l’appartenance d’un corps et d’une administration à une institution, en l’occurrence l’institution militaire. Bien qu’il ne soit pas le propre des soldats et qu’il ait mis longtemps à en devenir un signe distinctif, il marque aujourd’hui une appartenance et un devoir. La tenue militaire indique d’abord l’appartenance à la communauté chargée de porter les armes et d’être l’ultima ratio regum (le dernier argument du roi). Comme le prévoit l’article 1er du Statut général des militaires, l’armée a pour « mission de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation »6. Le port de l’uniforme appelle donc plus qu’une compétence professionnelle ; il implique un devoir d’abnégation pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, en tout temps et en tout lieu, afin de garantir la survie de la nation. Revêtir cette tenue engage physiquement et moralement à servir.

Pourtant, les fonctions administratives assurées par le commissariat, tout comme les autres fonctions de soutien ou dites de « support » relevant des services interarmées (médecine, infrastructure, logistique, munitions, carburants), ne sont pas militaires par nature. Leur caractère civil se révèle par exemple à travers les différentes expériences de l’externalisation, c’est-à-dire par l’attribution de fonds publics à des sociétés à but commercial pour remplir ces missions. Le système dit de l’entreprise, recourant à l’entreprise privée, a ainsi prévalu depuis l’Antiquité pour assurer le soutien des troupes. Il a été notamment réorganisé en France par Michel Le Tellier, alors secrétaire d’État à la Guerre de Louis XIV. va. En 1817, une des leçons tirées des campagnes napoléoniennes réside dans la reprise en régie de la fourniture des équipements et de l’habillement par l’intendance militaire, nouvellement créée. Il fallait que prévalent l’intégrité et l’autonomie des forces armées. Sous des modalités nouvelles, l’exigence de cohérence entre les soutiens et les forces armées reste pressante. Pour le contrôleur général des armées Jean-Claude Roqueplo, c’est précisément le critère de l’unité de l’institution militaire qui a motivé l’adoption d’un statut militaire unique en 1972. Son analyse met en évidence le lien entre le statut militaire du personnel accomplissant des missions « s’apparentant extérieurement à celles que peuvent exercer d’autres agents publics » et une « plus grande efficacité dans le concours apporté à l’institution »7.

Le port d’un nouvel uniforme par les commissaires des armées apparaît donc aujourd’hui comme un corollaire du mouvement d’extension et d’unification de l’état militaire à travers les époques. La militarisation des commissaires des guerres fut progressive8. Si le mot guerre est attaché à leur fonction dès le xve siècle avec le titre de « conducteur de gens de guerre »9, il s’agit néanmoins d’une fonction civile reposant sur des « attributions régaliennes historiques »10. La première d’entre elles était le contrôle des effectifs et de leur solde. L’assimilation complète des commissaires comme auxiliaires indispensables du commandement fut parachevée sous le règne de Louis XV11.

Ce processus historique éclaire la destination militaire actuelle d’une administration et d’un corps. Les commissaires sont déployés sur les théâtres extérieurs ainsi que sur le territoire national, dans le cadre de Sentinelle. Un état-major opérationnel et un centre interarmées d’administration des opérations ont été récemment créés. La présence de directions du commissariat dans les principales opérations extérieures (opex) permet la permanence du soutien (Barkhane et Daman), en relation avec des détachements au sein des groupements tactiques, sur les bâtiments de la flotte et dans les bases aériennes projetées.

Si la silhouette du commissaire des armées évoque l’unicité d’une institution, elle matérialise aussi la continuité des missions qui lui sont confiées. De fait, entre les « contres rôles » des armées françaises au xve siècle (contrôle des effectifs) et le paiement des fractions de soldes aujourd’hui en opex, le rapport entre besoins spécifiques et administration dédiée est constant. Le 6 novembre 2004, en République de Côte d’Ivoire, dans le cadre de l’opération Licorne, le camp français de Bouaké est pris pour cible par deux Soukhoï ivoiriens. La base de soutien y est installée dans l’ancien lycée Descartes. Les services du médecin, du logisticien et du commissaire sont durement touchés. Les frappes provoquent la mort de neuf soldats français, d’un citoyen américain et font trente-huit blessés. Selon le témoignage du commissaire capitaine Xavier Boivert, qui exerçait les fonctions de directeur administratif et financier du régiment d’infanterie chars de marine, c’est « en un instant la question du sens de l’engagement qui s’impose »12.

  • Les fondations d’une identité : les trois armées

En regardant de plus près l’uniforme des commissaires, on remarque qu’il est orné de l’insigne de l’état-major des armées (ema) : l’épée, les ancres et les ailes figurant les trois armées13. Au centre de cet attribut, une étoile à cinq branches signale la spécialité administrative14. L’apposition de ces deux symboles souligne d’abord l’appartenance des commissaires et du commissariat aux grands services de soutien militaires aux côtés du service de santé des armées, du service des essences des armées ou du service interarmées des munitions, tous attachés à l’ema.

L’héraldique de cet insigne renseigne aussi sur les différents héritages dans lesquels s’inscrit ce nouveau corps. Une filiation particulière préside aux carrières des commissaires depuis le début de leur parcours. L’article 1er du statut des commissaires prévoit que ceux-ci ne peuvent être affectés que dans l’armée qui les a formés, en tant qu’officiers subalternes. Pour matérialiser cette exigence, un insigne d’ancrage relie chaque commissaire à un environnement spécifique. La circulaire, en fixant les conditions de port ; précise qu’il vise à « affirmer un lien fort » avec les armées et les services « au sein desquels un nombre important de commissaires des armées sont appelés à servir, souvent au plus près des opérations »15. Le port de l’insigne identifie donc une aptitude à assumer des responsabilités d’officier dans un contexte précis. De la même façon, une logique de milieu existe dans le cursus des médecins militaires et se manifeste par un insigne particulier. Pourtant, s’il est répandu dans plusieurs services interarmées, cet emboîtement des identités ne permet pas vraiment de saisir la complexité de la société militaire. Chaque individu y est pris dans un réseau d’appartenances multiples, subtiles et parfois concurrentes. Les subdivisions d’ancrage ne paraissent utiles qu’en début de carrière pour répondre à des contraintes particulières (embarquement à la mer, forces spéciales, commandements aériens...). Au-delà d’une appartenance, les expériences vécues en mission façonnent les caractères et les affinités tout en forgeant une cohésion. Que l’on se réclame de la Grande Armée, de la Royale ou des As de la Grande Guerre, l’abnégation est la même, seuls les contextes changent.

Plus essentiellement, l’insigne de l’état-major des armées rattache la tenue des commissaires à l’origine des armées françaises modernes. Les prémices de l’administration militaire sont indissociables de l’émergence d’un pouvoir étatique centralisé et de la professionnalisation de son armée. Il paraît important de préciser, que jusqu’au xive siècle, la guerre en France est une affaire privée. Le droit de la guerre dans la société féodale fait partie du droit national ou intérieur. Dans le cadre de véritables guerres privées, les meurtres ou les pillages étaient comparables à des actes de légitime défense. Toute personne pouvait « recourir à la force et aux armes pour défendre son droit ou venger ses injures »16. Le paiement d’une solde aux gens de guerre et le contrôle des effectifs par le pouvoir royal marque un changement profond. Le développement d’armées permanentes a conduit à la construction d’une administration, qui annonce l’administration contemporaine. Pour Philippe Contamine, « insensiblement on glissait à la notion de raison d’État, [on passait] du modèle du chevalier à celui de l’officier »17. La création des commissaires des guerres peut donc s’inscrire dans le cadre de l’évolution de l’art militaire et des institutions au sens large. La modernité et l’actualité de ce lien se traduisent par la pérennité des dispositifs juridiques spécifiques à l’administration des armées. Des ordonnateurs militaires permettent toujours la robustesse du soutien en métropole et outre-mer. De même, le paiement de la solde par une administration dédiée et à partir d’une trésorerie particulière reste essentiel car il garantit la disponibilité des troupes.

  • Le dépassement de soi et le partage des valeurs militaires

En explorant les détails des insignes, il est aussi possible d’observer un élément plus caractéristique : la feuille d’acanthe qui singularise le corps des commissaires, de la même façon que le bâton serpentaire signale les médecins militaires ou les torches enflammées les ingénieurs des essences. Ce symbole distinctif ancien, que mentionne le règlement sur l’uniforme de 1803, apparaît sur la tenue de part et d’autre de l’insigne de l’état-major des armées18. On peut n’y voir qu’un simple motif décoratif. Il n’en évoque pas moins une personnalité particulière19. Ce « symbole de marque » occupe une place centrale dans l’iconographie, les insignes et les ornements des infrastructures des commissariats historiques des trois armées et du nouveau commissariat des armées. Il délimite visuellement une collectivité et sa culture, tout en affirmant leur continuité. Pour André Thiéblemont, ce type de symbole est existentiel : « Sans le symbole de marque, pas d’existence » et « selon l’intensité du rite dont il est l’objet, il porte plus ou moins de sacré »20. C’est ainsi que la feuille d’acanthe est aussi associée aux rituels entourant Saint-Martin de Tours, protecteur du commissariat (cérémonies religieuses et militaires, fêtes de tradition, challenges sportifs). Cavalier de la garde impériale romaine, il avait découpé sa chlamyde pour en donner la moitié lui appartenant à un mendiant, la seconde partie appartenant à l’Empire, à Amiens, en 354. Ce patronage donne ainsi au symbole un contenu s’approchant d’une déontologie, invitant au dépassement de soi par le souci de la condition humaine, autant que des deniers publics.

En outre, la feuille d’acanthe rattache la symbolique de l’uniforme à la naissance de l’identité qu’il véhicule. Elle prend sa forme initiale en école à travers l’esprit unique de chaque promotion. À l’aube de sa carrière, chaque commissaire peut s’identifier à cet ornement fédérateur. Le dessin de la feuille d’acanthe est présent au centre de la coquille de l’épée et sur l’insigne de promotion. Il marque donc deux cérémonies fondatrices : l’adoubement et le baptême de promotion. L’épée comme le nom donné à une promotion d’officiers fondent formellement le présent sur les vertus et les références des anciens. Les premiers millésimes de l’École des commissaires des armées21 ont ainsi choisi de commémorer des événements historiques plutôt que des parrains aux carrières éminentes. Baptiser une promotion « Première ligne » apporte une part d’héritage et de projet à l’habit fraîchement perçu. L’épée, arme de tradition qui pourrait sembler secondaire, réalise en fait une transmission essentielle. Enfin, la force symbolique de l’uniforme est mise en évidence par un acte solennel : la passation du drapeau de l’école à la promotion montante. Par ce geste, l’autorité militaire confère une dimension sacrée à l’emblème et à l’uniforme militaires des officiants. Le drapeau français donne d’abord une perspective et un axe à ceux qui choisissent de se refondre dans leur tenue de cérémonie. Par ailleurs, le caractère public de la cérémonie permet aussi aux nouveaux officiers d’incarner l’état militaire devant leurs proches et leurs pairs réunis. Ils se présentent au monde une seconde fois, en acceptant d’endosser une charge symbolique qui les engagera toute leur vie militaire et au-delà. Pour ces raisons, l’emblème d’un corps et son histoire font l’objet d’une attention particulière. Le 21 mars 2018, à l’occasion d’une prise d’arme au château de Vincennes devant le pavillon du roi, le directeur central du service du commissariat des armées rappelait le sacrifice de deux cent soixante-neuf officiers d’administration lors des deux guerres mondiales. Le drapeau de l’École militaire d’administration, aujourd’hui dissoute, décoré de deux croix de guerre avec palmes, était ainsi mis à l’honneur. Un pont est posé entre l’héroïsme des aînés et les défis à relever par les nouvelles générations.

Finalement, quel que soit le couvre-chef, shako, chapska, bonnet d’ourson, bicorne à plume, képi mou ou rigide, béret, calot ou encore casquette blanche, seul compte le pouvoir signifiant attribué à l’objet, au sein des armées et dans la société civile. Comme pour chaque tenue militaire, des codes et des références précisent le sens de la nouvelle tenue de cérémonie des commissaires des armées. L’habit militaire permet ainsi la transmission d’un héritage et la promesse d’une postérité sous des formes qui continueront d’évoluer. Le changement de contenant n’altère pas le contenu tant que la puissance symbolique de l’uniforme demeure.

1 Décret n° 2012-1029 du 5 septembre 2012, entré en vigueur le 1er janvier 2013.

2 44 % issus des trois corps historiques de commissaires (armée de terre, Marine nationale et armée de l’air), 43 %
issus des corps techniques et administratifs (armée de terre, Marine, armement et santé) et 13 % d’autres origines (officiers de bases de l’air, sous-officiers, services des essences, officiers des armes, élèves officiers), selon l’enquête « Être commissaire hier, aujourd’hui et demain » réalisée du 4 mai au 13 juin 2017.

3 Les commissaires des guerres apparaissent au xive siècle et à partir du xviie dans la Marine. À partir de 2010, la fusion des trois commissariats d’armée (Marine, armée de l’air et armée de terre) a entraîné la dissolution de cinquante-neuf établissements et la suppression de neuf mille cinq cents postes.

4 Encyclopédie du professeur Paul Augé, Paris, Librairie Larousse, 1929.

5 Le corps des commissaires n’est pas le seul à avoir connu ce destin. C’est également le cas des médecins militaires du service de santé des armées créé en 1964 et des ingénieurs militaires du service d’infrastructure de la défense créé en 2005.

6 Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005.

7 J.-Cl. Roqueplo, Le Statut des militaires, Paris, La Documentation française, 1979.

8 A. Corvisier, Dictionnaire d’art et d’histoire militaire, Paris, PUF, 1988, p. 469.

9 Ordonnance de 1438 citée in P. Beaufigeau, P. Eveno et X. Génu, De l’intendance militaire au commissariat de l’armée de terre, Paris, ecpad, 2008, p. 14.

10 J.-M. Mantin, « Plaidoyer pour un commissariat interarmées », Revue Défense nationale, octobre 2004, p. 165.

11 Un uniforme leur est attribué en 1746 et ils sont réputés militaires en 1767.

12 Entretien réalisé le 6 mai 2018.

13 Sur la casquette ou sur le tricorne, sur les pattes de collets des officiers généraux, sur les fourreaux d’épaules et sur l’insigne du service du commissariat des armées.

14 L’étoile à cinq branches apparaît en 1830 sur les boutons des bataillons d’ouvriers d’administration en remplacement de la fleur de lys.

15 Circulaire n° 6165 /def/dcsca/sd_rej/breg du 23 octobre 2013.

16 A. Esmein, Cours élémentaire d’histoire du droit français, Paris, 5eéd., Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1903, p. 243.

17 Ph. Contamine, « L’idée de guerre à la fin du Moyen Âge. Aspects juridiques et éthiques », Comptes rendus de l’académie des inscriptions, janvier-mars 1979, pp. 82 et 85.

18 Sur l’insigne du commissariat des armées, les insignes de collets des officiers généraux, les coiffes et sur les fourreaux d’épaules.

19 Voir, Ch. Benoît, « La symbolique de l’armée de terre. De l’usage à la réglementation de l’usage », in A. Thiéblemont (dir.), Cultures et Logiques militaires, Paris, puf, 1999.

20 A. Thiéblemont, « Les paraîtres symboliques et rituels des militaires en public », in A. Thiéblemont (dir.), Cultures et logiques militaires, op. cit., p. 173.

21 Inaugurée en 2013 par le chef d’état-major des armées, l’amiral Édouard Guillaud.

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