N°40 | Patrimoine et identité

Jean Tulard

L’épée des académiciens, une arme de guerre ?

Pourquoi les académiciens, sauf les ecclésiastiques, portent-ils une épée au côté ? A-t-elle un rapport avec celle des militaires ? Sous l’Ancien Régime, l’armée mise à part, le port de l’épée était un privilège de la noblesse ; il fut supprimé par la Révolution. Les membres des académies, dont la française, portaient-ils alors une épée à poignée dorée, signe de leur appartenance à la maison du roi ? Ce n’est pas certain.

Les académies furent abolies en août 1793. Une suppression qui visait surtout l’Académie française, accusée d’opposition à la marche de la Révolution. Mais pouvait-on tirer un trait sur des institutions dont le rôle avait jusqu’alors été primordial, particulièrement dans le domaine scientifique ? C’est pourquoi un décret du 8 août 1793 chargeait le comité d’instruction publique de la Convention de rédiger un « plan d’organisation d’une société destinée à l’avancement des sciences et des arts ». De là, la création par l’article 298 de la Constitution de l’an III d’un « Institut national chargé de recueillir les découvertes et de perfectionner les arts et les sciences ». Daunou, l’un de ses futurs membres, affirmait : « Ce sera en quelque sorte l’abrégé du monde savant, le corps représentant de la République des lettres. »

Le mot académie étant proscrit, l’Institut était formé de trois classes : sciences physiques et mathématiques, sciences morales et politiques, littérature et beaux-arts. Il comprenait cent quarante-quatre membres élus : les premiers furent désignés par le pouvoir exécutif et eurent la charge de désigner les suivants par cooptation. La première séance de l’Institut au complet eut lieu au Louvre dans la salle des Cariatides le 4 avril 1796. Le 20 mars 1805, Napoléon décida son transfert au Collège des quatre nations.

Les membres de l’Institut exprimèrent un vœu : « Il serait convenable que le premier corps savant ait une tenue uniforme et distinguée. » La demande officielle fut présentée le 27 décembre 1800. Finalement, une commission, qui comprenait Houdon, Chalgrin et Vincent, un sculpteur, un architecte et un peintre, proposa un habit noir avec broderies d’un vert foncé prenant la forme d’un rameau d’olivier. À l’origine, il était plus proche de la redingote que du frac, un habit boutonné à collet militaire qui a évolué au cours du temps mais en gardant les broderies, le pantalon remplaçant la culotte, la cape apparaissant en 1892 et le chapeau devenant un bicorne.

Quand apparut l’épée ? Il semble qu’elle fut suggérée par les membres de l’Institut d’Égypte fondé au Caire par Bonaparte le 22 août 1798 et qui avaient été dotés d’une épée spécifique ornée d’un motif représentant le dieu Thot. Une épée d’apparat et nullement guerrière malgré le contexte militaire de l’expédition, qui avait aussi un caractère scientifique. Cet Institut avait été créé sur le modèle de celui de Paris, auquel appartenait déjà Bonaparte.

De retour d’Égypte en 1801, les membres de l’Institut du Caire, dont beaucoup appartenaient à l’Institut national, suscitèrent la convoitise de leurs confrères. Déjà, sous le Consulat, l’épée d’apparat figurait au côté des représentants du pouvoir exécutif (consuls, ministres, préfets…). C’était une épée de cour, sans vocation belliqueuse. Les membres de l’Institut demandèrent donc une même faveur afin d’asseoir leur prestige. Certes il leur avait été accordé, le 27 juillet 1800, une canne d’un mètre surmontée d’un pommeau portant la médaille de l’Institut. Mais n’était-ce pas les assimiler à des infirmes ? La canne fut vite abandonnée et, sous l’Empire, de leur propre initiative, certains portèrent une épée d’apparat, de leur choix.

L’usage se généralisa sous la Restauration, au moment du retour du mot académie, substitué à celui de classe. Mais, à l’inverse de l’habit, aucun règlement ne l’imposa et sa forme resta libre. Elle se portait à la verticale. Par la suite, surtout après 1870, un usage s’établit : l’épée était généralement offerte à l’académicien, qu’il fut de l’une ou l’autre des cinq académies (Française, Inscriptions et belles lettres, Sciences, Beaux Arts, et Sciences morales et politiques) formant l’Institut, par ses élèves, ses amis ou ses admirateurs rassemblés dans un comité de l’épée.

Cette épée, purement civile, prit une valeur symbolique : elle porta sur sa garde, son pommeau ou sa lame des signes évoquant la carrière de son détenteur. Et progressivement elle devint une œuvre d’art conçue par un orfèvre ou un bijoutier comme Arthus Bertrand ou Cartier. Ainsi le sculpteur César imagina l’épée du chorégraphe Béjart avec pour poignée une compression de chaussons de danse. Paul Belmondo créa celle d’Alain Decaux. La plus célèbre reste celle de Jean Cocteau dessinée par le poète. Mais l’épée peut être une épée ancienne achetée pour la circonstance et même un sabre. Il y eut des expositions d’épées d’académiciens. Sans parler des collectionneurs. L’élection de femmes à l’Institut posa un problème. Jacqueline de Romilly se contenta d’un sac à main doré ; Hélène Carrère d’Encausse, elle, choisit de porter l’épée. Tout comme Simone Veil.

L’épée d’académicien est donc une arme blanche, à charge symbolique et destinée aux cérémonies. Elle y est souvent bien encombrante. C’est en s’asseyant involontairement sur elle que le président Édouard Herriot, d’un poids respectable, cassa la sienne en deux lors d’une réception de l’Académie française. Rien à voir donc avec une arme de combat. Aucune épée d’académicien ne semble jusqu’ici avoir servi pour un duel, un crime ou un suicide…

Quand l’habit fait le soldat... | M. Conruyt
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