N°44 | La beauté

Antoine Champeaux  Éric Deroo

Enlaidir l’ennemi.

Le cas des troupes indigènes dans la grande guerre

Les formes de stigmatisation de l’ennemi sont multiples, et varient en fonction de la qualité et de la nature de celui-ci. Soit il est de son propre camp, de sa propre classe, auquel cas c’est sa force ou sa valeur guerrière qui sont dénigrées et non sa qualité sociale, « ethnique » ; soit il est extérieur au groupe, à la communauté politique, et son statut est celui d’étranger1.

Dès l’Antiquité, la plupart des civilisations considèrent qu’est étranger tout individu ou toute fraction de population vivant hors de l’espace impérial organisé. Un mot pour le qualifier : barbare. N’appartenant pas géographiquement à la civilisation, il y est aussi étranger sur le plan culturel : il n’est pas civilisé. Ainsi, par glissements successifs, il est perçu comme ignorant, primitif et finalement « arriéré », avec toutes les « tares » qui accompagnent cet état. Avec les grandes invasions venues d’Europe centrale et de l’Est qui saccagent Rome puis marquent le Haut Moyen Âge, le barbare devient un être bestial et particulièrement dangereux auquel s’attachent les récits les plus sanguinaires. Pour l’Église, est barbare tout non-chrétien. Quant à l’hérétique, il est diabolisé.

Au xvie siècle, les humanistes, en redécouvrant l’Antiquité, remettent au goût du jour une définition du barbare comme celui qui n’est pas civilisé. De cette altérité, qui inquiète et qui renvoie à la figure d’un ennemi inhumain, naît également, par incidence, le mythe du « bon sauvage », joyeux, innocent et naïf, qu’il convient d’« éduquer ». Il devient l’un des objets du projet universaliste de transformation de l’individu, en concurrence avec la mission évangélisatrice de l’Église.

Aux xviie, xviiie et dans la première moitié du xixe siècle, l’imbrication des monarchies européennes, une certaine homogénéité de leurs systèmes et de leurs pratiques politiques et culturelles font que, même si les notions de guerre juste et injuste prévalent, l’ennemi est plus souvent jugé à l’aune des prédations matérielles qu’il commet qu’à celles des atteintes à l’éthique dont il se rendrait coupable. Au mitan du xixe siècle, l’émergence des États-nations, qui se constituent autour d’un territoire, d’une histoire, d’une langue et de traditions communes, le primat de la science, du progrès, la course aux empires coloniaux, renforcent l’idée d’une identité nationale propre, d’un modèle à préserver, à affirmer, à transmettre2.

L’interprétation étroite des théories darwiniennes sur la sélection naturelle des espèces favorise également la mise en place d’une lecture globale du monde selon un critère de « hiérarchie des races »3 et confirme les anciens préjugés concernant la « supériorité » de la civilisation européenne occidentale. L’idéologie coloniale se développe aisément sur ce concept de l’apport de la « civilisation » à des peuples considérés comme « inférieurs », voire « sauvages » et « animalisés ». De la sorte, le projet « civilisateur » légitime l’expansion impériale outre-mer et tente de s’y modéliser. Pour la France coloniale, en particulier en Afrique subsaharienne, l’« indigène »4 est perçu et qualifié en fonction de son aptitude à apprendre, à intégrer ses valeurs, à accéder à la culture. Certaines fonctions se prêtent bien à cet apprentissage. Et, tandis qu’en métropole l’armée est au cœur de la volonté républicaine d’« éduquer » et de former le citoyen5, aux colonies, c’est aux unités de tirailleurs qu’est dévolu cet objectif.

Marqueur de la lente évolution du « sauvage » vers une forme d’émancipation, le soldat africain est l’objet de très nombreuses études officielles et de publications rédigées par des officiers coloniaux6 louant les « progrès » accomplis et les perspectives offertes. Cependant, exploitant une veine dite humoristique, la presse, les éditeurs de carte postale, alors en pleine expansion, bientôt le cinématographe, les spectacles publics7 diffusent à foison, de leur côté et à leur seule initiative, images stéréotypées, caricatures racistes, chansons… qui mettent largement en doute la capacité d’adaptation des colonisés.

Ainsi, ces ambivalences, cette double perception, entretiennent de lourdes équivoques dont usent, en France, les détracteurs du projet républicain et, sur la scène internationale, les concurrents, à commencer par les Allemands. Dès le Second Empire, puis lors de la guerre de 1870, de nombreuses voix s’élèvent outre-Rhin pour dénoncer l’emploi8, par les armées de l’empereur Napoléon III, de « Turcos », surnom des tirailleurs algériens, parmi lesquels quelques Noirs originaires des oasis sahariennes ou descendants de captifs9. L’argument reprend celui du recours injustifié pour une nation civilisée à des « sauvages ». La France, la « Grande Nation », la patrie des droits de l’homme, se met ainsi d’elle-même « hors-jeu » et dans une position jugée dégradante à l’aune des usages de la vieille Europe. En écho, les Français s’étendent sur les exactions commises par les troupes prussiennes, en particulier sur les populations civiles, ranimant les images et légendes des « hordes » germaniques héritières des Huns.

Dans chaque camp s’est mis en place un dispositif de stigmatisation, d’enlaidissement de l’adversaire s’appuyant sur les notions de « barbares », de « sauvages » et d’inhumains contre civilisés, qui préfigure la notion de « responsabilité morale » dans le déclenchement de la Grande Guerre10 et surtout celle de « crime contre l’humanité »11.

  • « Ti viens voir sauvages ? »

En mobilisant plus de six cent mille tirailleurs et travailleurs dans son empire ultramarin12, et alors que Britanniques, Allemands ou Belges se refusent à engager leurs troupes indigènes sur le sol européen13, la France alimente à nouveau la propagande raciste ennemie en même temps qu’elle réaffirme son « discours universel ». C’est au nom des valeurs républicaines que combattent ces soldats et qu’ils accèdent au statut de citoyen : « En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits. » L’« impôt du sang » est certes de « rendre à la Mère Patrie » ce que l’empire lui a coûté, mais, en contrepartie, il permet aussi au tirailleur, au travailleur, en participant à cette guerre mondiale, totale, industrielle, d’accéder à la modernité, à un statut « supérieur ». De la sorte, le « sauvage » n’est plus l’Africain mais l’Allemand, le « barbare coupeur de mains d’enfants », « violeur de petites filles », pillard et destructeur de joyaux culturels comme la cathédrale de Reims. La « sauvagerie » et la barbarie ont changé de camp, et un dessin du célèbre peintre Lucien Jonas, publié en carte postale à des milliers d’exemplaires, l’illustre parfaitement. « Ti viens voir sauvages ? » demande le tirailleur à un père et son enfant qui regardent des prisonniers allemands derrière des barbelés14.

Plus encore, cette barbarie allemande autorise tous les moyens de rétorsion, surtout s’ils sont pratiqués par d’« innocents » indigènes. Des dizaines de cartes postales illustrées, de dessins, tableaux, couvertures de journaux mettent en scène des tirailleurs hilares offrant fièrement des têtes ou des oreilles allemandes fraîchement coupées à leurs admiratrices européennes. De tels récits rapportés du front se répandent, accréditant des pratiques qui n’ont jamais été prouvées.

Dans cette guerre où les images occupent une place déterminante, l’enlaidissement de l’ennemi ne connaît plus de limites. Réputés amateur de charcuterie, les Allemands sont assimilés à des « cochons », à des « porcs »15 et l’ambiguïté prévaut lorsqu’une carte postale illustrée montre un tirailleur dévorer à pleines dents une tête de cochon coiffée d’un casque à pointe. L’allusion à l’anthropophagie supposée comique est entretenue.

Certes, les autorités, l’état-major, ne sont pas à l’origine de ces caricatures qui font la fortune de nombreux imprimeurs privés car elles connaissent une très large distribution, mais elles accréditent en Allemagne la conviction que la France n’a pas hésité à engager des « cannibales » dans une guerre « entre Blancs ». Ainsi, chacun s’abreuve et s’intoxique à la propagande, aux images de l’autre, attisant une ambivalence permanente dont les tirailleurs ne sont que les figurants.

  • Le grand cirque des peuples de nos ennemis

En Allemagne, dès 1914, un Appel au monde civilisé, signé de quatre-vingt-treize intellectuels et professeurs, connaît un large retentissement mondial. Puis, à partir de 1915, à la fois pour tenter de faire basculer dans leur camp les soldats musulmans des armées française et britannique suite à l’appel au djihad lancé par le sultan ottoman en novembre 1914. Afin de rallier les prisonniers issus des très nombreuses minorités qu’ils ont capturés depuis le début des combats, les Allemands installent plusieurs milliers de ces derniers dans des camps spécialement aménagés près de Berlin16. Mieux traités, ces hommes demeurent insensibles aux propositions de retourner dans leur pays d’origine afin d’y soulever les populations ou d’inciter leurs camarades à la désertion au front. Bientôt, ils sont confiés aux scientifiques à des fins d’études anthropologiques, mais aussi de propagande.

Un des savants allemands les plus impliqués est Leo Frobenius. En 1916, il publie Le Grand Cirque des peuples de nos ennemis, un petit opuscule illustré de portraits photographiques et de scènes de la vie quotidienne, en particulier d’Africains17. Au-delà de l’iconographie, ce sont les textes de l’ethnologue qui retiennent l’attention. On y retrouve toute l’ambiguïté de l’approche allemande des prisonniers des troupes coloniales. L’argument en filigrane reste toujours le même : comment des pays civilisés et chrétiens comme la Grande-Bretagne et la France peuvent-ils mêler à leurs conflits européens de malheureuses populations que Frobenius compare à des « animaux » brutalement « dressés par des dompteurs de cirque » : « Et que direz-vous maintenant, quand vous découvrirez ce que fait le plus grand des dompteurs ? Le plus grand des dompteurs [la Grande-Bretagne] qui présente les peuples “sauvages” à des milliers et des milliers de spectateurs, comme s’il s’agissait de bêtes sauvages juste après une séance de dressage dur, dans la grande arène qu’est le monde ? Ce plus grand des dompteurs qui tous les dimanches prie pour le salut des âmes et qui revendique la détention exclusive de la civilisation ? Alors ? Dans ces conditions, quel jugement allez-vous porter18 ? » Frobenius produit plusieurs ouvrages, dont certains superbement illustrés19, dont l’objet est moins de flétrir les militaires indigènes que d’incriminer les Alliés pour les avoir enrôlés.

Cette guerre des images ne disparaît pas avec la fin du conflit. En 1918, un grand nombre d’Allemands, à commencer par une partie de l’armée et du haut-commandement, n’accepte pas la défaite et tente de la justifier. Divers auteurs reprennent les arguments d’une Allemagne pacifique, prospère, entourée d’ennemis agressifs et beaucoup plus nombreux. Leo Frobenius, dans l’ouvrage cité plus haut, écrit : « C’est le flux démographique et non l’absence de courage de nos soldats qui a triomphé. […] L’Allemagne et ses alliés en guerre avec le Monde ! Un monde de peuples ! Pas de race, pas de continent qui n’ait pas participé à ce processus de destruction. […] Sur les un million six cent soixante et onze mille habitants qui peuplent notre terre, environ un million six cent mille se sont affrontés dans la guerre ouverte. Le nombre d’habitants de l’Allemagne et de ses alliés était d’environ cent cinquante-huit millions en 1914, soit le nombre de ses adversaires était d’environ un million quatre cent quarante mille. »

En parallèle, une autre formule, appelée à connaître un grand succès, se répand : celle de la « chair à canon ». Utilisée dans la presse française en 1917 pour dénoncer les désastreuses et inutiles offensives Nivelle lancées sur le Chemin-des-Dames, qui ont causé de lourdes pertes en particulier dans les unités sénégalaises de l’armée Mangin20, l’expression est reprise dès 1919 dans ses Mémoires de guerre par le général en chef Ludendorff, qui tente alors de se disculper de la défaite.

  • L’occupation de l’Allemagne

Les conventions d’armistice du 11 novembre 1918 comprenaient une occupation préventive de l’Allemagne. Le traité de Versailles confirme la présence militaire des Français, des Britanniques, des Américains et des Belges sur la rive gauche du Rhin et une partie de la rive droite à partir de janvier 1920, pour une période de cinq à quinze ans suivant les territoires. Le 1er décembre 1918, des éléments des 8e et 10e armées françaises franchissent la frontière, vingt et une divisions au total. En octobre 1919, cette armée du Rhin aligne plus de quatre-vingt-quinze mille hommes dans les territoires rhénans.

D’abord accueillies avec prudence, mais aussi avec un certain contentement par des populations soumises à une terrible pénurie alimentaire et à une crise économique et politique, les troupes françaises sont rapidement perçues comme une force d’occupation, ravivant les plaies d’une défaite toujours mal acceptée. Reprises dans la presse, la littérature, les cercles politiques ou par la rue, les attaques se développent, qui s’appuient en partie sur des mesures jugées vexatoires et le comportement souvent brutal et « antiboche » de certains militaires français. Des émeutes se déclenchent, causant des morts et entraînant de lourdes condamnations.

  • La « honte noire »

Un autre élément amplifie la campagne antifrançaise : la présence parmi les troupes occupantes d’unités de tirailleurs issues de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales, soit près de vingt-trois mille hommes21. Plusieurs raisons à cet emploi. En premier lieu, le souci du commandement de renvoyer en priorité les militaires métropolitains dans leur foyer pour la reprise économique du pays. S’y ajoute sans doute aussi la volonté d’afficher la puissance de la « Plus Grande France » et d’y associer les formations indigènes22. Quoi qu’il en soit, et malgré les directives extrêmement précises du général Mangin23 quant à la bonne tenue exigée des troupes, la population perçoit cette présence comme une volonté délibérée de l’humilier. Un ouvrage documenté sur l’affaire24 cite des extraits de correspondances datés de juin 1919, relevés par le contrôle postal français : « Nous sommes gardés par des Noirs. Tu vois comme la terre est drôle. Dans le temps, nous les avons civilisés et, maintenant, ils viennent nous garder », écrivait un épistolier. Un autre d’ajouter trois mois plus tard : « Les Français pensent sans doute que les nègres sont assez bons pour nous surveiller. C’est pour nous une grave offense. Nous méritons des gens cultivés comme nous. Quelle horreur ! » Le vieil argument d’une France qui ose utiliser des indigènes est de la sorte repris.

Tuer son prochain ?

Un être humain ne possède pas d’inhibition à tuer, mais plutôt des résistances, variables selon les individus. Il n’existe donc ni pulsion ni instinct de meurtre. Il y a sur ce point un consensus relatif, mais transdisciplinaire, des sciences humaines à l’éthologie, en passant par la psychologie. Mais cette résistance n’est pas telle que certains philosophes ou mystiques ont pu la concevoir : un être humain foncièrement bon, corrompu par un élément extérieur rendu meurtrier ou, à l’inverse, une humanité toujours poussée vers l’abîme par une pulsion meurtrière. Un a priori qui se retrouve en partie dans la criminologie psychiatrique, qui a souvent tendance à faire du meurtrier un fou ; par opposition, l’homme « sain » serait indemne de toute idée homicide.

Deux faits tendent à prouver la réalité de cette résistance à la violence et au meurtre. Tout d’abord, une zone particulière du cerveau, le gyrus fusiforme, est dédiée à la reconnaissance du visage : l’être humain est capable de reconnaître le visage d’un autre être humain, d’identifier son semblable. Ensuite, l’empathie et la théorie de l’esprit lui permettent de se mettre à la place d’autrui et de partager une émotion. C’est notamment l’effet Kawaii (« mignon » en japonais) étudié dans les années 2000 : les proportions particulières du visage d’un bébé – les yeux (grands), l’écart entre eux (rapproché) et le nez (petit) – suscitent attendrissement et désir de protection.

Néanmoins, l’anthropologie et la psychologie sociale montrent aussi que les êtres humains ont tendance à favoriser d’abord les affins (famille, proches partageant le capital génétique), puis la communauté. Plus on s’éloigne génétiquement d’un sujet, moins on sera enclin à l’empathie à son égard. Il ne s’agit pas d’un déterminisme, mais plutôt d’une tendance. Autrui, mon prochain, glisse progressivement vers l’autre, l’étranger dont on ignore les attentions et peut donc constituer une menace.

Plus encore, ces résistances à tuer peuvent être diminuées et même abolies si la nature de l’adversaire n’est plus perçue comme autrui, mais comme un autre. Les pires actes peuvent être commis si cet autre se voit ravalé au rang de bête ou d’objet, comme le montrent les exemples tristement célèbres de la Shoah ou du génocide rwandais. Dans les années 1950, l’éthologue Irenaüs Eibl-Eibesfeldt a élaboré la théorie de la pseudo-spéciation après avoir remarqué que durant les deux guerres mondiales, l’ennemi a été réduit à l’état animal et affublé de surnoms injurieux, tout particulièrement les Japonais. Il n’appartenait plus ainsi à l’espèce humaine mais à une autre, et pas l’une des plus flatteuses : le Japonais était un singe, l’Allemand un loup. Or il est facile de tuer une bête sauvage, en particulier pour une population encore rurale et habituée à chasser. L’enjeu éthique pour une armée est de pouvoir rendre possible la violence sans perdre son humanité.

Yann Andruétan

Les diverses formations allemandes hostiles à la présence française sont promptes à exploiter les voies de fait, bien réelles mais limitées25, commises par des soldats coloniaux envers des femmes allemandes. Bientôt des accusations de viols systématiques et d’actes de cruauté perpétrés par les tirailleurs sénégalais se répandent auprès des populations civiles. Une campagne dite Die schwarze Schande ou Die schwarze Schmach (la « honte noire ») prend alors corps en Allemagne, pilotée par les groupes ultras avec la complicité des autorités. Campagnes de presse, brochures, bandes dessinées, cartes postales, affiches, médailles en bronze, films avec des comédiens noirs jouant le viol de jeunes femmes allemandes mettent en scène la présupposée « bestialité » des Africains, acharnés à humilier l’Allemagne26. La connotation sexuelle et simiesque est omniprésente.

Au-delà de son écho en France27, cette propagande s’adresse avant tout aux neutres et aux Américains qui n’ont pas ratifié le traité de Versailles, et dont les Allemands attendent un allégement des clauses de celui-ci… Devant l’ampleur de cette campagne délirante, le commandement français prend très rapidement la décision de retirer ses unités indigènes, dès janvier 1920 pour les Sénégalais et au début de novembre 1921 pour les Malgaches, accréditant bien malgré lui outre-Rhin l’idée qu’« il n’y avait pas de fumée sans feu »28.

Quant aux tirailleurs et travailleurs dits indigènes, la perception qu’ils ont de l’adversaire et qu’ils transmettent une fois de retour dans leur pays d’origine ne diffère sans doute pas de celle des poilus. Le cliché est celui du Boche barbare, mais atténué par les souffrances partagées au front et la méfiance des combattants du terrain à l’égard du « bourrage de crâne » des propagandistes et politiciens de tous bords29. Après-guerre, dans l’iconographie mettant en scène les anciens combattants africains, parapluies, montres à gousset, ceinturons à plaque de cuivre « Gott mit Uns », croix de fer et autres « trophées » seront bien souvent les seules traces visibles d’un si long périple… En revanche, les stéréotypes accumulés pendant la Grande Guerre et la campagne de la « Honte noire » accréditent dans l’Allemagne des années 1930 l’idée que la France s’acharne à la détruire racialement. Abondamment exploitée par l’idéologie nazie, cette conviction sera la cause directe du massacre de centaines de tirailleurs lors des combats de mai-juin 1940 en France30.

1 Voir H. Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004 ; H. Puiseux, Les Figures de la guerre : représentations et sensibilités, 1839-1996, Paris, Gallimard, 1997 ; F. Weber, Brève Histoire de l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2015.

2 La désignation d’un ennemi, voire d’un « ennemi héréditaire », constitue également un puissant facteur de la cohésion sociale et renforce le sentiment d’appartenance nationale. Voir Inflexions n° 28, « L’ennemi » ; A.-M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe xviiie-xixe siècle, Paris, Le Seuil, 2001.

3 Depuis le xviiie siècle, avec les Lumières, un grand débat scientifique occupe tout le xix: les origines de l’homme. Alors qu’auparavant il était un sujet particulier, d’essence divine, impossible à étudier, à disséquer, il devient un objet de science qui s’inscrit dans un processus global d’étude du monde animal. Dans le droit fil des idées positivistes, modernistes et scientistes qui triomphent alors, les toutes récentes théories évolutionnistes de Darwin inspirent les écoles anthropologiques et se substituent aux anciennes doctrines religieuses ; désormais c’est la science qui se met au service de l’ordre social. L’espèce humaine ne fait qu’une et chaque société suit la même évolution, de l’état de « primitif » jusqu’au « modèle » supérieur de la civilisation occidentale, qui constitue l’aboutissement ultime du processus, l’« idéal universel », les autres restant en devenir. Selon ce mécanisme, au « sauvage » succède le « barbare » puis le « civilisé ». À ces présupposés culturels s’ajoutent des présupposés physiques, morphologiques. Les différences ne reposent plus seulement sur des bases liées au développement culturel, mais sur des fondements biologiques qui accréditent l’idée d’une « hiérarchie des races », « hiérarchie » que divers instruments vont tenter d’établir et de mesurer pour en « prouver » la réalité.

4 L’appellation fondée initialement sur l’origine géographique de celui qui est « né dans le pays qu’il habite » évolue ensuite pour désigner celui qui est « soumis au statut de l’indigénat », aboli en 1946.

5 Voir O. Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du xixsiècle, Paris, Belin, 2002.

6 La Force noire (Paris, Hachette & Cie, 1910) du lieutenant-colonel Mangin en est un très bon exemple. Voir A. Champeaux et É. Deroo, La Force noire. Gloire et infortune d’une légende coloniale, Paris, Tallandier, 2006 ; A. Champeaux, La Force noire 1857-1965, Fréjus, musée des Troupes de marine, 2007.

7 Tels que les mises en scène supposées « ethnographiques » des « villages noirs, arabes ou annamites » présentées dans les expositions universelles, coloniales ou locales, ou bien encore les pièces de théâtre à thèmes exotiques… Voir N. Bancel, P. Blanchard, G. Boëtsch, É. Deroo, S. Lemaire (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011.

8 Outre les francs-tireurs ou corps francs auxquels les Allemands refusent le statut de belligérant. Voir F. Roth, La Guerre de 1870, Paris, Fayard, 1990, rééd. Hachette, « Pluriel », 2011.

9 Le chancelier Bismarck, le premier, condamne l’emploi de soldats indigènes contre des peuples civilisés.

10 Voir P. Renouvin, La Crise européenne et la Première Guerre mondiale [1934], Paris, puf, 4e éd., 1962 ; Documents diplomatiques français (1871-1914), 3 séries, 42 volumes, ministère des Affaires étrangères, Paris, Imprimerie nationale, 1945-1956.

11 Le concept de crime contre l’humanité apparaît pour la première fois dans le droit positif en 1945 dans le statut du Tribunal militaire de Nuremberg, établi par la Charte de Londres (8 août 1945).

12 Voir Cl. Carlier et G. Pedroncini (dir.), Les Troupes coloniales dans la Grande Guerre, Paris, Economica, 1997 ; R. Dietrich et M. Rives, Héros méconnus, 1914-1918 – 1939-1945. Mémorial des combattants d’Afrique noire et de Madagascar, Paris, Frères d’armes, 1990 ; M. Michel, L’Appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en aof, 1914-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.

13 Voir A. Champeaux, É. Deroo et J. Riesz (dir.), Forces noires des puissances coloniales européennes, musée des Troupes de marine/chetom, Panazol, Lavauzelle, 2009. Les formations de l’Indian Army qui débarquent à Marseille en septembre 1914 sont alors une exception. De nombreux contingents de travailleurs « natives » venus de l’Empire britannique arriveront plus tard en France, mais ne seront pas affectés à des unités de combat.

14 Voir M. Michel, « L’image du soldat noir », in N. Bancel, P. Blanchard et L. Gervereau (dir.), Images et Colonies (1880-1962), Paris, bdic/Achac, 1993 ; J. Riesz et J. Schulz, Tirailleurs sénégalais : présentations littéraires et figuratives de soldats africains au service de la France, Francfort, Nerlay/Peter Lang, 1989.

15 Un médecin italien avance même une théorie selon laquelle les Germaniques, comme les porcs, auraient des intestins plus longs que les autres peuples, source de problèmes intestinaux divers et variés qui expliqueraient leurs maux, leur agressivité, leur méchanceté, leur odeur fétide…

16 Voir B. Burkard et C. Lebret, Gefangene Bilder, catalogue de l’exposition Wissenschaft und Propaganda im ersten Weltkrieg, Historisches Museum Frankfurt, 11 septembre-15 février 2015.

17 Parmi les soldats prisonniers, aux côtés des tirailleurs indigènes de l’armée française, figurent également des hommes issus de toute la diversité des populations recrutées au sein des empires britanniques, russes, du Japon, des États-Unis… contribuant à accréditer auprès des Allemands l’idée du « grand encerclement », très présente par la suite dans les discours nazis.

18 L. Frobenius, Der Volkerzirkus unserer Feinde, Berlin, 1916.

19 Outre la qualité de l’iconographie, ces ouvrages sont documentés de façon rigoureuse, mentionnant les noms, qualités, régions d’origine des intéressés, constituant une mémoire combattante précise autant qu’originale.

20 La formule ainsi que celle de « Mangin le boucher de Verdun » sera également beaucoup employée en France lors de campagnes pacifistes de l’immédiat après-guerre. Voir H. Dutheil, De Sauret la honte à Mangin le Boucher, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1923.

21 7 490 Sénégalais et 15 950 Maghrébins. Un régiment de tirailleurs compte alors deux mille cinq cents hommes, dont cinq cents  Européens.

22 Il semblerait que Blaise Diagne, premier député noir du Sénégal, ait tenu à cette présence.

23 Le général Mangin commande l’armée française du Rhin.

24 J.-Y. Le Naour, La Honte noire, Paris, Hachette, 2003.

25 Voir le rapport d’enquête du capitaine Bouriand sur ses missions en pays rhénan, La Campagne allemande contre les troupes noires, commissariat général des troupes noires, Paris, 1922.

26 Hitler reviendra régulièrement sur cette affaire, parlant de la « négrification du sang allemand ».

27 Les presses, socialiste avec Henri Barbusse, et chrétienne, reprennent les articles allemands.

28 Les derniers soldats de l’armée d’Afrique quitteront l’Allemagne en 1925. Quant aux Antillais, citoyens français servant dans les formations coloniales, ils auront également été relevés suite à la campagne allemande de la « Honte noire ».

29 Voir J.-P. Auclert, Baïonnette aux crayons, Paris, Gründ, 2013.

30 J. Chapoutot et J. Vigreux (dir.), Des soldats noirs face au Reich. Les massacres racistes de 1940, Paris, puf, 2016 ; R. Scheck, Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2007.

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