N°44 | La beauté

Luc Fraisse

Quand proust révèle la beauté de la stratégie militaire

Si la presse a mal accueilli le fait que le prix Goncourt couronne À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust et non Les Croix de bois de Roland Dorgelès, c’est parce que ce roman dès son titre contraste avec l’état de la France du temps, meurtrie et exsangue, mais victorieuse. N’en concluons pas trop vite que le jury aurait choisi la littérature au mépris du patriotisme : il a simplement reconnu, dans la France de 1919, la France de toujours.

Marcel Proust, mort à peine quatre ans après l’armistice, à cinquante et un ans comme Balzac, a passé toute la guerre, non sur les champs de bataille, mais alité. Personne cependant à l’arrière n’a peut-être suivi d’aussi près, au jour le jour, l’évolution du conflit, car les renseignements demandés et fournis par de nombreux amis revenant du front étaient complétés par la lecture quotidienne de sept journaux. Trois d’entre eux s’étaient dotés d’un chroniqueur militaire extrêmement cultivé et talentueux : Joseph Reinach dit Polybe dans Le Figaro1, Henry Bidou dans Le Journal des débats et le colonel Fernand Feyler dans Le Journal de Genève. Ses lettres comme ses amis attestent de la passion de cet esprit complexe pour les rouages de la stratégie militaire2. Une stratégie assimilée à une mathématique investie de psychologie et considérée comme un art supérieur.

Son cycle romanesque, dont l’action commence (sans dates précisées) autour de 1880, atteint la Grande Guerre dans l’ultime volume, Le Temps retrouvé3. Mais auparavant, la troisième section, Le Côté de Guermantes, qui paraît en 1920-1921 et se déroule au tournant du siècle, montre le héros sans nom de la Recherche se rendant dans la petite ville de garnison Doncières, pour y retrouver son ami le marquis Robert de Saint-Loup, fringant jeune gradé, comme ses camarades eux aussi présents. Alors s’engage une vertigineuse discussion, au cours de laquelle ce petit groupe entreprend d’expliquer au visiteur les principes de la stratégie militaire. Ils en dégagent, et principalement Saint-Loup, la beauté. Pourquoi ?

Saint-Loup a mentionné au héros, au début de sa visite, un commandant qui « a fait un cours où l’histoire militaire est traitée comme une démonstration, comme une espèce d’algèbre. Même esthétiquement, c’est d’une beauté tour à tour inductive et déductive à laquelle vous ne seriez pas insensible »4. La conversation sur la stratégie commencera dès lors, un peu plus tard, par la question de savoir « si c’était exact que ce commandant fît, de l’histoire militaire, une démonstration d’une véritable beauté esthétique »5. On s’est demandé si ce professeur n’avait pas pour modèle Foch.

La stratégie revêt ce caractère de beauté en ce que son étude montre que les « opérations militaires, en dehors même de leur but immédiat, sont habituellement, dans l’esprit du général qui dirige la campagne, calquées sur des batailles plus anciennes qui sont […] comme le passé, comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles »6. Ce qui amène cette question, adressée à Saint-Loup : « Je sens que je pourrais me passionner pour l’art militaire, mais pour cela il faudrait que je ne le crusse pas différent à tel point des autres arts, que la règle apprise n’y fût pas tout. Tu me dis qu’on calque des batailles. Je trouve cela en effet esthétique, comme tu disais, de voir sous une bataille moderne une plus ancienne, je ne peux te dire comme cette idée me plaît. Mais alors, est-ce que le génie du chef n’est rien ? Ne fait-il vraiment qu’appliquer des règles7 ? » Et le héros isole cette interrogation qui l’enchante, « comme chaque fois que sous le particulier on me montrait le général »8.

Une question se pose ici à l’historien : une telle conception relève-t-elle d’une fantaisie d’écrivain ? Il est certain que les chroniqueurs de l’époque ne cernent pas, n’ont à vrai dire pas pour rôle de cerner la beauté des batailles, gouvernées par la stratégie, avec une telle hauteur de vue. Reste que la beauté de la guerre, célébrée à nouveau par Saint-Loup quand le héros le reverra lors de son second séjour dans le Paris en guerre9, ne contredit pas nécessairement, loin s’en faut, le point de vue patriotique d’un Joseph Reinach qui, séjournant sur le front de l’Aisne, à la vision des monuments médiévaux, médite un instant : « Douce et sereine beauté de l’art, tuée à jamais pour nous par la douloureuse et tragique beauté de la guerre, puissent d’autres y goûter plus tard, quand nous ne serons plus, grâce à ceux-ci qui combattent et qui tombent10 ! » Il souligne même à l’occasion la beauté de la stratégie militaire, notamment à propos de la (première) bataille de la Somme : « Il m’a été donné de regarder aujourd’hui au détail d’un mécanisme qui fait apparaître dans toute son ingéniosité et dans une véritable beauté l’intelligence militaire »11, car « l’intelligence à cette perfection, c’est de la beauté »12. Le chroniqueur note l’étendue et la variété des connaissances rendues nécessaires par la guerre moderne chez les stratèges, si bien que, même chez les officiers subalternes d’aujourd’hui, souligne-t-il, l’instruction apparaît « très souvent comme de beaucoup plus riche, plus pratique et plus hardie que celle de nombre d’intellectuels de profession »13.

La stratégie a donc la beauté de l’intelligence, de l’intellect. Un ami de Saint-Loup le confirme : « Les batailles s’imitent et se superposent14. » Cette conception paraît annoncer l’école structuraliste en critique littéraire, superposant les œuvres d’un écrivain pour y trouver de l’une à l’autre des formes fondamentales, ainsi d’ailleurs que le fait déjà le héros de La Prisonnière, montrant à Albertine que « les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde »15, ce qui est aussitôt prouvé à travers les œuvres de Barbey d’Aurevilly, Stendhal, Dostoïevski ou Thomas Hardy. Fantaisie d’écrivain à nouveau ? Pas davantage.

Certes ni Clausewitz16 ni Foch17 n’ont avancé une telle idée. Proust l’a trouvée chez le spécialiste des structures secrètes et de leur déchiffrement, Henry Bidou. Le document essentiel nourrissant cette idée se trouve dans la chronique du Journal des débats du 20 février 1915, qui commence ainsi : « Parlant de l’offensive allemande en Prusse, le critique du Times remarque une curieuse analogie avec celle de Napoléon, exactement sur le même terrain, en juin 1812. Or, la manœuvre de Napoléon a elle-même inspiré le maréchal de Moltke en 1870, et l’invasion de la France a été alors calquée sur celle de la Russie. La manœuvre de Moltke est restée classique en Allemagne. Quoi d’étonnant que le maréchal Hindenburg s’en inspire à son tour, et joue sur le même échiquier la partie perdue il y a un siècle par l’Empereur ? » Et, dès lors, la chronique développe tout le parallèle, en soulignant les rectifications apportées par Hindenburg à la feinte de Napoléon, qui avait échoué : « Le sens [de la récente bataille de Borjinoff, du 31 janvier au 6 février 1915] en est évident maintenant. C’était le corrigé de la manœuvre de Napoléon », quoiqu’un peu plus tard, le 27 février 1915, on puisse dire au contraire que pour la présente manœuvre : « Il y a cependant entre l’original et la copie une différence sensible », qui fait échouer aujourd’hui les opérations.

Ce principe des batailles calquées, en surimpression les unes sur les autres, connaît, sous la plume des chroniqueurs, maintes objections, à commencer par la nécessité de ménager au contraire un effet de surprise, dont ne tiendra pas compte Proust. Il permet en revanche de dégager la beauté de la stratégie militaire, en raison à la fois de l’empilement historique d’où résulte la bataille nouvelle et du raisonnement aussi bien savant qu’intuitif qui permet à l’état-major de deviner la manœuvre ennemie au moment où elle s’amorce. Saint-Loup l’explique au héros très concrètement : « Comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se fait une campagne, les caractéristiques du pays où on manœuvre commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des avalanches que tu peux prédire la marche des armées18. »

Le colonel Feyler, dont les chroniques dans le Journal de Genève étaient très appréciées en raison de la qualité de l’information et de la perspicacité du raisonnement, soulignait de fait qu’en présence des inévitables inconnues pour apprécier dans le présent la situation, « il faut fonder son opinion moins sur ce que l’on voit ou croit voir, c’est-à-dire sur ce que les dépêches nous apprennent : compte des prisonniers, statistique du matériel capturé…, que sur ce que les dépêches se gardent de nous dire et qu’il faut déduire de données générales : compte des réserves en hommes, matériel de remplacement disponible à l’arrière sur les places de parc et dans les arsenaux… »19, et bien sûr la culture militaire.

Ces rapprochements prennent leur signification au sein d’une œuvre, le cycle romanesque de la Recherche, où la mise en relation analogique contribue au dévoilement de vérités philosophiques. Il revient encore à Saint-Loup, mais cette fois en pleine guerre, dans Le Temps retrouvé, de développer lui-même au héros la comparaison entre stratégie et création artistique : « Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu’il révèle ici, l’impasse qu’il présente là, fait dévier extrêmement du plan préconçu20. » Si bien que le héros devenant pour finir narrateur, donc écrivain, envisagera de préparer son livre « minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive »21. Ce à quoi en effet Proust romancier épuisera jusqu’à extinction ses forces.

La conception proustienne de la stratégie sous l’angle de la beauté relève, on le voit à présent, d’une prise en compte complète : cette science pour ainsi dire mathématique, géométrique, repose en réalité sur une psychologie intuitive. Une pensée s’y manifeste, mais en s’y dissimulant, comme au cœur d’une œuvre. L’érudition et l’enjeu humain s’y côtoient. Preuve que le roman de Proust, tout armé de puissance théorique, n’est certes pas insouciant

1 Les chroniques du premier seront très rapidement réunies en volumes sous le titre de Commentaires de Polybe (Paris, Bibliothèque Charpentier-Eugène Fasquelle, 19 vol., 1915-1919). Les deux autres chroniqueurs sont à lire dans les quotidiens de l’époque. Les trois mériteraient grandement une publication annotée.

2 Voir L. Fraisse, Proust et la Stratégie militaire, Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2018.

3 Sur cet épisode de la guerre, voir Ph. Chardin et N. Mauriac Dyer (sd), avec la collaboration de Y. Murakami, Proust écrivain de la Première Guerre mondiale, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2014 ; B. Mahuzier, Proust et la Guerre, Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2014 ; « Le “temps retrouvé” de 1914 », textes réunis par Uta Felten, Revue d’études proustiennes, n° 3, 2016-1 ; et A.-H. Dupont, Proust à la guerre comme à la fête, Paris, Champion, « Recherches proustiennes », 2018.

4 À la recherche du temps perdu [1913-1927], édition réalisée sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989, ici t. II, p. 378.

5 Ibid., p. 408.

6 Ibid., p. 410.

7 Ibid., p. 412.

8 Ibid., p. 416.

9 Recherche, t. IV, p. 337-338.

10 Le Figaro, 23 mai 1917 ; Les Commentaires de Polybe, t. XIII, p. 45.

11 Le Figaro, 1er septembre 1916 ; Les Commentaires de Polybe, t. IX, p. 26.

12 Ibid., p. 30.

13 Le Figaro, 25 décembre 1916 ; Les Commentaires de Polybe, t. X, p. 320.

14 Ibid., p. 415.

15 Ibid., t. III, p. 877.

16 C. von Clausewitz, De la guerre, traduit par le major Neuens, Paris, Joseph Corréard, 3 vol., 1849-1851.

17 F. Foch, Les Principes de la guerre, Paris, Berger-Levrault, 1903, et De la conduite de la guerre : la manœuvre pour la bataille, Paris, Berger-Levrault, 1904.

18 Recherche, t. II, p. 413.

19 15 novembre 1917, p. 2.

20 Recherche, t. IV, p. 341.

21 Ibid., p. 609.

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