N°44 | La beauté

Giovanni Lista

Filippo Tommaso Marinetti ou la guerre comme œuvre d’art totale

En 1909, lors de la fondation du mouvement futuriste par Filippo Tommaso Marinetti, l’Italie n’existe, en tant que nation, que depuis quarante-huit ans seulement. Autrement dit, le nationalisme des futuristes appartient à la logique de l’histoire. Marinetti réactualise Machiavel : dans une société dépourvue d’une culture des valeurs militaires, il n’y a ni vertus civiques ni amour de la patrie. Les luttes du Risorgimento, qui ont permis de réaliser l’unité italienne, ont révélé en même temps l’incapacité pour le pays d’accéder à une véritable révolution, c’est-à-dire à un changement radical faisant fi des résistances de la société et de ses institutions. En effet, un tissu sociologique caractérisé par l’absence d’une grande bourgeoisie, par une culture de l’individu qui remonte à la Renaissance, par une forte tradition humaniste et religieuse, ainsi que par la présence du pouvoir temporel de l’église catholique, empêche, en Italie, l’émergence de ces profondes fractures sociales qui constituent les premières données socio-économiques capables d’alimenter les mouvements révolutionnaires. Le Risorgimento a été en lui-même une révolution inachevée dans la mesure où, en s’opposant et en contrôlant à la fois Giuseppe Mazzini et Giuseppe Garibaldi, Camillo Cavour a réussi à écarter tout projet d’un État fédéral et d’une nation républicaine afin de construire une Italie monarchique et de préserver la papauté. Le premier but du mouvement futuriste est de parachever les luttes du Risorgimento par la création d’une culture moderne. Plus exactement, une culture d’avant-garde, qui puisse être en même temps un modèle d’inspiration pour tous les pays européens.

  • Une culture d’avant-garde

Ayant un tempérament politique, Marinetti publie, sous la forme de tracts, des manifestes où il s’exprime par le biais de slogans péremptoires. Il pense que la guerre, bien plus que la révolution, est le moteur de l’évolution humaine, mais surtout la véritable force régénératrice de l’univers. Ainsi, dans le Manifeste de fondation du futurisme qu’il publie dès janvier 1909, il proclame : « Nous voulons glorifier la guerre, seule hygiène du monde, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent1. » En tant que poète futuriste, il continue d’adhérer au vers libre symboliste, mais il soumet cette technique littéraire à un processus d’extériorisation et en même temps d’intensification dynamique afin que la poésie puisse refléter les caractères de la vie moderne.

Chez les symbolistes, le vers libre supprimait les règles de la métrique traditionnelle et de sa ponctuation afin de capter les mouvements les plus secrets de l’âme et d’exprimer une intériorité saisie par les affres de la mélancolie. Marinetti s’en sert pour rythmer les cadences fiévreuses du paysage urbain à l’époque de la vitesse. Il peut ainsi dire : « Le vers libre futuriste, perpétuel dynamisme de la pensée, ruissèlement ininterrompu d’images et de sons, peut seul exprimer l’éphémère, l’instable, le symphonique univers qui se forge en nous et avec nous2. »

En 1912, Marinetti accomplit ses premiers vols aériens au-dessus de Milan et participe, comme correspondant de guerre du journal parisien L’Intransigeant, à la conquête de Tripoli par l’armée coloniale italienne. La mobilité et la vision globalisante de la perspective aérienne, ainsi que le spectacle insolite de la guerre en tant que théâtralisation du paysage déterminent une nouvelle dimension dynamique du vers libre marinettien. Cette évolution aboutit à la publication, la même année, du Manifeste technique de la littérature futuriste par lequel Marinetti proclame sa théorie des « mots en liberté », c’est-à-dire l’introduction des onomatopées ainsi que l’abolition de la ponctuation, de la grammaire et de la syntaxe.

Le nouveau langage poétique sera « motlibriste », c’est-à-dire fluide, simultané, dynamique et continu en tant qu’exaltation de la pure immédiateté de la sensation vitale produite par les nouveaux spectacles qu’offre la modernité : la vie urbaine des voitures et des foules sur les grands boulevards, ou la guerre considérée par Marinetti comme « une imposition foudroyante de courage, d’énergie et d’intelligence pour tous », ce qui en fait « l’unique levain capable de faire lever la pâte humaine »3.

Dans ses textes, c’est surtout pour rendre le vertige sensoriel du spectacle de la guerre que Marinetti utilise la dimension orgasmique du langage motlibriste. Les opérations de guerre en Libye lui inspirent par exemple le texte suivant : « Pourrir s’éparpiller furie mourir se désagréger morceaux miettes poussière héroïsme helminthes fusillade pic pac pun pan pan menthe mandarine laine-fauve mitrailleuse-cliquetis-de-bois-léproserie plaies en avant4. » Son recueil Zang Tumb Tumb, dont le titre onomatopéique évoque le bruit de l’explosion en deux temps d’un shrapnel, paraît en mars 1914. Il y traite de la façon dont le monde entier s’embrase du fait de la guerre : trafic d’armes, manifestations de rue, espionnage, combats…

On peut voir dans cet ouvrage l’ensemble des innovations formelles motlibristes par lesquelles Marinetti aboutit à une nouvelle conception plastique de l’espace de la page imprimée. Libérant les mots de tout synonyme visuel des forces de gravité et d’agrégation (à savoir ce qui, depuis Gutenberg, détermine l’horizontalité et la compacité d’un texte imprimé), il les rend disponibles aux magnétismes les plus divers : multi-obliquité des lignes, alternance cadencée des caractères d’imprimerie, compositions dessinées, variations typographiques, désarticulation de l’écrit, interprétation graphomorphe du signe alphabétique, idéogrammes, calligrammes, déformation des mots, onomatopées psychiques abstraites, collages de lettres…

Au sujet de la suppression de la ponctuation et de la grammaire dans la théorie marinettienne des mots en liberté, rappelons que dans Le Gai Savoir, publié en 1882, Friedrich Nietzsche avait éreinté la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, publiée en 1781, en attaquant les « théoriciens de la connaissance qui sont restés accrochés aux filets de la grammaire (la métaphysique du peuple) »5. Selon lui, c’est précisément la grammaire qui, en rationalisant le langage et en structurant notre faculté d’expression, crée l’illusion d’une dichotomie entre sujet et objet, ce dont avait débattu Kant dans sa théorie de la connaissance. Le philosophe allemand avait parlé à nouveau de la grammaire comme appareil normatif du langage dans Le Crépuscule des idoles, publié en 1888, en écrivant : « Je crains que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire6. » Ainsi, pour Marinetti, l’exaltation vitale provoquée par le spectacle de la vitesse urbaine, ou par la vision excitante des combats de guerre, abolit naturellement toute opposition ou séparation entre sujet et objet. Sollicitée par la multiplicité des sensations auditives, olfactives, visuelles des combats, c’est l’intégralité du corps qui s’identifie de façon kinesthésique à la scène perçue.

  • La guerre, œuvre d’art totale

Le radicalisme des idées de Marinetti sur la guerre oblige les peintres futuristes à se positionner sur le sujet, notamment lors de l’éclatement de la Grande Guerre. Pour Umberto Boccioni, le conflit est d’abord un conflit entre les différentes civilisations, voire entre les cultures qui spécifient chaque nation7. Avec beaucoup d’ironie, Giacomo Balla affirme que, selon Marinetti, la guerre équivaut à une sorte de dtt, un insecticide utile pour purifier le peuple italien de toute forme de vieillerie, de rhétorique et de passéisme8. En fait, plutôt que le spectacle des combats, Balla préfère peindre les mouvements des foules qui manifestent dans les rues et les places romaines pour l’entrée en guerre de l’Italie9. Il ne réalisera que plus tard une composition allégorique anti-allemande, le collage intitulé La Guerre (1916).

Luigi Russolo, qui a un tempérament modéré et une sensibilité de gauche, se tient à l’écart de ces idées bellicistes. Carlo D. Carrà, quant à lui, estime que la guerre ou la révolution ne peuvent qu’apporter la « démultiplication de la force créatrice » d’un peuple et de ses artistes10. Il s’était inspiré d’un tableau de la Renaissance, la célèbre Bataille de San Romano de Paolo Uccello, pour peindre son tableau futuriste Les Funérailles de l’anarchiste Angelo Galli (1911). Mais lorsque la guerre en Europe fait réellement partie de l’actualité, il se limite à réaliser le collage Fête patriotique : manifestation interventionniste (1914). Il y structure les slogans criés par les manifestants dans les rues de Milan par un ensemble de lignes courbes et de cercles brisés formant une spirale, ainsi que par une accumulation de coupures de presse collées les unes à côté des autres. Il y restitue ainsi le rythme animé, le fracas étourdissant des voix, le tourbillonnement chaotique et l’atmosphère agitée, dynamique et bigarrée de la foule urbaine.

Marinetti insiste beaucoup pour que Boccioni réalise une œuvre futuriste sur le thème de la guerre pour la revue Grande Illustrazione de Pescara, qui prépare un numéro spécial sur le conflit et qui payera sûrement tous les collaborateurs. Boccioni crée alors le collage Charge des lanciers (1915), censé illustrer une attaque des troupes françaises, lesquelles ont réussi à percer les positions de l’armée allemande en Alsace11. Boccioni utilise une coupure de presse, où apparaît la nouvelle de cette attaque, en la concrétisant visuellement par une composition presque monochrome, dynamique et cinétique à la fois, où il associe l’angle de Mach à la répétition de profils des chevaux, pour rendre le mouvement selon le procédé inventé par Léonard de Vinci et repris par les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey. Véritable illustration de la furia francese12, le collage apparaît comme un chef-d’œuvre malgré son petit format. Dans une lettre expédiée à Severini, qui vit à Paris, Marinetti lui demande des œuvres du même genre, capables de « frapper et inciter les lecteurs »13 à adhérer à « la très grande cause » de l’entrée en guerre de l’Italie. Le fondateur du futurisme se dit convaincu que la guerre enfantée par l’attentat de Sarajevo est destinée à se propager dans le monde entier, lequel restera ainsi « dans un état agressif, dynamique, futuriste pendant une période d’au moins dix ans ».

Dans cette lettre adressée à Severini, Marinetti affirme que « la guerre rend possibles d’immenses innovations artistiques ». Il conclut en écrivant : « Nous t’encourageons à porter un intérêt pictural à la guerre et à ses répercussions à Paris. Essaye de vivre la guerre de manière imaginaire en l’étudiant sous toutes ses merveilleuses formes mécaniques (trains militaires, fortifications, blessés, ambulances, hôpitaux, défilés…). » À la même époque, cette propension à traiter la guerre d’abord comme un nouveau thème iconographique puis d’un point de vue idéologique se retrouve en Europe chez bien d’autres peintres tels Fernand Léger, Félix Vallotton, Marcel Gromaire, Aimé F. Delmarle, Jacques Villon, Édouard Vuillard, Christopher R. W. Nevinson… Il ne s’agit pourtant pas, au sein du mouvement futuriste italien, d’une disposition spontanée, car c’est surtout Marinetti qui, en tant que directeur et animateur du futurisme, pousse les artistes dans cette direction.

Marinetti voit en effet dans la guerre une sorte de futurisme intégralement réalisé en tant que principe d’art/vie/action, véritable œuvre d’art totale enfin réellement vécue sur un plan existentiel. Après avoir cédé aux choix et aux propositions de Marinetti, auquel ils doivent leur notoriété comme artistes futuristes, Boccioni, Carrà, Balla abandonnent très vite cette hypothèse de travail à laquelle ils n’ont pratiquement jamais adhéré.

Isolé à Paris, Severini peint en revanche plusieurs tableaux aujourd’hui très connus, comme Synthèse plastique de l’idée Guerre (1915), Les Lanciers italiens au galop (1915) et Train blindé en action (1915). Il parvient même, en suivant à la lettre les théories motlibristes de Marinetti, à inventer une « peinture écrite »14 conçue comme intégration d’une composition motlibriste dans un tableau afin d’en expliciter le contenu sensoriel. Aucun tableau traditionnellement conçu ne peut en effet restituer, dans une forme visible, les bruits, les odeurs, les émotions et les sensations multiples d’une scène de guerre. Son tableau le plus réussi de cette peinture écrite est Canon en action (1914-1915), dont le sous-titre est précisément Mots en liberté et formes. Il représente une scène de guerre avec trois artilleurs actifs autour de leur engin. L’instant du tir au canon est figuré sans l’inscrire dans la durée. Severini préfère multiplier les informations à travers les mots, en exploitant de façon subsidiaire et complémentaire les deux codes d’expression ainsi réunis : la peinture et l’écriture. Il choisit en même temps d’appauvrir l’image, en la traduisant par une iconographie immédiatement référentielle, en la soumettant avec efficacité à une hypertrophie du tissu scriptural motlibriste qui couvre tout le tableau. Les mots écrits ont également une fonction de refroidissement de l’acte perceptif : ils empêchent tout processus d’identification ou de relation émotionnelle entre l’observateur et la peinture.

En 1918, l’année même de sa mort, Apollinaire publie le recueil Calligrammes, qui contient l’un de ses vers les plus célèbres : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie15. » Il est légitime de se méprendre sur la signification de ce vers, car le poète français avait auparavant adhéré au futurisme de Marinetti. Chez ce dernier, c’est néanmoins de tout autre chose qu’il s’agit. Estimant que la guerre est le « complément logique de la nature », Marinetti va jusqu’à affirmer : « La guerre donne sa vraie beauté aux montagnes, aux fleuves, aux bois16. » Parmi tous les écrivains qui ont écrit avec enthousiasme sur la guerre, en particulier ceux de la fin du xixe siècle, il témoigne d’un extrémisme où se conjuguent à la fois l’idéologie et l’esthétique. La guerre n’est pas seulement la véritable « hygiène du monde », mais aussi le spectacle le plus beau dont puisse jouir l’esprit humain.

  • Futurisme et fascisme

En 1919, après la fin de la guerre, Marinetti relance le futurisme en organisant une grande exposition à Milan, à laquelle participent de nombreux artistes qui viennent de rejoindre son mouvement. Au sein de cette nouvelle génération d’artistes futuristes, dont font partie Vinicio Paladini, Gerardo Dottori, Fortunato Depero, Enrico Prampolini, Francesco Cangiullo, aucun ne s’intéresse au thème iconographique ou idéologique de la guerre. Trois ans plus tard, la crise et les désordres sociaux, associés à d’autres facteurs, dont le ressentiment national que provoque le thème de la « victoire mutilée » orchestré par le poète Gabriele D’Annunzio, conduisent à la montée au pouvoir, en Italie, du fascisme de Benito Mussolini, qui ne tarde pas à instaurer une dictature. Marinetti se trouve alors dans l’impossibilité de poursuivre son combat pour une culture italienne d’avant-garde. Il choisit de renoncer aux idées politiques du futurisme en croyant naïvement que Mussolini lui accordera un rôle de guide de la politique culturelle et artistique du nouveau régime. Mais il se trompe lourdement. Le mouvement futuriste sera l’objet d’attaques de plus en plus virulentes de la part des milieux institutionnels du fascisme. Mussolini lui-même n’hésitera pas à confier en secret aux journaux financés par le régime, de véritables campagnes de dénigrement. Ainsi piégé, Marinetti ne pourra y répondre qu’en multipliant ses déclarations de foi dans le rôle que joue le régime fasciste pour la régénération de l’Italie.

La période qui se déroule pendant les vingt années du régime fasciste peut être résumée, quant au mouvement futuriste, en deux grandes phases. La première, concernant les années 1920, est caractérisée par les théories et les œuvres de « l’art mécanique » qui accompagne la reconstruction industrielle de l’après-guerre. Il s’agit d’une orientation qui se produit dans toute l’Europe, malgré les quelques différences qui marquent chaque mouvement d’avant-garde. En Italie, le futurisme est alors sévèrement marginalisé car, pour le régime fasciste, les théories de l’art mécanique ne peuvent que refléter la conscience de classe des ouvriers qui travaillent dans le secteur industriel.

Lorsque le fascisme commence à élaborer les principes d’un « art italien » qui puisse mieux correspondre aux idéaux de la nouvelle Italie fasciste, le poète et peintre futuriste Fillìa tient à souligner qu’un art moderne italien ne peut que « posséder des caractères d’universalité ». Ainsi, il n’est pas question de continuer la tradition nationale et de ressusciter le glorieux passé : « L’universalité de l’art est sa raison d’être, sa valeur et son but. Il incombe aux artistes de faire triompher le style de notre siècle et de lui imposer une expression italienne17. » Intervenant dans le débat, Marinetti tente à son tour, mais inutilement, d’expliquer en quoi l’art futuriste serait un art fasciste et italien à la fois. Il n’évoque en réalité que le patriotisme des artistes futuristes et leur opposition au philosophe Benedetto Croce, chef de file de l’idéalisme hégélien en Italie, dont il réduit les idées à une « très sotte idolâtrie de la pensée germanique »18. Parmi les exilés politiques italiens qui vivent à Paris, le journaliste Guido Delta n’hésite pas à pointer l’énorme contradiction d’une avant-garde qui se veut fasciste : « Marinetti, il n’est pas possible, honnêtement, d’être en même temps fasciste et futuriste. Non, fascisme et futurisme sont aux antipodes19. »

La période des années 1930 est en revanche caractérisée par les théories et les œuvres de « l’aéropeinture », ou peinture du vol aérien, qui est interprétée de deux façons, toutes deux approuvées par Marinetti. D’un côté, Prampolini, Fillìa, Pippo Oriani et quelques autres élaborent une peinture de formes symboliques qui apparaît hantée par la dimension mythique et spirituelle de la conquête de l’espace sidéral. De l’autre, Tullio Crali, Tato, Dottori préfèrent étudier le panorama urbain résultant de la perspective mobile et changeante du vol.

Cependant, lorsque le régime fasciste commence à se rapprocher du nazisme allemand, Marinetti se trouve en grande difficulté. Entre autres, le Duce voudrait reprendre en Italie la campagne hitlérienne contre « l’art dégénéré » des avant-gardes. Marinetti s’y oppose, mais se voit obligé de compenser son refus par un soutien indéfectible aux guerres coloniales voulues par le fascisme. En septembre 1935, alors que Mussolini prépare l’invasion de l’Éthiopie, il publie le manifeste Nécessité cosmique de la guerre20 en le faisant suivre, un mois plus tard, d’un second manifeste : Esthétique futuriste de la guerre. Il s’y livre à une véritable litanie : les onze paragraphes du texte débutent en effet par l’affirmation répétée « la guerre a sa beauté »21. Il s’agit en fait d’une paraphrase du septième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, œuvre qu’il avait lue pendant sa jeunesse et qui répète de la même façon « la guerre est divine ». Les derniers peintres futuristes, loin d’atteindre artistiquement le niveau de ceux de la première génération, continuent à réaliser des « aéropeintures de guerre » tandis que Marinetti publie encore, au seuil des années 1940, les manifestes Nouvelle Esthétique de la guerre22 et L’Aéropeinture des bombardements. Il y réitère ses convictions en affirmant que les bombardements enrichissent l’art de nouveaux « caractères plastiques », comme le « faste des couleurs et des volumes se déchaînant en des centaines de motifs surprenants et impensés en forme d’arabesques »23. Le futurisme ne cessera véritablement d’exister qu’en 1944, avec la mort de Marinetti, suivie peu après de la chute du régime fasciste et de la défaite de l’Italie.

1 Voir Le Futurisme, textes et manifestes, 1909-1944, textes établis et préfacés par G. Lista, Ceyzérieu, Éditions Champ Vallon, 2015, p. 94.

2 F. T. Marinetti, Le Futurisme [1911], édition annotée et préfacée par Giovanni Lista, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 12.

3 Le Futurisme, textes et manifestes, op. cit., pp. 867-868.

4 F. T. Marinetti, Les Mots en liberté futuristes [1919], textes établis et préfacés par G. Lista, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987, p. 76.

5 F. Nietzsche, Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1899-1909, vol. 8, p. 326.

6 Ibid., vol. 12, p. 130.

7 Le Futurisme, textes et manifestes, op. cit., p. 878.

8 Voir G. Balla, Scritti futuristi, réunis et préfacés par G. Lista, Milan, Abscondita, 2010, p. 63.

9 Voir G. Lista, Balla, catalogo generale dell’opera, deux volumes, Modène, Fonte d’Abisso, 1982 (voir les tableaux de 1914-1915 reproduits dans le premier volume, pp. 251-258).

10 Ibid., p. 879. Voir surtout son texte Guerre ou révolution purificatrice, rajeunissante, ibid., pp. 880-881.

11 Voir G. Lista, Qu’est-ce que le futurisme ?, Paris, Gallimard, « Folio », 2015, p. 543.

12 La formule « furie française » remonte à 1495, lorsque l’armée française de Charles VIII provoqua la surprise, par sa fougue et par son attitude impitoyable, chez les condottieri italiens, qui combattaient encore selon les règles de la tradition humaniste de la chevalerie. Voir F. Bruni, Italia, vita e avventura di una idea, Bologne, Il Mulino, 2010, pp. 194-197.

13 Lettre du 20 novembre 1914. Voir Archivi del Futurismo, écrits et documents réunis par M. Drudi Gambillo et T. Fiori, Rome, De Luca, 1958, pp. 349-350. Ibid. pour les citations qui suivent.

14 Voir G. Lista, « La Peinture écrite de Severini », dans le catalogue Gino Severini futuriste et néoclassique, 1883-1966, Paris, Musée de l’Orangerie, 27 avril-25 juillet 2011, pp. 31-47.

15 G. Apollinaire, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 253.

16 Le Futurisme, textes et manifestes, op. cit., p. 1028.

17 Ibid., p. 1652.

18 Ibid., pp. 1579-1580.

19 Ibid., pp. 1710.

20 Ibid., pp. 1944-1945.

21 Ibid., pp. 1945-1946.

22 Ibid., pp. 2070-2074.

23 Ibid., pp. 2075-2076.

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