N°45 | L'échec

Patrick Lagadec

Quand l’échec est un soulagement

Les questions non posées aujourd’hui sont les pièges de demain. Et les débâcles du jour d’après. Mais qu’il est doux de se mettre à l’abri du questionnement ! Et plus les faits se font pressants, plus la sourde angoisse taraude, requérant toujours plus d’évitement. Le piège se referme et bientôt triomphe. Alors le chœur antique entonne l’éternel sauf-conduit : « Personne n’aurait pu prévoir cela ! » Avec en fond d’orchestre, un profond soupir. L’Étrange Défaite1 est moins lourde que les intolérables questions qu’il aurait fallu ouvrir. Sous les récits ficelés à la hâte suinte le soulagement.

La psychanalyste Nicole Fabre a bien radiographié le mécanisme profond de cet évitement. Elle rapporte ainsi que Descartes, aux prises avec des angoisses débordantes, avait construit un magnifique système de défense, à la rationalité inattaquable. Avec cependant une faille profonde. Il opposa un refus d’une violence viscérale à toute suggestion de considérer les travaux de Pascal sur le vide. Nicole Fabre poursuit : « En rejetant si vigoureusement ce concept, Descartes manifeste sous des apparences rationnelles l’angoisse du néant (de la mort ?) et la crainte de perdre la solidité d’un système qui ne tient que parce qu’il n’y demeure aucune faille2. »

Nous sommes enfants de Descartes. Sa sublime rationalité porte nos constructions les plus avancées. Mais malheur à qui s’égare à soulever une question sur quelque fragilité fondamentale. L’échec majeur, c’est ce risque de mettre en échec la représentation donnée du système, ainsi mis en cause sur un mode quasi blasphématoire.

Pareille perspective peut apparaître totalement irrecevable. Ne fait-on pas tout pour identifier et maîtriser les risques, anticiper les crises et se former à les gérer au mieux ? Assurément, les efforts ne sont ni inexistants ni inutiles. Et pourtant, dès qu’il s’agit de failles sérieuses, l’excellence dont on s’enorgueillit laisse place à une longue suite de fuites et d’exclusions.

Je propose ici un retour d’expérience sur quatre décennies de travaux dans le domaine des risques majeurs et des crises hors cadre. Un travail motivé par le projet de faire éviter l’échec à nombre d’organisations et même de sociétés humaines pouvant être confrontées à des situations difficiles, voire existentielles. La grande découverte a été que pareil projet n’est pas du tout accueilli avec l’intérêt que l’on pourrait attendre. Je verserai au dossier un certain nombre d’expériences concrètes, qui montrent la profondeur des défis à relever. Je le ferai en reprenant notamment quelques extraits de mon livre Le Continent des imprévus. Journal de bord des temps chaotiques3, dont le fil rouge est bien notre incapacité à prendre en considération, et même à tolérer, la prise en charge des questions les plus sérieuses en matière de pilotage de nos systèmes à hauts risques.

Que l’on ne se rassure pas à bon compte : les illustrations qui suivent ne sont pas des « exceptions », mais bien des révélateurs de lignes directrices, de dynamiques puissantes, celles qui conduisent et portent les défaites actuelles. C’est à la correction de ces tendances lourdes qu’il faut nous atteler.

  • 1er-3 mai 1989. « Surtout, ne les inquiétez pas ! »

« Lors d’une conférence sur les risques majeurs organisée par l’otan à Ottawa pour une centaine de hauts responsables des pays de l’Ouest, le général qui officie me chuchote en me laissant le micro : “Surtout, ne les inquiétez pas !” C’était quelques mois avant la chute du mur de Berlin » (p. 69).

  • 21 juin 2001. Atteinte à la sûreté de l’État :
    « Vous alliez inquiéter les préfets ! »

« J’avais été invité par le préfet de zone à Marseille pour faire un exposé lors du comité de défense de la zone Sud (réunion annuelle pour les préfets). J’interviens sur le thème “Pilotage de crise : quelles ruptures créatrices ?” J’ai à peine entamé mon exposé que le haut fonctionnaire de défense du ministère de l’Équipement “descendu” à Marseille pour l’occasion se fait un devoir d’interrompre en panique mon intervention : “Je ne laisserai pas ce discours se poursuivre ; moi, je suis optimiste, les choses sont sous contrôle en France !” Je dois donc stopper net en milieu de phrase. Au cocktail qui suit, mon cher haut fonctionnaire de défense vient me confier en aparté : “Vous aviez raison, mais on ne peut tout de même pas laisser dire des choses pareilles devant des préfets !” C’était deux mois avant le 11-Septembre » (p. 112).

  • 6-10 août 2003. « Vous êtes pessimiste »

« Rencontre des chercheurs “risques et catastrophes” États-Unis/Union européenne, deux ans après le 11-Septembre, au centre de conférence de Minnowbrook dans l’État de New York. J’interviens sur le thème “Préparer à l’inconcevable”. Tirs de barrage nourris :

  • “non, ces mégachocs n’existent pas !” (un grand nom des sciences sociales),
  • “peut-être, mais ils sont maintenant sous contrôle” (le directeur d’un grand centre de recherche),
  • “vous êtes pessimiste” laisse finalement tomber la présidente de séance.

Enrico Quarantelli, le patriarche, mon voisin de table, me chuchote : “Vous avez raison, mais vous ne les convaincrez jamais.” Un expert travaillant au Department of Homeland Security (dhs) ose faire remarquer que c’est pourtant là son sujet de travail au jour le jour. Mais personne ne prête attention » (pp. 153-154).

  • 31 mars 2005.
    « Mais, pourquoi nous attaquez-vous tout le temps ? »

« Ce jour-là, lors d’un colloque sur la question des situations exceptionnelles, […] je me suis permis deux questions, qui étaient effectivement dans l’angle mort : “1. On parle toujours d’une crue à dynamique lente ; et si elle était rapide ? 2. Vous nous exposez les dispositifs pris, notamment en contrat avec des transporteurs garantissant une bonne livraison de parpaings pour protéger vos installations ; et si tous les acteurs avaient les mêmes fournisseurs, sans savoir qu’en cas de crise le système ne tiendrait pas, les contrats étant pensés pour des situations dans lesquelles tout le monde n’a pas besoin du service au même moment ?” On glissa vite sur les réponses : on rappela que la crue ne pouvait être que lente, la question ne se posait donc pas ; on rappela la solidité juridique des contrats. Je m’interrogeais encore sur un autre angle mort : “On part toujours de l’idée que seule l’Île-de-France serait touchée, que l’Europe ne serait pas concernée ; et si ce n’était pas le cas ?”

En fin de séminaire, une haute personnalité me prend à partie : “Mais, pourquoi vous nous attaquez tout le temps ?” […] Je mesurai les abîmes à franchir : aussi longtemps que toute question est vécue comme agression, preuve de haute trahison, il reste impossible de se préparer aux surprises du monde actuel » (pp. 161-162).

  • 28 juin 2007.
    Le séisme doit rester mineur et avoir prévenu la veille

« Le 28 juin 2007, le Haut Comité français pour la défense civile organisait avec le cea un colloque novateur fondé sur un scénario de catastrophe de grande ampleur frappant le sud de la France : un séisme d’une magnitude de 6,1 survenait à deux kilomètres au large de Menton, suivi rapidement par un tsunami frappant le littoral dans la zone de Nice. […] Cela s’annonçait passionnant. Cependant, je mesurai immédiatement que les organisateurs avaient dû composer avec les préventions du biotope. J’entendis que l’aéroport de Nice serait touché mais utilisable (il est vrai que, s’il était indisponible, on aurait de la difficulté à appliquer le plan national de crise) ; que les autoroutes avaient certes subi des dégâts, mais il n’y avait pas de ruine d’ouvrage (ce qui était heureux si on voulait mettre en œuvre le plan zonal de crise) ; que le réseau électrique n’était pas détruit, que le nombre de victimes affluant dans les hôpitaux restait dans des limites raisonnables, et que le préfet disposait d’entrée de jeu de sa cellule de crise prête à fonctionner – sans quoi on n’aurait pas vu comment mettre en œuvre les dispositifs départementaux consacrés. Exploit sur ce dernier point : toutes les personnes étaient présentes au petit matin en salle de crise, aucune n’avait été gênée par le séisme sur son trajet, événement exceptionnel dûment anticipé. […]

Je pris la parole pour souligner que nous avions deux approches possibles : soit rester dans des hypothèses qui ne mettaient pas en difficulté les dispositifs en vigueur, soit se projeter véritablement dans du hors cadre, ce qui obligeait à réinventer cadres de pensée et procédures. Je soulignai que, si le scénario physique était intéressant, le volet “conséquences” semblait bien minoré pour un examen véritablement réaliste d’un scénario de crise majeure en Europe.

Instantanément, le représentant du ministère de l’Intérieur me prend à partie en s’étonnant de mon ignorance puisque la doctrine nationale prévoit que “le maire prend en charge les opérations à la suite d’un sinistre, le préfet prend les rênes en cas de difficulté, puis la zone intervient, et enfin le niveau national”. Je ne voyais pas trop ce que ce rappel des règles sacrées changeait à mon intervention, mais le rappel à l’ordre était clair. Je reviendrai pourtant à ma ligne de travail lors des observations finales laissées aux experts critiques : “Il est certes important de partir des systèmes existants et de voir ce qu’ils peuvent faire si tout reste dans les épures conventionnelles, mais il est aujourd’hui capital d’aller bien au-delà.” […]

Mais nous étions à mille lieues des habitudes normalisées. L’un des intervenants préférera d’ailleurs faire un très long exposé sur l’excellence désormais atteinte en matière de feux de forêt. Et en clôture, le représentant du ministère de l’Intérieur ne manqua pas de célébrer la doctrine et les dispositifs que le monde entier nous envie : “La France dispose depuis plus de dix ans d’un corps de doctrine détaillant ce qui doit être fait, avant, durant, et après la crise. Le pays dispose de moyens complémentaires territoriaux, nationaux, voire européens, permettant d’avoir une approche globale de la protection générale des populations liant étroitement la défense civile et la sécurité civile.” » (pp. 174-176).

  • 2007. Les subprimes, sujet interdit à la dg

« Confidence d’un membre du comité de direction d’une grande banque à la fin d’un séminaire fermé sur les questions de crise (une fois le séminaire terminé et les collègues partis) : “Il faut tout de même que je vous dise : ici, il y a un sujet interdit au niveau de la direction générale : les subprimes.” C’était un an avant la déferlante qui emporta l’économie » (p. 177).

  • 12 mars 2008. « Vous n’acceptez pas le tragique de l’Histoire »

« L’Académie des technologies, dont je suis alors membre, m’a demandé d’intervenir en séance plénière sur le thème “Penser et piloter les risques du xxie siècle”. Nous sommes au Palais de la découverte à Paris. J’expose les enjeux, les pièges, les pistes. Un éminent savant prend la parole : “Vous n’acceptez pas le tragique de l’Histoire.” J’avais déjà eu cette objection et elle m’avait interloqué. Cette fois, je réponds : “Je veux bien accepter le tragique de l’Histoire, mais une fois que je me suis battu. Pas en signant la capitulation par anticipation.” » (p. 178).

  • 2012. « Alors, vous, vous portez la poisse ! »

« Je suis sollicité pour intervenir lors d’une réunion des risk managers internationaux d’un groupe d’envergure mondiale. Je propose d’ouvrir sur les questions actuelles, au-delà des seuls plans établis. Recul immédiat : “Surtout pas, ça va inquiéter.” Je réponds que c’était exactement la même défausse que j’avais enregistrée quelques années avant sur l’épisode de Deepwater Horizon (la fuite d’hydrocarbures longtemps non maîtrisée dans le golfe du Mexique en 2010) quand j’avais été approché par le groupe pétrolier en question pour une intervention en Californie. Réponse réflexe : “Alors, vous, vous portez la poisse !” » (pp. 197-198).

  • Août 2014, Ebola. « La France a les moyens de faire face »

« Depuis mars, la question de la fièvre hémorragique est posée. Ici ou là, on a refusé de mettre le problème à l’agenda, car, bien sûr, c’était “sous contrôle” puisque “ça n’a jamais débordé des villages en lisière de forêt du centre de l’Afrique”. En juillet, la ministre de la Santé se manifeste : “La France a les moyens de faire face à Ebola.” Et la télévision la montre en inspection rassurante à Roissy. Les lignes aériennes spécifiquement concernées sont surveillées. En juillet, je m’accroche avec un éminent spécialiste français de santé publique qui a posté un tweet sur le thème de la “surréaction”. J’interroge : “Avez-vous fait la cartographie des risques potentiels, si ça déborde du connu ?” Médecins sans frontières, comme par la suite le Center for Disease Control (cdc) à Atlanta, lance cris d’alarme sur cris d’alarme.

Je suis à Marseille sur la plate-forme du mucem, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. En contrebas, un navire en provenance d’Algérie s’apprête à accoster. L’image d’Ebola me vient immédiatement. Je sais déjà – enseignement du sras – que la surveillance du virus sur la ligne aérienne directe entre un point et un autre, comme Conakry/Charles-de-Gaulle, n’est plus suffisante : les flux de passagers ont été bouleversés par les hubs et les grilles tarifaires. Nous pourrions très bien recevoir des malades en provenance d’autres destinations et dans un autre aéroport que Roissy. Il pourrait y avoir des surprises, comme pour le sras : un médecin qui sait comment opérer pour échapper aux contrôles de température et arrive finalement à Tourcoing. Et la maladie ne pourrait-elle pas un jour passer par un membre d’équipage ? Et si le Maghreb est touché, quid des liaisons maritimes ? Que se passerait-il si Ebola surgissait à Calais, dans des zones moins contrôlées qu’un aéroport doté de tous les portiques de détection de température ou autre ? Bref, autant d’hypothèses qui donneraient immédiatement lieu à la consternation rituelle : “Personne n’aurait pu imaginer…” » (p. 204).

  • Août 2014. « Les navires n’apportaient pas que la peste »

« Je quitte le mucem et vais profiter des richesses extraordinaires du musée d’Histoire de Marseille. Je m’arrête devant une vidéo : “Marseille, 588. Un navire venant d’Espagne apporte la peste, qui se répand en épidémie et embrase toute la ville.” Le chercheur qui commente arrête la citation : “Pardon d’interrompre Grégoire de Tours, la peste de 588 peut bien avoir été terrible, elle survient après deux siècles d’âge d’or. Les navires n’apportaient pas que la peste.” Et le chercheur de revenir sur tout le reste, en effaçant l’anormalité, l’incongruité, de l’an 588. Relativisation de rigueur : “Tous les navires n’apportaient pas la peste.” Donc on peut repasser aux choses sérieuses, aux choses “normales”, les seules qui vaillent pour l’intelligence comme pour l’action. Et si l’on perd la ville, ce n’est pas un problème puisque c’est exceptionnel…

Le territoire de l’exceptionnel, de l’aberrant, ne saurait appeler l’intelligence, ni concerner la responsabilité. Je souris de voir en une phrase notre soubassement culturel si doctement et lumineusement exprimé. Mais c’est bien là aussi, et peut-on encore sourire ?, le creuset de nos grandes défaites. Seule la courbe de Gauss peut dignement être prise en considération par qui veut apparaître sérieux. Dans un monde de chocs et de ruptures, pareille référence exclusive ne prépare rien de bon » (p. 205).

1 M. Bloch, L’Étrange Défaite, Paris, Gallimard, 1940.

2 N. Fabre, L’Inconscient de Descartes, Paris, Bayard, 2004, p. 91.

3 P. Lagadec, Le Continent des imprévus. Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Manitoba/Les Belles Lettres, 2015. http://www.patricklagadec.net/fr/livres/Lagadec-Le-Continent.pdf

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