N°45 | L'échec

Jérôme Pellistrandi

1870, 1914, 1940… leçons ou sanctions ?

La victoire crée le héros, la défaite le vaincu. Celle-ci peut être glorieuse quand elle a été sacrificielle ; ce fut le cas à Camerone le 30 avril 1863. Elle peut être infamante, comme à Sedan à deux reprises, en 1870 puis en mai 1940, avec des répercussions majeures jusqu’à des changements de régime – la IIIe République est proclamée dès les lendemains de la capitulation de Napoléon III face à Guillaume Ier, roi de Prusse, et s’effondre dans le chaos de la débâcle du printemps 1940 pour laisser la place au régime de Vichy – ou la remise en cause de l’existence de la nation. Pourtant, il serait partial de ne considérer que ces deux défaites militaires majeures pour tirer des conclusions « définitives » sur la notion d’échec. En effet, celui-ci n’est pas toujours synonyme de désastre, et certains échecs ont été à l’origine de vrais rebonds, permettant d’en tirer les leçons et ainsi de mieux appréhender le futur. Nous distinguerons ici quatre approches différentes et donc complémentaires autour de l’échec : les doctrines, les choix stratégiques, les armements et enfin l’industrie de défense.

  • Les échecs doctrinaux

S’il y a un trait saillant propre à la culture militaire française, c’est bien l’honneur et le courage, d’où la mise en valeur de faits d’armes héroïques malgré la défaite. Nous préférons un héros vaincu à un vainqueur sans gloire. Et de fait, bien souvent, nos troupes se sont battues avec détermination bien qu’étant en infériorité numérique. La Bataille de France de 1940 en est un exemple trop méconnu où, après le choc initial, les unités ont su se ressaisir et se sont pour l’ensemble bien comportées, y compris après l’appel à cesser le combat lancé à la radio par le maréchal Pétain le 17 juin, la plupart poursuivant un repli efficace en infligeant des pertes à la Wehrmacht et à l’armée italienne jusqu’au 25 juin, date officielle de la cessation des combats.

Parmi les causes nombreuses de la défaite, il y a la défaillance des doctrines d’emploi des forces. La doctrine est la formalisation de l’art de la guerre nécessaire pour concevoir, pour préparer puis pour conduire une action organisée en combinant des effets de nature différente mis en œuvre par les forces armées. La doctrine et sa traduction dans des écrits se sont progressivement formalisées au cours du xviiie siècle avec l’apparition de règlements d’emploi permettant d’uniformiser et de rationaliser l’usage technique des armes alors disponibles. La difficulté est moins dans la réflexion théorique doctrinale que dans sa mise en œuvre sur le champ de bataille.

Ainsi, après la défaite de 1870-1871, l’armée française va se transformer dans sa totalité, tirant les leçons de l’échec face à la coalition dirigée par la Prusse. Le premier postulat pris en compte a été le déséquilibre démographique résultant de l’unité allemande autour de Berlin et donc le besoin de compenser celui-ci. La IIIe République a conduit des efforts majeurs dans plusieurs domaines. C’est la création de la ligne Séré de Rivières1 ayant permis la construction de forteresses face à la « ligne bleue des Vosges » et remontant du Jura aux plateaux de la Meuse jusqu’à Verdun. C’est également le renouvellement de l’armement avec le fusil Lebel2, à partir de 1887, ou le fameux canon de 75 mm, qui va devenir l’outil quasi exclusif de l’artillerie après sa qualification en 1897. Ou encore la mise en place du service militaire pour tous les hommes et qui devient universel en 1905 ; en passant d’une armée quasi exclusivement professionnelle sous le Second Empire à une armée de conscription, la France a pu en partie compenser son manque démographique, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur son empire colonial.

Pour faire face aux déficiences du commandement observées en 1870, on crée l’École supérieure de guerre (esg), sise à l’École militaire, en s’inspirant de la Kriegsakademie de Berlin. L’esg est un centre de formation, mais aussi un lieu de réflexion doctrinale, qui va fortement réglementer et formaliser la manœuvre. C’est ainsi que le Règlement d’infanterie publié en 1913 s’appuie sur l’idée maîtresse de l’offensive à outrance préconisée par le colonel de Grandmaison3, chef du 3e Bureau, qui publie en 1908 un ouvrage intitulé Dressage de l’infanterie en vue du combat offensif4. Cette doctrine sera celle de l’infanterie en 1914. À l’épreuve du feu, elle se révélera particulièrement meurtrière. Avec l’uniforme trop visible et l’absence de casque5, elle a contribué à faire de la journée du 22 août 1914 l’une des plus meurtrières de l’histoire de France avec environ vingt-sept mille soldats tués au combat. La priorité donnée à l’offensive, avec un rôle secondaire attribué à l’artillerie, s’est donc avérée être un échec sanglant. Très vite, dès l’automne 1914, la recherche de la manœuvre de débordement va échouer et la ligne de front se figer ; l’heure est désormais à la défensive et aux feux de l’artillerie.

La fin du xixe siècle avait vu un autre échec doctrinal, celui de la « jeune école » mise en avant par l’amiral Hyacinthe Aube6, qui préconisait la multiplication de petits navires rapides en lieu et place des cuirassés. Il s’agissait de constituer une poussière navale capable de contrer une flotte plus massive. Le coût de possession de ces torpilleurs était également un argument de poids : il évitait la construction d’unités du type cuirassé forcément plus coûteuse. Ainsi, en 1892, la France était dotée de deux cent vingt torpilleurs, la première flotte en Europe de ce type. Mais très vite les ingénieurs navals contrèrent la menace en développant le contre-torpilleur, mieux armé, et de ce fait l’idée fut très vite obsolète. De plus, les torpilleurs, de par leur petite taille, avaient une mauvaise tenue à la mer et une puissance de feu négligeable. La Marine nationale se retrouva ainsi, en 1914, avec une flotte de cuirassés beaucoup trop réduite pour pouvoir jouer un rôle important aux côtés de la Royal Navy.

  • Les échecs stratégiques

Commander à la guerre impose des choix et oblige à décider des modes d’action face à un ennemi. Quand le théâtre des opérations dépasse le simple champ de bataille, la question de la décision devient complexe, surtout si les enjeux sont autant politiques que militaires. La Grande Guerre illustre l’importance croissante de l’implication du politique dans la conception et dans la conduite de la guerre, alors qu’auparavant toutes deux relevaient exclusivement de la sphère militaire. Ainsi, au printemps 1915, Churchill, premier lord de l’Amirauté et fort de son expérience militaire de jeune officier issu de l’aristocratie, conçoit et impose une stratégie de contournement avec une opération combinée dans les Dardanelles visant à frapper l’Empire ottoman rangé dans le camp de la Triple Alliance. Cela signifie une projection de forces consistant à s’emparer du détroit qui commande l’accès à Constantinople7, les Britanniques assurant le leadership de cette campagne d’un genre nouveau car obligeant à un débarquement sur les plages de Gallipoli. Dès le début, l’efficacité de la résistance des Turcs, conseillés par des officiers allemands, est telle que les pertes furent importantes, y compris pour la flotte franco-britannique : les cuirassés hms Irresistible et Ocean coulèrent, tout comme le français Bouvet8 touché par une mine. À terre, les assauts alliés ne parvinrent pas à renverser les positions ennemies, aboutissant à un enlisement dans les tranchées où les conditions de vie puis la chaleur accélèreront l’épuisement des troupes alliées. Au final, celles-ci rembarquèrent en février 1916.

En Grande-Bretagne, les conséquences, outre militaires, furent politiques, car cet échec fragilisa le Premier ministre, lord Asquith, et entraîna le limogeage de Winston Churchill –  il servira sur le front en France de novembre 1915 à mai 1916 comme simple officier supérieur avant d’être rappelé à Londres.

Autre échec stratégique : la bataille du Chemin-des-Dames lancée le 16 avril 1917 entre Laon et Reims. L’objectif était d’obtenir enfin une percée après les batailles défensives de Verdun puis de la Somme en 1916. Déjà, les conditions politiques étaient compliquées en raison des divergences entre les ministres de la Guerre – Painlevé a remplacé Lyautey démissionnaire. Et le général Nivelle9, ayant fait preuve de son sens tactique à Verdun et parlant parfaitement anglais, ce qui n’était pas négligeable, venait d’être désigné pour succéder à Joffre au commandement en chef des armées. L’offensive fut brutale sur une ligne de front de trente kilomètres avec le premier engagement de blindés Schneider qui remporta un résultat mitigé. Les pertes ont été très vite importantes sans réelle percée. Au bout d’un mois, Nivelle fut limogé et remplacé par Philippe Pétain, qui eut à affronter le mécontentement de la troupe qui se manifesta par des mutineries, et donc aboutira à des poursuites judiciaires et à l’exécution des meneurs. Il sut cependant rétablir la confiance. La crise militaire fut donc majeure pour l’armée française épuisée depuis l’été 1914 et « saignée à blanc » à Verdun l’année précédente. Cet échec entraîna également une crise politique et l’arrivée en novembre de Clemenceau à la présidence du Conseil à la place de Painlevé. Sur le plan militaire, Pétain temporisa en attendant les Américains et consolida sa stature personnelle…

  • Les échecs techniques

Plus l’engagement dépend du matériel, plus celui-ci peut influer sur le cours de l’opération. Ainsi, le canon de 75 mm, dont la supériorité sur son homologue de 77 mm allemand était réelle, a vu son emploi trop magnifié avant 1914 en raison des qualités spécifiques du système d’arme, et les artilleurs français ont alors, contrairement aux Allemands, trop négligé l’artillerie lourde.

À l’inverse, des moyens mal conçus ont pesé négativement, notamment en 1940, dans le domaine aéronautique. C’est ainsi que la politique de développement des prototypes conduite dans les années 1930 a fragilisé la jeune armée de l’air10 avec des avions périmés avant même d’entrer en service. C’est le cas du Dewoitine D 500, qui effectua son premier vol en 1932 et qui entra en service en mars 1935. Ce chasseur monoplace avait un cockpit ouvert et un train fixe. À la déclaration de guerre, il était déjà obsolète et incapable d’effectuer des missions opérationnelles. Le Bloch MB 210, quant à lui, est entré en service en 1935. Il constituait l’ossature de l’armée de l’air en 1939 pour les escadrons de bombardiers lourds avec deux cent trente-huit appareils. Totalement inadapté lui aussi, malgré une bonne fiabilité, il n’a été employé que pour les actions de nuit aux effets très réduits.

Ces deux exemples d’échec technique sont la résultante d’une très mauvaise politique industrielle durant l’entre-deux-guerres, avec des choix opérationnels sans cesse remis en cause, des commandes étatiques erratiques et des doctrines dépassées. Le déclenchement de la guerre en septembre 1939 va certes accélérer les productions d’engins plus performants comme le chasseur Dewoitine D 520, mais les retards techniques accumulés ne seront jamais rattrapés.

  • Des échecs utiles

En 1945, l’industrie d’armement française n’existe plus et il est donc nécessaire de la reconstruire pour pouvoir rééquiper les forces qui ont bénéficié des matériels essentiellement américains à partir de début 1943. Malgré la récupération de quelques Tigre allemands, les blindés sont quasi tous américains. Le besoin d’un char lourd est très vite identifié et les ingénieurs français vont « bricoler » en utilisant les compétences d’environ soixante-quinze techniciens allemands qui, conduits par Karl Maybach11, travaillent au lrba (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques) de Vernon. Un premier engin est développé : l’arl 44. Équipé d’un canon de 90 mm, il est construit à soixante exemplaires, mais sa fiabilité est réduite et ses performances médiocres. Il équipe cependant le 503e rcc (régiment de chars de combat)  de Mourmelon, mais est retiré du service dès 195212, il est remplacé par le M 47 Patton, bien plus efficace.

Après l’échec de l’arl 44, un nouveau projet de char lourd est relancé en 1949 en s’appuyant sur l’expérience acquise et les moteurs Maybach. C’est l’amx 50 proposé par les ateliers d’Issy-les-Moulineaux qui est retenu. Il pèse cinquante-cinq tonnes et est doté d’une tourelle oscillante. Là encore, l’engin est trop complexe, mais il permet de développer le concept d’une nouvelle tourelle qui va s’avérer performante. Il est vite abandonné, d’autant plus que les parcs de chars américains restent importants et que la France est engagée dans le conflit indochinois pour lequel les chars lourds sont inopérants. Ce dont elle a besoin, c’est d’un engin plus léger, maniable et pouvant être aérotransporté. Ce sera l’amx 13, développé à partir de 1953, et qui a lui aussi une tourelle oscillante équipée dans un premier temps d’un canon de 75 mm. C’est un vrai succès technique et opérationnel avec de nombreux dérivés, qui a bénéficié des errements techniques des arl 44 et amx 50.

Le renchérissement du coût des programmes à partir des années 1970 et la concentration des industriels ont limité les prototypes et la mise en concurrence, obligeant la Direction générale de l’armement (dga) et les entreprises à rationaliser la conduite des projets.

En 1972, l’armée de l’air envisage le programme Avion de combat du futur (acf) pour développer un biréacteur de combat. Face à son coût, le président Giscard d’Estaing préfère un projet proposé par Marcel Dassault, le Mirage 2000, qui effectuera son premier vol le 10 mars 1978. L’appareil est un succès, y compris à l’exportation avec huit pays clients. La société Avions Marcel Dassault-Bréguet Aviation (amd-ba)13 décide cependant de développer sur fonds propres un biréacteur dérivé de cet avion : le Super Mirage 4000. L’idée était une sorte de remake du Mirage IV, biréacteur dérivé du Mirage III. L’appareil reçoit le feu vert des services de l’État avec une ambition clairement tournée vers l’exportation. Il effectue son premier vol le 9 mars 1979, soit un an après le Mirage 2000. Le prototype est réussi, mais l’État refuse de financer une présérie de cinq avions, d’autant plus qu’il vient de lancer le remplacement des Jaguar. Le 4000 est donc resté à l’état de prototype, mais il va connaître une seconde vie en participant, jusqu’en 1990, à des essais dans le cadre du programme Rafale, appareil qui constitue désormais l’ossature de nos forces aériennes.

Notre histoire nationale est riche de victoires, mais aussi de défaites aux conséquences plus ou moins dramatiques. Pour notre culture militaire française, l’héroïsme a été sacralisé, au risque de privilégier ce qui contribue à l’honneur plus qu’à l’efficacité. Plutôt Hector qu’Achille, plutôt Vercingétorix que César… Or, c’est à partir de l’échec que l’on peut reconstruire, en ayant l’humilité de remettre à plat certitudes et convictions.

D’autres échecs, en dehors du désastre de mai-juin 1940, ont été essentiels pour revoir notre politique de défense. Ce fut le cas de l’expédition de Suez à l’automne 1956, qui a largement contribué à développer l’arme nucléaire, pilier de notre indépendance nationale. Sans parler d’échec, on peut également considérer que la guerre du Golfe (1990-1991), qui a certes permis le succès tactique de la division Daguet, a mis en lumière de nombreuses lacunes de notre outil militaire de l’époque, entraînant plusieurs réformes dont la création de la Direction du renseignement militaire (drm) (16 juin 1992) et, en 1993, du Collège interarmées de défense (cid), aujourd’hui École de guerre (depuis 2011). C’est bien cette capacité à se remettre en cause qui doit être une vertu du guerrier… mais aussi et surtout du politique. Pour éviter l’échec.

1 R.A. Séré de Rivières (1815-1895), polytechnicien et sapeur.

2 Le fusil Lebel, avec un calibre de 8 mm, remplace le fusil Chassepot adopté en 1866.

3 L. de Grandmaison (1861-1915), saint-cyrien, promu général, tué au combat.

4 Éditions Berger-Levrault.

5 Le casque proposé par l’intendant général Adrian en avril 1915 répond au constat fait des nombreuses blessures à la tête. Il a sauvé des milliers de vie et a été fabriqué à plusieurs millions d’exemplaires.

6 1826-1890, ministre de la Marine en 1886-1887.

7 Rebaptisée Istanbul en 1930.

8 Six cent quarante-huit marins morts sur un effectif d’environ sept cents.

9 Robert Nivelle (1856-1924), polytechnicien, artilleur.

10 Créée en 1934.

11 Karl Maybach (1879-1960) a dirigé l’entreprise de moteurs Maybach, qui a équipé les chars allemands les plus performants, dont les Tigre et Panther.

12 L’arl 44 a participé au défilé du 14 juillet 1950.

13 Devenue Dassault Aviation en juin 1990.

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