N°46 | S’engager

Daniel Menaouine

Une décision personnelle pour servir une ambition collective

Alors que je rentrais d’une mission d’un an comme chef d’état-major de la minusma1 au contact d’une jeunesse provenant d’une cinquantaine de pays engagés en opérations au profit de l’établissement de la paix au Sahel, je me suis vu offrir l’occasion unique d’aller à la rencontre des jeunes Français à travers le mandat que m’a confié le président de la République en février 2018 comme rapporteur du groupe de travail sur la mise en œuvre du service national universel (snu).

Ce nouveau projet de société soulevant d’emblée la question de l’engagement des jeunes, je suis allé à leur rencontre à la recherche de réponses sur ce sujet. Quels sont les motifs qui les incitent à s’engager aujourd’hui ? Sont-ils fondamentalement différents de ceux qui animaient ma génération, ou de ceux qui m’ont poussé à passer le concours d’entrée de Saint-Cyr ? Quels idéaux les animent ? Quels freins rencontrent-ils ? Quelles nouveautés ? Il me paraissait évident que les réponses à ces questions me permettraient d’imaginer le contour de ce nouveau projet, dont l’un des objectifs est bien d’encourager l’engagement des jeunes sous toutes ses formes. Et c’est imprégné de mes propres motivations et de mon identité militaire que j’abordais cette mission.

Dès le premier échange avec des jeunes engagés dans le cadre du service civique, j’ai pu mesurer combien le contexte de l’engagement avait évolué, même si le moteur de celui-ci est toujours cette décision individuelle de servir une ambition collective. Un retour sur mon propre engagement me semble indispensable ici afin de mieux comprendre l’évolution actuelle des aspirations des jeunes générations.

  • S’engager dans les années 1980

Je me suis engagé dans une carrière militaire en intégrant Saint-Cyr en 1985. Le contexte international était simple, marqué par un affrontement bipolaire du monde. Ma démarche servait une idéologie (le respect de valeurs démocratiques et d’un mode de vie) et un fervent patriotisme (la défense de la nation française face à une menace armée). Quatre ans de scolarité plus tard, à mon arrivée en régiment, le mur de Berlin scindait toujours l’Europe en deux et la menace d’une invasion soviétique pesait lourdement sur notre défense, persuadés que nous étions qu’elle passerait par la trouée de Fulda, son bataillon de reconnaissance précédant des milliers de chars et de canons. Ce statu quo stratégique était confortable intellectuellement : la menace était parfaitement connue et je dirais en quelque sorte maîtrisée.

Ainsi, je me trouvai affecté comme jeune officier à Douai à la tête d’une section d’artillerie composée d’une trentaine de jeunes conscrits issus majoritairement du Nord. Ces appelés, de la même génération que moi, dont certains étaient en grande difficulté sociale, partageaient cet engagement. Bien que subissant pour la plupart les contraintes de la conscription, ils montraient tous leur volonté de servir au mieux leur pays et j’avoue que je serais parti les yeux fermés au combat avec eux si la situation avait dégénéré. Il en a été heureusement autrement.

D’autres jeunes de ma génération trouvaient une autre forme d’engagement dans le domaine humanitaire. Elle était motivée par des situations de crise en Afrique, la famine en Éthiopie par exemple, ou en Asie du Sud-Est avec la tragédie des boat people, ou même en France où se développait une grande précarité, et elle se traduisait par leur participation à des missions humanitaires, à des levées de fonds par l’intermédiaire d’événements de toutes sortes à l’image du concert Live Aid organisé en juillet 1985 par Bob Geldof à Londres et à Philadelphie au profit de l’Éthiopie, et leur implication dans des associations comme les Restos du cœur créés en 1985 ou les nombreuses ong qui ont vu le jour à cette époque. Engagements idéologique, patriotique, humanitaire étaient les aspirations de ma génération.

  • Dans quel contexte s’engager aujourd’hui ?

En février 2018, l’analyse du contexte national et international est sans appel : le confort intellectuel et la simplicité des années 1980 ont disparu. S’il y a trente ans les menaces étaient cantonnées au-delà d’un mur, si les raisons de s’engager étaient loin de nos frontières, elles sont aujourd’hui au pas de la porte et protéiformes : terrorisme, pollution et dérèglement climatique, cyberattaque, catastrophe nucléaire ou industrielle, pandémie, précarité… Les questions que se posent les jeunes ne sont pas de savoir s’ils seront confrontés à des situations de catastrophe, mais à quelle échéance elles surviendront.

Le fléau du terrorisme est plus que jamais présent dans leur esprit. Ce sont en majorité des jeunes qui ont trouvé la mort dans une salle de concert ou aux terrasses de cafés en 2015 à Paris, tout comme pour ceux qui ont répondu aux sirènes d’une guerre aux confins de la Syrie notamment. L’affrontement d’idéologies politiques a laissé la place à celui d’extrémismes confessionnels. Les combats conventionnels sont remplacés par des actions subversives et terroristes (attaque au couteau, fusillade, voiture ou colis piégé), ô combien plus difficiles à anticiper et à contrer.

Très présents sur les réseaux sociaux et sur la Toile, les jeunes sont également les premières victimes des cyberattaques, notamment l’hameçonnage ou phishing, ou plus généralement de l’emploi détourné et nuisible des réseaux comme la circulation de photos volées ou l’usurpation d’identité à des fins malveillantes.

L’environnement et le climat sont devenus la préoccupation première des citoyens du monde et de leurs gouvernements. Le réchauffement de la planète est une réalité ; le dérèglement climatique (ouragans, fonte des calottes glaciaires, crues, hausse générale des températures…) désormais une triste réalité. Les jeunes sont conscients de cet état de fait et redoutent les événements climatiques à venir.

Les risques liés à des accidents nucléaires ou industriels sont eux aussi plus que jamais d’actualité. Si en avril 1986, selon les informations de l’époque, le nuage de Tchernobyl s’était arrêté à la frontière franco-allemande, les jeunes de 2018 ont pris conscience avec l’accident de Fukushima qu’un pays disposant d’une technologie de pointe comme le Japon pouvait aussi être victime d’une telle catastrophe. Ce drame avait conduit les Japonais à déployer près de cent mille hommes pendant quatre mois pour confiner la zone. En France, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen en septembre 2019 a rappelé la dangerosité des centaines de sites Seveso que compte notre pays.

Concernant les pandémies, si en 2018 les jeunes du service civique rencontrés n’avaient plus à l’esprit la menace du h1n1, nombre d’entre eux évoquaient le virus Ebola qui sévit en Afrique et certains s’interrogeaient déjà sur les capacités de la France à réagir face à une telle tragédie sur le sol national. Leurs légitimes interrogations ont trouvé un écho avec la pandémie de la covid-19 et ses implications sociales, économiques et humaines.

Enfin, la misère humaine et la précarité sociale ne sont plus l’apanage des pays pauvres d’Afrique ou d’Asie, mais sont aussi présentes en France et visibles au quotidien dans nos quartiers, nos banlieues et nos villes. Nombre de jeunes Français sont d’ailleurs touchés directement : avec un taux de chômage de 24 %, les dix-huit/vingt-six ans constituent la population la plus précaire de France. Certes, la présence de migrants en grande situation de précarité est peut-être plus visible aujourd’hui, mais en 1985 déjà Coluche avait tiré la sonnette d’alarme en créant en septembre les Restos du cœur.

Voilà donc le nouveau contexte d’engagement d’une jeunesse française qui souhaite pouvoir être actrice de sa citoyenneté en descendant dans la rue autant que de besoin, non pas uniquement pour répondre à l’appel du canon, mais aussi pour aider à faire face à tous les types de crise d’aujourd’hui.

  • Dans quelles conditions s’engager aujourd’hui ?

Comme me l’ont souvent dit les jeunes du service public ou autres volontaires, pompiers ou jeunes scouts par exemple, que j’ai croisés, l’engagement ne doit pas être obligatoire, mais il faudrait que tout le monde vive cette expérience. La simple volonté individuelle ne suffit pas, car des freins sociétaux à cet engagement persistent. En France, l’engagement, des jeunes comme des moins jeunes, n’est pas suffisamment reconnu par les institutions et par la société. La primauté est accordée à l’accession aux diplômes qualifiants professionnellement ; le temps de l’engagement n’est pas valorisé, car les compétences acquises lors de cette expérience ne sont pas prises en compte. Le débat est toujours assez persistant sur le bénévolat, qui ne peut en aucun cas faire l’objet de contrepartie et donc de reconnaissance. Les dispositifs de crédit, de passeport pour essayer de reconnaître cet engagement existent, mais ils sont peu utilisés tant la primauté de l’académique, voire de la théorie sur la pratique, demeure. Le temps accordé au soutien d’une cause, à une association ou à des actions n’est pas reconnu et encore moins validant. La France est dans ce domaine très loin du monde anglo-saxon, voire des pays nordiques. Si le système d’intégration dans les universités américaines est souvent décrié, il a le mérite de valoriser l’action associative des candidats. À l’heure où la formation en alternance semble enfin trouver ses lettres de noblesse, il conviendrait de reconnaître l’engagement des jeunes comme un réel atout.

L’isolement des jeunes constitue aussi un frein important à l’investissement dans le monde associatif. L’engagement leur permet de sortir d’un isolement qui, paradoxalement, s’est accru avec leur hyperconnexion sur les réseaux sociaux. Les liens virtuels entretenus sur le Net ont supplanté les liens réels, d’autant que beaucoup ont migré aux marches des villes en suivant leurs parents poussés à investir dans des lotissements plus abordables. Depuis ces banlieues reliées aux centres urbains ou aux bourgs voisins par les seuls bus scolaires, le lien sur le Net est devenu l’unique moyen d’échanger. Nombre d’associations font ainsi le constat de l’absence d’adhésion des jeunes dans ces nouvelles zones d’habitat. Il convient aussi de souligner que le modèle associatif tel qu’il existe aujourd’hui ne répond pas suffisamment aux nouveaux modes d’engagement. S’engager pour une cause par une action visible mais ponctuelle semble mieux répondre aux attentes de nombre de jeunes, alors que le modèle associatif inscrit plutôt l’action dans la durée et est d’avantage animée par un sentiment d’adhésion que de revendication.

Cet isolement géographique est accru par la difficulté rencontrée par les jeunes pour passer leur permis de conduire. L’obtention du code constitue un réel obstacle pour les quatre-vingt-neuf mille jeunes (sur sept cent quatre-vingt-dix mille) détectés en 2019, lors de la journée défense et citoyenneté (jdc), en difficulté de lecture, donc en difficulté de compréhension des questions posées lors de cet examen. Pour beaucoup, le choix de l’adhésion à une association est en réalité inaccessible.

Enfin, le désir d’engagement des jeunes est également limité par un déficit d’informations sur les opportunités permettant de se lancer dans telle ou telle mission d’intérêt général au profit de telle cause ou de telle association. Hors service civique, ces modalités sont peu connues et restent pour la plupart soumises à l’environnement proche du jeune, cercle familial ou amical. 49 % des jeunes qui s’engagent aujourd’hui s’inscrivent dans le cadre d’une tradition familiale, l’un de leurs parents étant déjà impliqué dans le monde associatif.

Le scénario proposé par le snu aujourd’hui vise bien à valoriser auprès de tous les jeunes d’une même classe d’âge toutes les formes d’engagement. Pour cela, il répond à travers son séquençage (stage de cohésion, mission d’intérêt général, période d’engagement) à un double défi : rompre l’isolement, informer sur les opportunités d’engagement et, surtout, assurer une forme de reconnaissance de celui-ci. Il offre ainsi aux jeunes l’opportunité d’être acteurs de leur citoyenneté. En effet, en leur proposant une première expérience qu’ils peuvent ensuite enrichir, il leur permet d’être mieux armés pour faire face aux défis d’aujourd’hui. La crise sanitaire de la covid-19 n’a-t-elle pas fait la preuve de l’engagement spontané de nombre d’entre eux auprès de leurs amis et voisins en difficulté ? Elle montre l’intérêt de mieux préparer les jeunes à affronter des situations de crises aiguës, qu’elles soient liées au dérèglement climatique, à des accidents industriels voire au terrorisme, qui ont malheureusement mais inévitablement vocation à se développer. La pandémie n’a en aucun cas atténué les autres menaces ; elle a juste révélé notre impréparation. L’engagement citoyen d’un plus grand nombre de jeunes aura le mérite de démultiplier les capacités de résilience de la France, qui ne peuvent être limitées aux seuls professionnels de la gestion de crise.

1 Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali.

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