N°48 | Valeurs et vertus

Benoît Tahon

L’univers sonore des combattants de la grande guerre

« C’est un caractère curieux de cette guerre qu’on l’entend beaucoup plus qu’on la voit. Contrairement à ce qui a lieu dans la vie pacifique, les sensations auditives y sont bien plus nombreuses et intenses que les visuelles. » Reconnu avant-guerre pour ses travaux sur les ondes hertziennes, l’astronome Charles Nordmann définit ainsi les « bruits de la bataille » dans une série d’articles publiés en 1916 dans la Revue des deux mondes1. Le déroulement du conflit, qui impose de produire des armes dont la puissance sonore pouvait traduire, aux oreilles des combattants, la puissance destructrice2, modifie en même temps la perception de ce qui n’était déjà plus le « champ de bataille » habituellement pensé et figuré : l’ennemi, hors de la vue, se camoufla et les batteries de tir se défilèrent. Dans ces conditions, poursuit Charles Nordmann, « l’ouïe précède la vue parce que le seuil des sensations auditives produites par chacun des engins et des divers phénomènes de combat est atteint bien avant le seuil des sensations visuelles correspondantes »3.

Replacer l’ouïe au centre des sens mobilisés dans le combat moderne, c’est affirmer que le champ de bataille est d’abord un champ sonore qui influe sur le corps des combattants et engage, avant tout autre mobilisation sensorielle, la sensibilité auditive4. La captation d’un monde en guerre exige une mobilisation différentielle des sens ou, comme le souligne Odile Roynette dans Les Mots des tranchées, « un réaménagement des priorités sensorielles en faveur de l’auditif »5. C’est dans cette perspective qu’il convient de s’interroger sur l’importance des perceptions sonores dans la « physicalité du fait guerrier »6.

L’appréciation des sons ou des bruits perçus, leur enregistrement par l’oreille et leur interprétation relèvent de l’« acoustique physiologique » ou « psycho-acoustique »7, discipline qui s’intéresse à la manière dont l’oreille perçoit les sons, depuis l’oreille externe jusqu’à l’oreille interne, et à la fabrication par le cerveau d’« images auditives ». Claude Bailblé décrit avec une grande précision ce processus : « L’événement sonore enclenche une image – pas seulement visuelle […] – aussitôt rapportée à son origine, à la fois spatiale et temporelle : un mouvement routinier, un incident, les phases d’un processus. […] Intermittente, continue ou isolée, l’émission acoustique reflète nécessairement une cause énergétique : naturelle (tempête, bord de mer…), sociale (circulation, travaux…) ou domestique (bouilloire, sonnerie…). La plus intéressante est l’activité humaine. […] Il reste que la pertinence interprétative […] provient de savoirs antérieurs expérimentés et de l’appréciation adéquate du contexte8. »

Il n’est pas impossible de transposer ces différentes chaînes de transmission aux mécanismes de perception des combattants sur le champ de bataille des guerres modernes : ils repèrent des sons (sourds, brefs, isolés, en rafales) dont ils tentent d’identifier la « cause énergétique » (canon lourd, canon de 75, fusil, mitrailleuse) en s’appuyant sur l’habitude et des « savoirs antérieurs expérimentés », qui leur donnent la possibilité de les interpréter avec plus ou moins de justesse et de pertinence. Il s’opère alors une forme d’interaction entre le « milieu » sonore et le soldat qui se trouve en mesure de prélever des informations capables de lui permettre de s’y adapter de la manière la plus appropriée. Il devient moins « une machine qui répond par des mouvements à des excitations » qu’un « machiniste qui répond à des signaux par des opérations ». Le milieu dans lequel il évolue fonctionne comme une Umwelt pour tout organisme vivant, un « milieu de comportement propre, […] un ensemble d’excitations ayant valeur et signification de signaux »9. L’interprétation qu’il lui est possible de mettre en œuvre à l’écoute des sons et des bruits conditionne son aptitude à faire face aux dangers qui l’environnent.

Cependant, avec la guerre de position et l’installation durable des combattants dans les tranchées, l’accoutumance aux bruits des différents types d’obus crée en réalité des « réflexes provisoires ou durables » face à des « dangers de même espèce, se répétant de la même façon », par exemple pour des obus de même calibre. « Chez l’homme de guerre, la sommation des excitations nerveuses est tellement forte et chronique qu’il en arrive à l’anesthésie. Le système nerveux, central et périphérique, est ébranlé par tant d’émotions et de sensations […] que l’influx nerveux s’en écoule comme une hémorragie. […] À la longue, les excitations sensorielles périphériques, visuelles et auditives, mettent un temps considérable pour provoquer des réactions psycho-motrices et émotives, ou même n’en provoquent plus du tout, d’où des imprudences10. »

Cette « anesthésie » des fonctions sensorielles bombardées par des stimuli visuels et auditifs aboutit progressivement à la création d’un état cérébral que les neuroscientifiques désignent par l’expression vaise d’« habituation », qui se traduit par une « diminution de la réponse neuronale ». Les comportements automatiques ou habituels que les combattants ont maintes fois évoqués s’effectuent alors dans un espace sensible « familier » que rien, ou presque, ne vient perturber. Que le danger prenne une autre voix et « il faut une nouvelle accoutumance pour le surmonter » : « À chaque nouveau stimulus, l’attention est éveillée, ce qui amène le cerveau à traiter de nouvelles informations sensorielles et à les confronter aux données déjà acquises11. »

Bien des paramètres interviennent dans le comportement des soldats confrontés aux bruits de la guerre : fatigue, durée du temps passé dans les tranchées, état émotionnel Dans Au-delà du principe de plaisir, publié en 1920, Sigmund Freud évoque la distinction qu’il faut établir entre la peur, l’angoisse et l’effroi, qu’il différencie en fonction de leur rapport au danger : « L’angoisse désigne un état caractérisé par l’attente du danger et la préparation à celui-ci, même s’il est inconnu ; le terme de peur suppose un objet défini ; quant au terme d’effroi, il désigne l’état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé ; il met l’accent sur le facteur surprise12. »

C’est l’effroi qui conduit au traumatisme, qui « déroute » les hommes, les surprend et cause les attitudes de paralysie, de fuite, de délire. Ce dernier état, en partie déclenché par l’a-perception de l’onde, brutalement surgie, rend impossible, par le fait même de son surgissement, la fabrication d’une « image-prospection » susceptible d’identifier et de localiser la source sonore13. C’est par exemple le cas lorsque l’éclatement de l’obus précède le bruit du coup de départ en raison de la vitesse de l’obus supérieure à la vitesse du son. Tout au long de la guerre, les soldats ont maintes fois relevé la crainte qu’occasionnaient les obus dont on ne pouvait pas percevoir le coup de départ. De manière identique, la saturation totale de l’espace sonore lors de bombardements particulièrement appuyés rend impossible la reconnaissance des multiples modulations produites par les tirs des canons : « Avant, on reconnaissait au sifflement, à l’éclatement ; maintenant, on ne reconnaît rien. Ce n’est plus une succession de bruits, c’est un chaos écrasant, envahissant et tel qu’on ne sait plus si l’on vit14. »

  • Apprentissage

Dès lors, la nécessité de mobiliser un savoir sensoriel capable d’identifier le maximum d’objets sonores de son environnement apparaît au soldat comme un moyen de prévenir les mauvaises surprises, de se protéger des multiples dangers et de parer toute défaillance psychique : « Qu’est-ce qui cause le bruit des projectiles dans leur vol ? Le chant modulé de l’obus, le son des balles qui semblent éclater ? Quelles sont leurs diverses vitesses par rapport au son ? Je me vois en novembre 1914 lisant dans la tranchée, au moulin du ruisseau de Forges, quelques bons articles de presse sur ces questions. Ces notions acquises me prémunirent contre certaines légendes, en particulier la légende des balles explosives15. »

Que tous les combattants, comme le fit Jean Norton Cru, aient poussé la curiosité jusqu’à se procurer des articles de presse pour expliquer un certain nombre de phénomènes acoustiques et se « prémunir contre certaines légendes », on peut en douter, mais exercer son ouïe aux différents sifflements d’obus « que l’on suit à l’oreille » peut devenir une qualité sensorielle utile, au point que l’on peut même, d’après Paul Lintier, faire perdre à l’obus « beaucoup de son effet moral »16. Cet avantage n’est envisageable que dans le cas où les signaux acoustiques orientent l’attention du combattant et le prédisposent à l’anticipation par une acuité extrême à son environnement sonore. Plutôt que d’être aboli, l’espace sensible perçu se trouve cette fois élargi et l’oreille se tend (la dimension directionnelle étant essentielle) pour rechercher les indices sonores qui structurent son territoire, quand bien même cet ordonnancement ne serait que provisoire.

Cette disposition de l’oreille à discriminer certains sons au milieu d’un univers sonore donné correspond à une « compétence » auditive dite « analytique » distincte de l’écoute naturelle ou « holiste ». Cette aptitude dépend à la fois de la « sensation auditive » proprement dite (intensité, fréquence…), mais aussi de la « perception auditive », c’est-à-dire la capacité du cerveau à déchiffrer l’information sonore pour la traiter en message et lui donner du sens17. Or cette dernière est le fruit d’une expérience que les mille configurations du combat amènent à renouveler de manière constante. Cette reconnaissance permet au soldat de circonscrire progressivement un espace sonore qui s’apprécie aussi par les distances que les hommes évaluent, mémorisent par les sons et essaient d’exploiter dans des circonstances nouvelles : « J’écoutais le crépitement des fusils ennemis, écrit Maurice Genevoix. Il résonnait avec netteté face à nous, exactement. Mais une grande distance l’atténuait. Je me rappelais la ruée de la Vaux-Marie, les coups de feu tirés à trente mètres, puis à dix, puis à bout portant. Ce n’était pas cela. J’étais sûr à présent que les Allemands n’avaient pas quitté leurs tranchées et qu’ils ne les quitteraient pas18. » De même, les soldats apprennent-ils à évaluer la distance de la batterie ennemie ou à « compter les coups », ce qui permet parfois de déterminer le type de bombardement.

Cependant, les sons qui jouent un rôle primordial au combat ne sont perçus que de manière lacunaire, sans que les souvenirs de l’instruction militaire, des exercices effectués lors des grandes manœuvres puissent être d’une complète utilité. Il en est finalement de même de l’enseignement des « anciens » sur le front, tels les sifflements d’un sergent qui transcrit pour Pierre Chaine « en les imitant avec la voix les différents bruits des obus selon le calibre et la distance ; et aussi les sons variés que produisent les balles, selon qu’elles ricochent ou qu’elles arrivent de plein fouet ou qu’elles se retournent d’elles-mêmes dans leur trajet ou qu’elles éclatent en l’air par la dilatation du métal ». Pourtant, au milieu du combat, c’est la surprise qui saisit l’auteur des Mémoires d’un rat, incapable d’identifier dans le feu de l’action les bruits des éclatements d’obus que son instructeur avait auparavant imités19 !

  • Perceptions naturelles et perceptions acquises

Au début du xxe siècle, le sociologue Georg Simmel souligne combien la multitude des stimuli qui bombardent l’habitant des grandes villes engendre chez lui des impressions variées, changeantes et contradictoires. Cette «“intensification de la vie nerveuse” aboutit, contrairement à ce qui se passe dans la petite ville et le milieu rural, tout entier dominé par l’“harmonie tranquille d’habitudes ininterrompues”, à un usage plus intensif de l’“intellect” comme moyen de protection. L’air “blasé” et la réserve affichés par les habitants des grandes villes trahissent alors les symptômes de la vie moderne. La ville, en émoussant des sens trop excités par un environnement sonore saturé de bruits, favorise l’“intellectualité de la vie” »20. Peut-on transposer à l’univers des combattants une telle modélisation des comportements perceptifs ?

Dans le cadre d’une enquête d’« anthropologie sensorielle »21 qui s’attache à déterminer le rôle des sensations auditives dans le comportement des hommes au combat, on distinguera d’abord ce qui relève d’aptitudes naturelles, les qualités d’une audition, et ce qui dépend de comportements instruits et qui ont fait l’objet d’une éducation ou d’une transmission, à savoir les qualités d’une écoute. Les pédagogues du xixe siècle distinguent d’ailleurs les « perceptions acquises » des « perceptions naturelles ». Si ces dernières relèvent de données physiologiques, l’écoute est en revanche le fruit d’une attention exercée ou non par des habitudes antérieures de sensibilisation à un environnement sonore22.

Pour évaluer l’audition des conscrits, les conseils de révision procèdent à un examen de l’oreille externe et moyenne ainsi qu’à une évaluation de « la portée du champ de l’audition pour le langage » et du « degré d’acuité de l’ouïe pour les bruits faibles et réguliers »23. Mais, comme le notent Danielle et Rémy Cazals dans leur étude sur les populations ouvrières du canton de Mazamet dans la seconde moitié du xixe siècle, on « se heurte aux obstacles les plus délicats : “subjectivité” des conseils de révision, nombreux manques de données […] et insuffisance des connaissances médicales des chercheurs »24. Cela apparaît d’autant plus vrai pour les déficiences auditives que les moyens scientifiques d’exploration, notamment de l’oreille interne, restent insuffisants et que la suspicion se généralise à l’égard des « simulateurs » et autres « provocateurs ».

La faiblesse des cas d’exemption pour surdité (3-4 % au milieu du xixe siècle ; autour de 1 % à la veille de la Grande Guerre25) ne traduit cependant pas un état clinique sans doute plus contrasté. Mais elle s’explique par le fait que les surdités unilatérales n’interdisent pas nécessairement l’incorporation dans le service armé ou auxiliaire, et que l’ajournement permet de reporter un avis qui peut s’avérer trop rapidement définitif. Outre l’évolution de la législation concernant le recrutement, et qui a influé sur les procédures de révision, le déroulement de ces conseils ne se prête pas davantage à un examen approfondi des conscrits. Dans La Lanterne, en 1913, on ironise sur ces parodies de visite : « Hier, ils [les conseils de révision] opéraient sur la rive gauche, à la mairie du 14e arrondissement. Il y avait à examiner sept cent quatre jeunes ; la visite commencée à 8 h était complètement terminée à 10 h 35. C’est-à-dire que dans cent cinquante-cinq minutes, les médecins militaires avaient eu le temps de reconnaître les bons parmi les sept cent quatre appelés en consacrant en moyenne un peu plus de treize secondes par homme26 ! »

Seules les surdi-mutités « congénitales » et de « notoriété publique » entraînent à coup sûr l’exemption et la réforme. Puisque les moyens d’évaluation de l’ouïe restent superficiels et ne peuvent être véritablement déployés dans un laps de temps aussi court, on s’en remet soit à l’arbitraire d’un médecin rarement spécialiste en otologie, soit au « certificat de notoriété » que fournit le conscrit. Pour autant, les conditions d’exercice de certains métiers manuels comme la nature de certaines professions exposées à des bruits continuels ou d’intensité élevée aggravent les risques de surdité. Ainsi, connaît-on bien au xixe siècle la « maladie des chaudronniers » et des « ouvriers calfats », la « surdité plombique », la « maladie des caissons » ou bien encore, à l’armée, la « piqûre », ce « son piquant particulier, très vibrant, produit par le frottement du boulet sur le métal à la sortie du canon » et qui frappe l’oreille de l’artilleur qui charge les canons par la gueule jusqu’en 186127. À la jeune recrue, on recommande de « regarder avec les yeux la bouche du canon qui va faire feu. Il y a aussi, dans l’espèce, une répartition plus égale de l’ébranlement sur les deux oreilles. D’autre part, au même moment, on lui enjoignait l’ordre de fermer la bouche, c’est évidemment pour diminuer de ce côté la communication interne de l’air par la trompe d’Eustache s’ouvrant sur la partie supérieure du pharynx »28.

Stimulus et signal

sonore

Signes

auditifs

  « Image-prospection »

Réponses/

réactions =

Action/ = intention

A

B

Espace sensible perçu

Ondes sonores

Sons identifiés et localisés

Visualisée

Blasement, indifférence (objet indéfini)

« Diminution progressive de la réponse neuronale » ou habituation

réflexes, imprudences

A

Familier, routinier

Ondes sonores

Sons identifiés mais non localisés

Partiellement visualisée

Peur
(objet défini)

Sensibilité auditive en éveil

écoute, veille, attention, vigilance

B

Élargi

Ondes sonores

Sons non identifiés, non localisés, mais réitérés

Partiellement visualisée

Angoisse
(objet mal défini)

Corps replié, organes de la perception protégés

attente

B

Restreint

Ondes sonores

Sons non identifiés et non localisés (surgissement, saturation)

Non visualisée

Effroi, frayeur (objet non défini)

Troubles des fonctions sensorielles, rupture psychique

« déprise » corporelle, terreur (tremblements, paralysie, panique…)

A

Aboli

Si de telles pratiques relèvent d’un apprentissage professionnel, l’« éducation des sens » devient dans la seconde moitié du xixe siècle l’un des débats concernant les réformes pédagogiques à mettre en œuvre dès le plus jeune âge. Inspirés des principes d’éducation de Jean-Jacques Rousseau dans Émile, un certain nombre de spécialistes prônent la méthode que l’on nomme indifféremment « intuitive », « naturelle » ou « sensorielle ». Afin de conduire progressivement l’enfant vers le raisonnement et l’abstraction, il faut d’abord développer chez lui l’« intuition sensible » grâce aux « leçons de choses ». Pour l’écoute, des exercices concrets doivent lui permettre non seulement de reconnaître la nature des sons, leur intensité, leur timbre, mais aussi d’acquérir à la longue « la faculté de reconnaître la direction et la distance des sons ». À cet égard, la pédagogue Marie Pape-Carpantier regrette que l’on exerce encore si peu l’oreille des enfants à l’écoute, « qualité pourtant précieuse et fort rare ».

En même temps que s’imposent les visées pratiques de cet usage des sens, la dimension esthétique, politique et morale n’échappe pas aux pédagogues, qui voient dans cet entraînement les moyens de fortifier la volonté et de juguler la « contagion » négative des émotions qui peuvent se répandre au sein d’une collectivité29. On mesure combien cette « culture de l’écoute », publique ou privée, scolaire ou professionnelle, plus qu’urbaine ou rurale, et davantage que l’instruction militaire, bien plus pauvre dans ce domaine, peut entrer en résonance avec des techniques que les futurs combattants mettront en œuvre et développeront pendant la guerre.

Cette acuité sensorielle étonne l’intellectuel Robert Hertz, qui rappelle ce temps où « les grands-parents initiaient leurs petits-enfants et leur faisaient comprendre le chant des oiseaux », un temps « où l’enfant (et l’adulte) s’exerçaient à reconnaître et à reproduire le rythme et le ton des chants des différents oiseaux ». Peut-être pouvait-il apparaître utile et rassurant, puisque relevant finalement d’une aptitude auditive ancestrale, de considérer les sifflements des balles et des obus comme un langage à déchiffrer, au même titre que celui des oiseaux30. Pour autant, le « basculement » qu’introduit au milieu du xixe siècle la guerre moderne dans le rapport entre sons « anthropiques » (voix, cris, musique) et sons « technologiques » (bruit des machines et des armes) conduit-il les combattants à développer des stratégies d’écoute radicalement nouvelles ?

Les enseignements tirés de la guerre visent à fournir une aide au combattant pour lui éviter de répéter les erreurs commises dans l’appréciation des distances ou des directions, celles qui assimilent le claquement d’une balle au bruit d’un projectile contre un mur, ou celles qui confondent l’emploi d’une balle explosive avec l’écho qu’un projectile peut produire sur une oreille non avertie. Dans ces situations, le soldat peut perdre dans le combat « l’utilisation efficace de son feu et l’avantage du terrain. Il en pourra résulter une impression d’impuissance qui, jointe à l’action du claquement sur le système nerveux, sera susceptible de diminuer considérablement la valeur offensive de cette unité ».

L’intensité variable du claquement d’une balle conduit à des erreurs d’appréciation, par exemple celle de croire qu’un feu est dirigé contre un soldat, même « s’il est dans un angle mort, protégé par une masse couvrante de quelques mètres de hauteur ». Dans le cas d’une balle de fusil, on insiste sur l’action que ce claquement peut opérer sur les nerfs en raison de l’intensité extraordinaire du « clac » (traduction par onomatopée de la sonorité de la détonation balistique) à distinguer du « poum », moins fort et plus sourd de la détonation de bouche : « Il produit sur les nerfs une très grosse impression au point que, même averti et maître de lui, un observateur ne pourra éviter certains réflexes au moment où une balle, tirée de quatre cents mètres, par exemple, passera près de lui. Sur les natures plus sensibles, ces réflexes iront même jusqu’à la peur physique, jusqu’à ce “tremblement de la carcasse” dont parlait Turenne. »

Les risques augmentent dans le cas des tirs de mitrailleuse dont les « claquements très stridents, très impressionnants, vont couvrir les bruits de départ »31. À la peur suscitée par les variations multiples des sons et du danger que ceux-ci produisent dans l’esprit des combattants, s’ajoute l’impossibilité de localiser correctement les batteries ennemies, sinon de manière erronée. Il est donc indispensable, non pas simplement de s’en remettre à l’expérience des hommes dans le combat, mais d’« éduquer la troupe » par une série d’exercices afin de lui rendre ces sonorités familières, et lui permettre de repérer les angles morts et de tirer de manière efficace : « habituer ses nerfs à l’impression du claquement », « lui faire constater l’existence de deux sons “clac » et « poum » » pour éviter la confusion entre l’« explosion de bouche » et l’onde de choc qui conduit à retarder ou à avancer l’arrivée d’un obus, ou à faire croire à l’usage d’un type de matériel qui en réalité n’existe pas32.

La maîtrise des émotions liées à la perception par l’oreille des détonations des obus ou des balles devient la pierre angulaire du comportement du soldat au combat. Néanmoins, les « mirages » sonores prennent des formes variées que peuvent accentuer les conditions météorologiques (vent, neige…) ou les aspérités du relief (ravins, collines et montagnes…). La nuit accentue la difficulté à identifier les sons, qui deviennent alors, par une multitude d’interprétations, d’éventuelles sources de tension et de nervosité : « J’appris, note Marc Bloch dans ses Souvenirs de guerre, à discerner les sons qui composent le grand murmure de la nuit : le tap-tap des gouttes de pluie sur le feuillage, si semblables au rythme de pas lointains, le froissement un peu métallique des feuilles très sèches tombant sur un sol déjà jonché, que les hommes prirent tant de fois pour un chargeur introduit dans une culasse allemande33. »

La maîtrise de l’« alphabet des sons » permet, dans certains cas et pour un moment au moins, de traduire en « langage plus clair » le cours de la bataille34 et d’en tracer certaines évolutions. Cette connaissance s’acquiert par l’expérience : « Dès qu’il se passe quelque chose d’anormal, je crois que je le sens. […] Je décompose les sensations qui ont causé en moi cette certitude : des signes visuels et auditifs inconsciemment enregistrés35. » L’acuité auditive des combattants devient un outil essentiel pour « enregistrer, distinguer les rumeurs, les bruits confus qui se mêlent au roulement de la canonnade », et certains soldats, à l’ouïe plus affûtée et aguerrie, sont chargés de prévenir en cas de bombardement par un signal sonore (voix, trompette, sifflet). Dans ce domaine, les analogies puisent habituellement dans le registre de la chasse, de la ruse indienne, voire même des techniques ancestrales des hommes primitifs qui doivent faire face à de multiples risques36.

La reconfiguration spatiale qu’impose au combattant la multiplicité des sources de dangers s’opère prioritairement par l’ouïe, qui circonscrit un territoire d’écoute dont la maîtrise suppose l’adaptation permanente des techniques corporelles et une interaction constamment révisée avec l’environnement sonore. Si l’écoute des bruits de la guerre forme une qualité plus ou moins bien partagée par les soldats au front et relève tout autant de la transmission d’un savoir ancestral que d’un apprentissage expérimenté dans les conditions extrêmes du combat, les états-majors, les responsables politiques ainsi que les savants qui se mirent à leur service furent très attentifs, dès le début de la guerre, à l’exploitation technique qu’il était possible de faire du son comme moyen d’optimiser les chances de réussite des opérations militaires37.

1 Ch. Nordmann, « Le bruit de la bataille », Revue des deux mondes, 86e année, 6e période, t. 35, 1er septembre 1916.

2. J. Yaron, «“Silenced Power”, Warfare Technology and the Changing Role of Sounds in Twentieth-Century Europe », Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History 8, Göttingen, 2011, pp. 178–197.

3 Ch. Nordmann, op. cit., p. 228.

4 J. M. Daughtry, Listening to War: Sound, Music, Trauma and Survival in Wartime Iraq, Oxford University Press, 2015. L’auteur qualifie les bruits de la guerre de « belliphoniques ».

5 O. Roynette, Les Mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre, Paris, Armand Colin, 2010, p. 153.

6 S. Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxe siècle), Paris, Le Seuil, 2008.

7 Ch. Gelis, Biophysique de l’environnement sonore, Paris, Ellipses, pp. 8-9.

8 Cl. Bailblé, Revue de la ligue Braille belge, novembre 2005, p. 6.

9 G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2015, pp. 185-186 (« Le vivant et son milieu »).

10 L. Barras, Souvenirs d’un médecin sur la plus grande guerre. Essai psycho-physiologique, Paris, Maloine, 1925, pp. 175-176.

11 J. Fagard, « Le développement », in Th. Collins, D. Andler et C. Tallon-Baudry (dir.), La Cognition, du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018, pp. 148-149.

12 S. Freud, Essai de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 56.

13 J. von Uexküll utilise la cloche pour illustrer « l’image-perception » et « l’image prospection », Milieu animal et milieu humain, Paris, Bibliothèque Rivages, pp. 138-139.

14 P. Tuffrau, 1914-1918. Quatre années sur le front, Paris, Imago, 2004, pp. 54-58.

15 J. Norton Cru, Lettres du front et d’Amérique, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2007, p. 3.

16 P. Lintier, Ma pièce. Avec une batterie de 75. Souvenirs d’un canonnier, 1914, Paris, Plon, 1916, p. 148.

17 J. Candau, M.-B. Le Gonidec (dir.), Paysages sensoriels. Essais d’anthropologie de la construction et de la perception de l’environnement sonore, Paris, cths, 2013, p. 13. On lira avec profit la contribution de V. Battesti,« “L’ambiance est bonne” ou l’évanescent rapport aux paysages sonores au Caire », ibid., pp. 71-95.

18 M. Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, 1950, pp. 164-165.

19 P. Chaine, Les Mémoires d’un rat, 1914-1918, Paris, Les éditions de France, 1917, p. 224.

20 G. Simmel, Les Grandes Villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, Paris, Payot, 2013 [1989], pp. 41-43 et pp. 49-51.

21 M.-L. Gélard, « L’anthropologie sensorielle en France. Un champ en devenir ? », L’Homme n° 217, 2016, pp. 91-107.

22 « L’attention est qualifiée d’acte volontaire, et l’attention auditive exige un effort mental contrairement à l’audition permanente qui est générée par l’environnement sonore et ne demande aucun effort », Ch. Gelis, op. cit., p. 109.

23 Manuel des conseils de révision : nouvelle législation du recrutement de l’armée, Paris, J. Dumaine Éditeur, 1878, pp. 178-183 ; Instruction du 22 octobre 1905 sur l’aptitude physique au service militaire, 2e édition mise à jour au 15 juillet 1908, Lavauzelle, 1908, pp. 15-18.

24 D. et R. Cazals, « Registres de conscription et histoire sociale. Recherches sur les ouvriers de la région mazamétaine au xixe siècle d’après les registres de conscription », Annales du Midi n° 133, juillet-septembre 1977, pp. 311-346.

25 D’après J.-C. Chenu, Recrutement de l’armée et population de la France, Paris, J. Dumaine Éditeur, 1867, tableau pp. 68-69 (séries statistiques continues de 1850 à 1864). Jules Maurin évalue les « infirmes auditifs » à 1 % des infirmes héraultais et à 3 % de ceux de la Lozère, Armée. Guerre. Société. Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 2013 [1982], p. 197.

26 Cité dans La Médecine sociale n° 57, octobre 1913 ; autre exemple dans Le Paris médical. La semaine du clinicien n° 10, 1913.

27 E. Ferrand, L’Oreille et le Bruit, ou traumatisme de l’organe par vibrations violentes. Moyen préventif à double effet, conservant l’audition de la parole au milieu du bruit par lui atténué (hygiène professionnelle et militaire), Association topographique, Lyon, 1890, p. 23 ; E. Gélineau, Hygiène de l’oreille et des sourds, 1897, pp. 81-82.

28 E. Ferrand, op. cit., p. 7.

29 E. Rayot, La Composition de pédagogie. Cours complet de pédagogie théorique et pratique sous forme de plans de développements, à l’usage des aspirants au certificat d’aptitude pédagogique, au diplôme de fin d’études normales…, Paris, P. Mellottée, 1920.

30 R. Hertz, Mélanges de sociologie religieuse et folklore , Paris, 1928, p. 11 (introduction d’Alice Hertz citant une lettre de son mari accompagnant les Contes et Dictons recueillis sur le front, parmi les poilus de la Mayenne et d’ailleurs (campagne 1915), 1917).

31 Exemples et citations extraits d’« Étude succincte sur le claquement de la balle », La revue d’infanterie, 30e année, vol. 59, n° 346, pp. 169-181 et pp. 274-288.

32 Ibid., p. 284.

33 M. Bloch, Souvenirs de guerre, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, pp. 143.

34 J. Meyer, La Biffe, Paris, Albin Michel, 1928, pp. 192-193.

35 Ibid., p. 279.

36 M. Bloch, op. cit., p. 143.

37 Martina Schiavon, Itinéraires de la précision, Nancy, pun, 2013, pp. 426-599 (chapitre 6 « Le repérage par le son en France et en Italie ») ; B. Tahon, « Champ sonore et nouvelles pratiques d’écoute durant la Première Guerre mondiale », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 280, Paris, puf, 2020/4, pp. 81-100 ; idem, « Le clairon Perrin et la liaison acoustique », Actes du colloque 2018 « Message reçu. 150 ans de transmissions militaires », unatrans, Paris, Historien-Conseil, 2019, pp. 159-175.

La recherche historique « augm... | T. Fressin