N°49 | La route

Marine Baron

La route, le langage commun et la norme

Si les Gitans ont coutume de dire que « ce n’est pas la destination mais la route qui compte », force est de constater que, pour la plupart d’entre nous, celle-ci, qu’elle soit terrestre, maritime ou aérienne, est surtout perçue comme un moyen d’arriver à bon port. Mais la considérer comme un pur instrument sans signification particulière ressemblerait à une facilité. La route, comme le langage, est un moyen qui ne saurait être neutre. Son expression, ses codes, sont à eux seuls des points de repère qui s’apparentent à une norme, comme si elle donnait à chaque lieu qu’elle dessert non pas seulement une voie d’accès, mais une place dans le monde.

  • La route, langage du pouvoir

La route est, par définition, un outil de liaison, la possibilité du cheminement d’un lieu à un autre. Et il est commun de penser que plus la destination est « importante », plus elle est un lieu de passage, plus elle est connue, plus elle est potentiellement un lieu de pouvoir, et plus elle est desservie. Si « tous les chemins mènent à Rome », c’est précisément parce qu’il faut s’y rendre pour prendre les ordres, commander, obéir, se reposer, obtenir une autorisation administrative, travailler, gagner une reconnaissance officielle ou celle du plus grand nombre. Ce qui est favorisé par le passage de la route, c’est le cœur du pouvoir, celui par lequel s’impose la norme, du moins en partie, parce que le centre du pouvoir ne peut se suffire à lui-même.

Michel Foucault définit en effet la norme non pas comme un sommet hiérarchique précis imposant son pouvoir uniquement par la verticalité, mais comme un dispositif, un langage architecturé, un réseau qui s’apparente à un assemblage de routes pensées pour s’articuler entre elles. Ainsi voit-il en elle « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques [qui sont] les éléments d’un dispositif »1. Et, par conséquent, « le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments »2.

La route, à cet égard, n’est pas seulement le lien entre des lieux de pouvoir. Elle est le pouvoir, l’uniformisation de tout ce qui peut être relié par des chemins qui constituent la charpente et le dispositif de cette norme. Elle contribue à faire de chaque ville, de chaque village, une possible étape, une destination ou un point de départ.

Chaque endroit est différent, mais il ne peut être reconnu comme tel et accessible à la découverte que parce qu’une route mène à lui. Chaque point de la Terre a désormais des coordonnées gps grâce auxquelles on dispose d’un itinéraire qui y conduit, à pied, en train, en avion, en bateau ou en voiture. Par la norme du plan d’accès, de la représentation du chemin, chaque lieu est desservi par le langage universel de la route, son code, ses panneaux qui se ressemblent, qui permettent à chacun de se repérer et de circuler : le sens interdit est compréhensible par tous, comme sont identifiables les lieux où l’on peut se garer, tourner… Pour faire route, il faut apprendre ce langage des signes et l’utiliser correctement, se plier à ses exigences pour se l’approprier, pour le maîtriser.

  • Prendre la route pour écrire

Le langage en soi est une norme puisque chaque langue possède des règles strictes, puisqu’il est, comme la route, un instrument de liaison, un échange oral ou écrit commun aux individus, un passage de l’un à l’autre, et qu’il n’a de sens que dans ce mouvement de communication pour lequel il existe. La route et le langage sont tous deux des cheminements codés vers un but. Le chemin parcouru figure le cheminement du raisonnement, les pas mis bout à bout sont comme des lettres accolées l’une à l’autre pour faire sens.

Nombre d’auteurs, poètes ou philosophes, et nombre de personnages politiques ont vanté les vertus de la route pour trouver l’inspiration du langage qui formule la pensée. Napoléon, dont on dit qu’il pensait en marchant à toute vitesse pour trouver ses idées et ses mots ; Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent » ; Jean-Jacques Rousseau et ses Rêveries du promeneur solitaire ; ou encore Emmanuel Kant, coutumier d’une promenade effectuée juste avant de se mettre au travail et pour qui, comme le rappelle Frédéric Gros dans Marcher, une philosophie, « la marche était un authentique exercice spirituel »3.

  • Route, norme, langage commun et domination politique

Par-dessus tout, et même si l’on pourrait trouver de nombreux autres points communs entre ces deux éléments de communication et de pensée, la route comme le langage peuvent s’apparenter à des instruments de domination politique par la norme. En effet, la langue officielle est celle qui uniformise et garantit la légalité des actes administratifs, de la même façon que la route est un terrain sur lequel chacun est soumis aux mêmes règles (vitesse, type de véhicule, code de la route…). Et ce sont les grandes routes qui mènent encore et toujours au centre décisionnel, lequel se reconnaît par l’infinité de voies qui le dessert, ainsi que par son ouverture sur le reste du monde, celle-là même qui fait sa force. L’accessibilité par la route est le signe d’une reconnaissance d’utilité, de nécessité, de puissance. A contrario, l’enclavement, l’isolement, le retrait peuvent être perçus comme des signes d’abandon et de faiblesse. On ironise souvent sur « Trifouillis-les-Oies », les villes « ravitaillées par les corbeaux », ces « trous perdus » qui ont « un train de retard » et que personne ne connaît, dépassés par les codes actuels dominants. De là vient aussi la condescendance, fantasmée ou réelle, des habitants des grandes villes pour ceux des campagnes, le dédain de ceux qui empruntent fièrement les routes où l’on peut rouler vite pour ceux qui avancent lentement dans les petits chemins.

Le pouvoir, l’autorité qui propage la norme, s’exprime par la création des routes, goudronnées ou ferroviaires, terrestres ou maritimes. Et la route fait l’objet de taxes et de péages depuis l’Antiquité ; elle est un instrument de pouvoir politique et économique. C’est la « route de la soie » qui procure sa richesse à Venise au Moyen Âge. C’est la route qui concrétise le partage des gains et le partage de l’autorité. Au temps des grandes lois de décentralisation françaises de 1982-19834 puis de 2003, cette répartition du pouvoir parisien initialement centralisé a été suivie de travaux de désenclavement, des autoroutes aux voies de chemin de fer5, afin de donner aux régions et aux départements les moyens des pouvoirs accordés par les textes constitutionnels et les dispositions législatives.

  • Route et norme de la langue

Mais, au-delà des routes elles-mêmes, la langue garantit la continuité et la persistance du langage commun. Aussi la route est-elle le moyen le plus sûr de la propagation de celui-ci. De la langue commune, du moins. Les langues régionales, aujourd’hui jugulées par la décision du Conseil constitutionnel du 21 mai 20216 censurant, dans la proposition de loi Molac, le principe de leur apprentissage en immersion totale ainsi que les signes diacritiques inexistants en langue française, sont peut-être la marque politique de la norme, de la langue officielle, celle qui régit l’État et ses concitoyens sans souffrir de concurrence.

Depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, le plus vieux texte législatif du pays toujours en vigueur aujourd’hui, la langue française est la langue officielle, celle des actes administratifs, celle qui supplante le latin, signe du pouvoir du pape, mais aussi les patois ou autres langues parlées sur le territoire, signes de la puissance des seigneurs excentrés. Dans Composition française, l’historienne Mona Ozouf décrit les punitions infligées aux enfants qui parlent le breton au lieu du français dans la cour de l’école au début du xxe siècle. C’est aussi l’époque de l’exode des Bretons qui prennent la route pour se rendre à Paris. La route venue jusqu’en Bretagne est là pour uniformiser la langue, celle qu’il faut parler pour « monter » à la capitale. La Constitution du 4 octobre 1958 dispose, en son article 2, que « la langue de la République est le français ». Non pas la langue de la France, mais celle de son système politique. Le langage commun n’est donc pas seulement le garant de l’identité française en tant que nation, en tant que peuple, mais aussi l’assurance de la stabilité de son architecture institutionnelle.

Une langue forte est une langue qui s’impose et qui peut s’exporter. Aussi la langue la plus parlée est-elle également un signe de la domination de ceux qui voyagent sur ceux qui restent sédentaires. Les plus riches, par exemple, sont ceux qui peuvent exporter leur langue et leur mode de vie. La domination de l’anglais va de pair, sans doute, avec la domination économique des gafa, qui sont également la marque de la force politique du libéralisme.

Cette force de la langue dominante est bien souvent remise en cause, jusqu’à remettre en question, parfois, son histoire et ses règles. Ainsi la « domination du masculin en grammaire » a, ces dernières années, fait couler beaucoup d’encre et donné lieu à des remises en cause de la structure même du langage. La féminisation de plusieurs noms de fonctions aux xxe et xxie siècles (« avocat », « professeur », « docteur » ou « ministre ») accompagne l’évolution des mœurs, mais donne aussi lieu à des réflexions plus passionnées. La langue française, selon certains observateurs, serait une langue d’hommes, dont la norme d’ensemble est masculine, et ce caractère n’est pas tout à fait étranger à la question de la route, du moins chez certains penseurs contemporains. Dans Masculin-Féminin, Françoise Héritier voit ainsi dans l’homme « celui qui a le pouvoir de prendre la route » ou « celui qui règne sur l’extérieur », quand la femme « est cantonnée au règne de l’intérieur »7. Il serait également celui qui détient, du moins en ce qui concerne la langue française, le pouvoir de la langue, de la norme et des règles grammaticales qui s’y appliquent. La route du langage est tracée, sa norme n’est jamais totalement acquise ; il n’est pas aisé de la changer, parce que cette route, dominante ou non, a son histoire qui, elle, ne saurait être effacée.

Ainsi, la route elle-même, qui doit pouvoir être empruntée par ceux qui sont étrangers au pays où elle se trouve, nécessite un langage commun avec les autres. Ce langage est lui aussi normé, qu’il soit ou non d’usage de rouler à gauche ou à droite, et quelle que soit la langue inscrite sur les panneaux de signalisation, quel que soit le principe prépondérant qui la marque. La route doit être claire et simple pour être comprise. Elle porte en elle-même la langue dominante, pour laquelle le réseau routier permet de s’étendre ; elle est également la marque de la puissance politique, laquelle s’impose par le langage. Mais, par-dessus tout, elle permet de faire exister chaque lieu aux yeux des autres. Elle n’est jamais neutre, mais elle permet à toutes et à tous, les « dominants » comme les « dominés », de faire entendre leur voix. Elle relie les lieux, concrètement, virtuellement – les actuels réseaux sociaux relient les êtres entre eux par un langage commun fourmillant de symboles. La route est utile et elle est ambiguë. Elle cherche à relier, peut-être à uniformiser, mais elle est la voie par laquelle s’expriment toutes les différences. Sera-t-elle fatalement le signe normatif qui marquera la perte de l’identité des lieux, des langues et des peuples ? Rien n’est moins sûr.

1 M. Foucault, Histoire de la sexualité. T. I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 122.

2 Ibid.

3 F. Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, 2008, p. 112.

4 « Les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 ont modifié la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État. De 1982 à 1986, vingt-cinq lois complétées par environ deux cents décrets se succèdent. C’est ce que l’on a appelé l’acte I de la décentralisation », site du ministère de l’Intérieur, consulté le 2 juillet 2021, https://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-dossiers/2012-Dossiers/La-decentralisation-a-30-ans

5 Les premiers tgv « province-province » sont lancés en 1984 entre Lille et Lyon via la Grande Ceinture, et en 1986 entre Rouen et Lyon. En 1989 et 1990, la lgv Atlantique (ln2) permet au tgv de desservir une cinquantaine de nouvelles villes.

6 Décision n° 2021-818 dc du 21 mai 2021, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2021/2021818DC.htm

7 F. Héritier, Masculin-Féminin, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 218.

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