N°49 | La route

Rémy Hémez

Ouvrir la route

le génie et l’appui à la mobilité, 1914-2035

« 71 : début de l’ouverture d’itinéraire. » Après ce court compte rendu à la radio, le sergent Pierre, chef du groupe génie en tête du convoi, d’un geste du bras, donne l’ordre à ses hommes de commencer la reconnaissance débarquée. Protégés par l’infanterie, les sapeurs, déployés en « V » sur et aux abords de la piste, exécutent leur chorégraphie et balaient le terrain de leurs détecteurs électromagnétiques. Malgré la chaleur harassante et le poids des équipements, leurs sens sont aux aguets. L’observation d’un infime détail peut aider à déceler un engin explosif improvisé (eei). Ils ont quatre cents mètres à parcourir à pied sur ce tronçon considéré comme un hot spot1, quarante minutes environ de tension et de concentration.

Des séquences de ce type se sont répétées des centaines de fois en Afghanistan et au Mali, au point de faire du sapeur équipé de son détecteur l’image emblématique de l’arme du génie. Ces tâches d’ouverture d’itinéraire et de contre-minage, aux côtés de celles de rétablissement d’itinéraire et de franchissement, font partie de l’« appui à la mobilité ». Routes et pistes, vecteurs indispensables du mouvement, sont indissociables de cette mission majeure du sapeur d’aujourd’hui comme de celle de ses ancêtres (gastadours, pionniers…). Elles ont été reconnues, franchies, rétablies, ouvertes selon des modalités et des priorités différentes depuis 1914.

  • Grande Guerre : « Allons-y, on passera »2

Pendant la phase de guerre de mouvement (automne-hiver 1914), le génie français construit des ponts de bateau, détruit des ouvrages d’art ou des routes pour ralentir la progression allemande et combat aux côtés de l’infanterie. L’immobilisation du front renvoie les sapeurs à des pratiques liées aux sièges, notamment avec la guerre des mines, leur mission la plus symbolique de ce conflit. Pour autant, ils continuent d’appuyer à la mobilité. Au contact de l’ennemi, ils sont souvent désignés pour prendre la tête des colonnes d’assaut et pour dégager des ouvertures dans les réseaux de fil de fer qui ne sont que partiellement détruits par l’artillerie. Un peu plus en arrière, ils rétablissent les passages autour ou au-dessus des entonnoirs afin de permettre à l’artillerie de suivre l’infanterie. Ils sont également chargés de la réalisation de points de passage. Par exemple, en préparation de l’offensive du Chemin des Dames, pendant quatre jours, de nuit et sous un bombardement incessant, ils rassemblent puis mettent en place le matériel de pontage nécessaire au franchissement de l’Aisne qui a lieu le 16 avril 1917. De plus, le génie crée ou maintient en condition les voies de communication routières, dont la fameuse Voie sacrée pendant les batailles de Verdun (21 février 1916-31 août 1917). Enfin, il est important de noter que les sapeurs sont également chargés de l’exploitation, de la réparation, de la construction et éventuellement de la destruction des lignes du réseau ferroviaire (5e et 15e régiments du génie) : au total, ces « sapeurs de chemin de fer » auront construit ou reconstruit sept mille kilomètres de voies ferrées, lancé quatre mille mètres de ponts militaires, cinq cents mètres de ponts de fortune et réalisé quatre mille mètres d’estacades3.

  • 1918-1945 : « À me suivre tu passes »4

La Première Guerre mondiale met en avant deux visages du génie : un premier d’« arme combattante » et un second d’« arme du travail ». Durant l’entre-deux-guerres, c’est ce dernier qui prend le dessus. Le génie est surtout mobilisé pour les travaux de fortification (ligne Maginot en particulier) et pour la contre-mobilité. C’est une « arme d’arrêt »5, aux effectifs réduits et à la doctrine encore largement inspirée de celle de la Grande Guerre6. En 1939, la mécanisation ne l’a que peu touché – les travaux de terrassement continuent à se faire à bras d’hommes. Les moyens de franchissement de l’avant sont pauvres : quelques passerelles d’infanterie modèle 1936, mais surtout des équipements anciens comme les radeaux-sacs Habert (sacs étanches goudronnés remplis de ballots de paille). Les moyens de franchissement lourds sont eux plus importants et plus modernes : dix-sept compagnies de ponts lourds en réserve générale. Toutefois, au bilan, en mai-juin 1940, la comparaison est rude avec les pionniers allemands, qui sont d’abord des sapeurs d’assaut avant d’être des bâtisseurs.

Dès les premiers combats au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le génie de la France libre amorce une mutation : finie l’« arme du travail », l’accent est mis désormais sur les voies de communication et les opérations de déminage. Il est aidé dans cette transformation par son équipement sur le modèle américain. À partir du printemps 1943 arrivent en abondance bulldozers, scrapers, matériels de pontage modernes, détecteurs de mines… Durant la campagne d’Italie (1943-1944), le génie se distingue lors du franchissement du Garigliano, mais également sur les routes étroites et sinueuses de moyenne montagne du secteur où opère le Corps expéditionnaire français (cef) et où les mines foisonnent7. La place des missions d’ouverture d’itinéraire s’accentue encore lors de l’offensive sur Rome : pour ses quatre divisions et leurs trente mille véhicules, le cef ne dispose alors que de deux axes souvent minés et endommagés. Dans une configuration qui perdure jusqu’à aujourd’hui, des équipes de démineurs pourvus de détecteurs évoluent devant les chars de tête ; elles sont appuyées par des bulldozers chargés de déblayer les obstructions. Plus en arrière, le génie divisionnaire et du corps d’armée améliore les itinéraires. C’est au cours de la campagne d’Italie que cette arme acquiert spontanément et officieusement une devise : « Le génie ouvre la route. »

Ces actions centrées sur l’ouverture d’itinéraire se poursuivent lors des campagnes de France et d’Allemagne : « Le génie qui combat pour la libération du territoire national devient la clé du mouvement en 19458. » En particulier, les franchissements se multiplient, comme celui de la Moselle à Châtel-Nomexy à la mi-septembre 1944 pour le 13e bataillon du génie (bg) de la 2e division blindée (db)9, ou celui du Rhin à Germersheim, à partir du 31 mars 1945, conduit par le génie de la 1ère armée.

  • Indochine et Algérie : « Combien de fois l’a-t-on parcourue ? »

En 1945, le sapeur français s’est départi de l’image de « cantonnier père tranquille » qui pouvait être la sienne en 194010. Il est désormais clair qu’il participe au combat et ouvre la route. Pour autant, les leçons apprises durement sur les théâtres d’opérations nord-africain et européen pendant la Seconde Guerre mondiale se révèlent en partie inutiles en Indochine, le contexte empêchant leur application. Les sapeurs sont frappés par la démesure du milieu physique11 : l’Indochine est plus vaste que la France (737 000 km2), le terrain y est extrêmement cloisonné et le climat tropical influe sur les opérations, en particulier à la saison des pluies – la boue, ennemie du sapeur, est alors omniprésente. En 1946-1947, les Français font face à un ennemi relativement faible qui refuse le combat direct et se replie, non sans avoir préalablement détruit ou endommagé les communications qui ne l’avaient pas été par les Japonais. Or le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (cefeo) est bien plus tributaire des axes que son adversaire ; il faut donc y remédier. « Le vrai problème pour le chef de l’opération n’était plus un problème de combat. […] Le vrai problème était de rétablir la route, puis de la maintenir libre. Le génie devenait alors l’arme essentielle. » À partir de 1950, le rétablissement des itinéraires « va absorber l’essentiel du travail des sapeurs pendant la guerre »12.

La première des tâches du génie est de rétablir les ponts (dix mille mètres entre 1945 et 195013). En ce qui concerne les axes de communication, la densité et la vitalité de la végétation sont un défi : « Une route abandonnée est dévorée en deux saisons et tout est à refaire14. » Le débroussaillage est un enjeu majeur, tant pour le maintien en condition de l’itinéraire que pour la sécurité des convois qui y circulent15. Le Vietminh, lui, bien conscient de la dépendance du cefeo aux routes, cherche à aggraver les dégâts qui y sont causés par les pluies en réquisitionnant une main-d’œuvre locale16. Le danger des mines et des pièges est donc omniprésent, et il faut faire l’« ouverture de route » entre deux postes chaque matin si l’axe est considéré comme indispensable, à intervalles irréguliers pour les voies secondaires17. Par manque d’effectifs, ces missions sont essentiellement assurées par les fantassins et les cavaliers, sauf pour celles de grande ampleur qui mobilisent aussi des sapeurs.

Cette « ouverture de route » se pratique également pour les voies ferrées. Les hommes de la compagnie des sapeurs de chemin de fer (cssf), créée en 1946, conduisent les trains blindés et accompagnent les locomotives en « rafale ». Sur la ligne Saigon-Nha Trang, la « rafale » est composée d’un « train pilote » et de quatre trains commerciaux au maximum. Le « train pilote » pousse devant lui deux « plateformes de protection », qui doivent déclencher les mines. Il transporte également les hommes et le matériel nécessaires pour la réparation des voies18.

Enfin, en Indochine, les fleuves sont des « routes » indispensables et il faut savoir y naviguer. La première unité amphibie du génie est formée en 1947 au sein du 71e bg pour surveiller les cours d’eau, transporter d’autres unités, alimenter des chantiers en matériels… L’importance de la circulation par les voies fluviales pour le cefeo est bien comprise par le Vietminh qui cherche à la gêner, notamment en mettant en place des barrages que les sapeurs apprennent à détruire.

En Algérie, une mission essentielle du génie est la création de barrages aux frontières, dont l’une des réalisations les plus emblématiques est la « ligne Morice » à la frontière avec la Tunisie. Mais il participe également à la création et à l’entretien des communications, réalise des pistes pour des besoins tactiques momentanés ou le long des barrages, et trace des « chemins de pacification » pour tronçonner des zones jusque-là non pénétrées. On peut ainsi estimer qu’entre 1954 et 1962, les sapeurs réalisent six mille kilomètres de routes (la moitié empierrée), en améliorent six mille cinq cents et créent dix mille kilomètres de pistes.

Face au piégeage des itinéraires par l’Armée de libération nationale (aln), qui cherche à instaurer un climat d’insécurité, les unités du génie doivent également s’engager, comme en Indochine, dans des ouvertures d’itinéraires19 : « Les obus piégés par l’aln sont enterrés au détour d’une piste pour surprendre un convoi. Lors d’une embuscade, la mise à feu peut être retardée pour que l’explosion se produise, non sur la jeep de tête mais sur le gmc qui suit, transportant une vingtaine d’hommes. […] Sauf sur de rares itinéraires, […] les civils, comme les militaires, doivent circuler en convoi après que l’itinéraire a été sécurisé grâce à la célèbre “poêle à frire” qui réagit en présence de ferraille. Il faut, pour les sapeurs qui la manient, des nerfs à toute épreuve : ne pas céder à la lassitude entraînant une négligence qui peut être fatale20. » Ces attaques de l’aln visent également les voies ferrées.

  • Routes de guerre, routes de paix

L’après-guerre froide débute avec la guerre du Golfe (1990-1991). Dans la phase offensive, le génie y reçoit une mission d’assaut face à une armée conventionnelle de type soviétique. Il faut, entre autres, ouvrir des itinéraires dans les champs de mines. Pour ce faire, six chars amx30 sont modifiés pour être télécommandés et sont équipés de rouleaux anti-mines d’origine israélienne (kmt5), et une unité américaine équipée du système Mines Clearing Line Charge (miclic) renforce Daguet. Cependant, la vitesse de l’offensive (cent vingt kilomètres en deux jours pour les Français) met en lumière l’absence de systèmes de déminage rapide. Autre leçon : les axes logistiques n’ont pu être réalisés que grâce au matériel détenu par les Américains. Le génie français doit alors développer en urgence des unités de travaux lourds pour prendre en compte cette mission21.

Dans les opérations extérieures des années 1990, le sapeur est avant tout un « soldat de la paix » qui dispose, en outre, de compétences particulières pour venir en aide aux populations locales. La route permet d’acheminer de l’aide, de relier les hommes ou de favoriser les échanges économiques. C’est un enjeu humanitaire. En 1992, au Cambodge, les sapeurs français déminent, mais ils rétablissent également des itinéraires, par exemple en réparant cent cinquante-quatre kilomètres de routes et cent soixante-trois ponts22, dont celui de la ville de Kampot, au sud du pays, seul moyen de passer d’une rive à l’autre du Teuk Chhou.

La même année, cette fois en Bosnie, le bataillon du génie stationné à Kakanj reçoit la mission de « maintenir deux itinéraires en période hivernale »23, c’est-à-dire de « garantir au général Morillon et à son état-major, et donc aux convois de l’onu et du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (unhcr), les conditions optimales de circulation. Pour cela, le bataillon avait reçu des déneigeuses avec des fraises, des sableuses, des niveleuses, des pelles mécaniques et, pour faire face au danger des mines, deux bulldozers téléguidés »24.Ce même bataillon du génie de Kakanj travaille également à l’élargissement de la piste entre les villages ennemis de Tarcin et de Kresevo, qui permet « de faciliter le passage des convois sans longues interruptions, et donc l’approvisionnement de la capitale bosniaque autrement que par les airs »25.En ex-Yougoslavie, les sapeurs construisent également des ponts. En décembre 1996-janvier 1997, ceux du bataillon du génie (Bat-Gen) de la division multinationale sud-est de la Force de stabilisation (sfor) construisent ainsi un pont métallique suspendu sur le fleuve Drina, à Ustikolina (entre Gorazde et Foca). Dernier exemple, en 2000, ce sont les sapeurs du Bat-Gen de la brigade multinationale nord de la Force pour le Kosovo (kfor) (5e rg) qui installent un pont automoteur sur l’Ibar, à Mitrovica, au pied du quartier des Trois-Tours, afin de favoriser les échanges entre les Kosovars d’origines albanaise et serbe.

  • Afghanistan : spécialisation de l’ouverture d’itinéraire

L’engagement en Afghanistan marque le retour en force du génie combat26. Les sapeurs peuvent apparaître comme des fantassins spécialisés, avec réappropriation de certains savoir-faire développés en Indochine ou en Algérie, comme la fouille. Sur la route et la piste, ils sont engagés face à la réémergence de la menace des eei. Dès le début des opérations Enduring Freedom et Iraqi Freedom, et face à l’accroissement de cette menace, les Américains constatent un manque de moyens consacrés à l’ouverture d’itinéraire27. Ils développent donc en 2005 un concept qui deviendra le Route Clearance Package (rcp)28 : il s’agit de regrouper dans un même détachement sapeurs de combat, démineurs (eod) et unités interarmes pour la protection.

Les soldats français font face à la même menace. L’armée de terre connaît son premier mort par eei dans ce pays le 17 septembre 2005. Entre 2008 et 2010, une attaque par semaine en moyenne est recensée en zone française et les eei sont la cause de 28,9 % des décès de l’opération Pamir29. L’ouverture d’itinéraires est à nouveau une mission centrale pour les sapeurs. Elle se fait à pied et à l’aide de détecteurs électromagnétiques de mines – qui (re)deviennent indissociables de la silhouette du sapeur – et en utilisant des sondes amagnétiques. Cependant, l’armée de terre prend rapidement conscience de l’utilité d’une capacité de type rcp pour reconnaître les axes de manœuvre plus rapidement et plus efficacement.

Alors que les ouvertures d’itinéraires continueront à être réalisées par des sapeurs à pied, en complément, à l’été 2008, un détachement d’ouverture d’itinéraire piégé (doip) est formé au sein du 1er rg, dont la 6e compagnie de contre-mobilité détient les systèmes d’ouverture d’itinéraire miné (souvim)30. Les véhicules du premier doip arrivent en Afghanistan en avril 200931. Cinq Buffalo32 sont acquis en urgence opérationnelle (uo) en 2008 afin de compléter la capacité. En octobre 2010, le véhicule blindé hautement protégé (vbhp) Aravis, un engin de type mrap33, remplace les vab génie au sein du doip34. En 2011, le souvim 2, spécialement adapté par mbda pour la lutte contre les eei, remplace le souvim. Dans un premier temps, cette capacité nouvelle peine à trouver sa place, mais les chefs de groupements tactiques interarmes (gtia) l’estiment rapidement indispensable. En avril-septembre 2012, le doip de la Task Force Lafayette 6 ouvre ainsi deux mille huit cent trente kilomètres de routes. Cible à haute valeur ajoutée, le doip emprunte très régulièrement les mêmes axes, ce qui accroît les risques. Deux hommes du détachement sont tués : en juillet 2010, le sergent-chef Laurent Mosic du 13e rg est victime d’un eei piégé par une grenade ; le 10 mai 2011, le caporal Loïc Roperh, du même régiment, est touché par l’explosion d’un eei au moment de contrôler une buse.

  • Au Sahel : la logique d’archipel

Pendant l’opération Serval (2013-2014), le génie remplit sa mission d’appui à la mobilité. Ainsi, lorsque, par exemple, les groupes armés terroristes (gat) endommagent le pont de Tassiga à cent cinquante kilomètres au sud de Gao, les sapeurs du 31e rg déploient en deux jours (17-19 mai 2013) un pont Bailey de vingt-quatre mètres de long pour rétablir l’itinéraire. Initialement, le doip n’est pas engagé. Il est vrai que les conditions opérationnelles sont bien différentes de celles de l’Afghanistan. En particulier, les élongations sont beaucoup plus importantes : le Sahel est grand comme l’Europe. En 2015, plus de trois mille cinq cents soldats y remplissent leur mission à partir de quinze emprises réparties dans cinq pays.

Pour autant, dans cette « logique d’archipel » de l’opération Barkhane35, les principaux axes logistiques constituent de « véritables lignes de vie » qu’il faut sécuriser. D’autant plus que l’emploi des eei demeure l’arme principale d’un ennemi qui cherche à éviter l’affrontement direct, tout en maintenant un niveau de menace élevé. Les gat ciblent les grandes villes et surtout les axes routiers majeurs où les convois logistiques sont harcelés. Ces derniers sont par essence prévisibles et canalisés sur les routes, notamment à cause des véhicules civils qu’ils escortent. Les eei sont la cause de 40,9 % des morts français36. La meilleure protection demeure le renseignement, la manœuvre (éclairage, flanc-garde, harcèlement des poseurs et des sonnettes) et l’imprévisibilité (changer régulièrement d’itinéraire, ne pas rouler dans les traces…). Les moyens spécialisés de lutte contre les eei viennent en complément. Dans le Sahel, ils ont longtemps été constitués des unités de génie combat, d’un groupe cyno-aide à la recherche et détection d’explosifs (arde), de trois équipes de démineurs eod, d’une équipe Weapons Intelligence Team (wit) et d’un laboratoire Counter-ied Exploitation Laboratory (ciel, laboratoire d’analyse d’explosifs artisanaux). Seul un « détachement Buffalo-drone du génie (drogen) » représentait le doip. Face au besoin, fin juillet 2017, une section « souvim adaptée » est mise en place à Gao pour être engagée en appui des convois majeurs : elle obtient de très bons résultats.

  • 2035, la route vers l’inconnu

Après avoir esquissé quelques grandes tendances quant à l’ouverture de route depuis 1914, dressons quelques perspectives à l’horizon 2035.

D’abord, trois thèmes anciens mais à l’acuité renouvelée reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène. Premièrement, les conflits récents, en Syrie et en Ukraine notamment, démontrent une nouvelle fois la nécessité de disposer d’engins protégés pour franchir des zones d’obstacles. Le bréchage demeure une capacité essentielle, qui doit être renouvelée dans l’armée de terre. Deuxièmement, alors que les conflits en zone urbaine risquent d’être de plus en plus fréquents, il est nécessaire de développer la capacité à s’y mouvoir, à l’horizontale, comme à la verticale37. C’est un défi technologique et tactique majeur pour le génie que de parvenir à ouvrir la route dans ce terrain cloisonné, où les réseaux routiers modernes, comportant fréquemment ponts, tunnels et échangeurs, compliquent les mouvements, et où ruines et déblais peuvent être des obstacles majeurs. La mobilité verticale dans les villes, notamment dans les immeubles de grande hauteur, est également problématique en raison de l’inaccessibilité des niveaux supérieurs et de la lenteur de la progression. Troisièmement, se pose la question de l’ouverture d’itinéraires souterrains. La guerre souterraine est de plus en plus courante, entre autres parce que son emploi par les acteurs non étatiques est de plus en plus fréquent. Les armées conventionnelles conservent, elles, des réticences à s’y engager tant ce milieu est complexe : luminosité réduite et espace confiné accroissant le risque de piégeage, difficulté à maintenir la liaison avec la surface, peine à s’orienter, effets des armes ardus à estimer, difficultés physiques et psychiques pour les soldats, dangers liés au gaz et autres risques sanitaires… Les souterrains seront l’une des routes du combat de demain et l’armée de terre doit être capable de s’y engager, ses sapeurs en tête38.

Ensuite, l’ouverture d’itinéraire pourrait se voir profondément renouvelée grâce à certaines évolutions technologiques. La robotique ouvre en effet des champs de réflexion nouveaux. Après avoir été une mission exclusivement réalisée à pied, puis partiellement mécanisée, le détachement d’ouverture d’itinéraire pourrait demain être robotisé. Il est possible d’imaginer des systèmes de type « pantin » afin de pouvoir téléopérer temporairement des véhicules. À plus long terme, il est aussi intéressant de réfléchir à un système d’ouverture d’itinéraire partiellement voire totalement autonome. La détection ou le leurrage peuvent être assez aisément réalisés par un drone terrestre lourd agissant en binôme avec un autre engin du génie qui, lui, serait habité. L’utilisation de drones aériens est également prometteuse. Un drone équipé d’un radar pénétrant au sol (gpr) pourrait « scanner » une route ou un carrefour. Un autre, pourvu d’une caméra thermique, aiderait à détecter d’éventuels postes de tir ou la préparation d’une attaque complexe. Enfin, un drone armé d’une charge explosive amorcée pourrait larguer celle-ci sur l’engin détecté pour le détruire39.

Ainsi, la mission d’appui à la mobilité remplie par les sapeurs français a connu bien des évolutions et des ruptures depuis 1914 et, dans ce domaine, depuis le milieu des années 2010, le génie se trouve de nouveau à la croisée des chemins. Se préparer pour un conflit de haute intensité nécessite des investissements capacitaires importants et le réapprentissage de savoir-faire délaissés depuis plus d’une vingtaine d’années. C’est à ce prix que les sapeurs pourront continuer à ouvrir la route.

1 Zones référencées pour raison de pose régulière d’eei. L’auteur tient à remercier Christophe Lafaye, Alain Petitjean, le lieutenant-colonel Bertrand Philip de Laborie et le commandant Ivan Cadeau pour leur aide précieuse.

2 Devise du 9e rg.

3 J.-R. Tournoux, « Le génie au combat. La guerre de 1914-1918 », Revue historique des armées, 1/1966, pp. 133-142. Une estacade est un ouvrage établi sur appuis discontinus, tels que, par exemple, pieux ou colonnes.

4 Devise du 13e rg. Les 13e et 83e bg sont les deux seuls bataillons du génie à porter la fourragère de la Seconde Guerre mondiale.

5 I. Cadeau, « L’action du génie pendant la guerre d’Indochine (1945-1956) », thèse, 2010, p. 49.

6 F. Eglemme, Les Unités du génie en 1939-1940, 2020. Disponible sur le site atf40.fr.

7 R. Dromard, « Le génie au combat. La guerre de 1939-1945 », Revue historique des armées, 1/1966, pp. 143-158.

8 I. Cadeau, op. cit., p. 32.

9 M. Burnouf, « Les franchissements du 13e bataillon du génie de la 2e db pendant la campagne 1944-1945 de la Normandie au Rhin », Revue historique des armées, hors-série, septembre 2001, pp. 61-74.

10 J. Delmas, « Le génie », in Ph. Masson (dir.), Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Larousse, tome I, 1979, p. 804.

11 M. Gazin, « Le génie en Indochine », Revue du génie militaire, juillet-août 1952.

12 I. Cadeau, « Un exemple d’adaptation réussie : l’arme du génie pendant la guerre d’Indochine », Revue historique des armées n° 284, 2016, pp. 27-42.

13 M. Gazin, « Le génie au combat. Indochine », Revue historique des armées, 1/1966, pp. 159-167.

14 M. Gazin, « Le génie en Indochine », Revue du génie militaire, juillet-août 1952.

15 I. Cadeau, « Un exemple d’adaptation réussie : l’arme du génie pendant la guerre d’Indochine », op. cit.

16 Ibid.

17 Les Enseignements de la guerre d’Indochine (1945-1954). Rapport du général Ély, commandant en chef en Extrême-Orient, shd, 2011, tome I, pp. 48-52.

18 P. Malmassari, Les Trains blindés français 1826-1962. Étude technique et tactique comparée, Soteca, 2010.

19 Ch. Lafaye, « Histoire du génie combat contemporain. Épisode 4 : le génie en Algérie, l’école de la lutte antisubversive (1954-1962) », Blog Expérience(s) combattante(s), 2 avril 2019.

20 J.-Ch. Jauffret, « La guerre des mines en Algérie », La Guerre d’Algérie Magazine n° 13, septembre-novembre 2008, p. 50.

21 Ch. Lafaye, « La guerre du Golfe : une rupture pour le génie », Soldat de France, juin 2021, pp. 27-28.

22 Fédération nationale du génie, Le Génie. Combattre, construire, secourir, Paris, Lavauzelle, 2012, p. 235.

23 J.-L. Cotard, « Kakanj 1992 : les sapeurs découvrent la violence », Inflexions n° 31, 2016, pp. 117-129.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Ch. Lafaye, L’Armée française en Afghanistan. Le génie au combat, 2001-2012, Paris, cnrs éditions, 2016.

27 C. Jolly, « eod and Engineers: Close the Gap », Engineer, janvier-mars 2005, pp. 40-45.

28 R. G. Baker et D. V. d’Aria, « Countering ieds and Explosives Hazards », Engineer, janvier-mars 2005, pp. 32-35.

29 Données compilées par Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques chez Eurocrise.

30 Ch. Lafaye, L’Armée française en Afghanistan. Le génie au combat, 2001-2012, op. cit, pp. 145-146. En juin 2010, la 6e ccm est transférée au 13e rg.

31 Ibid., p. 153.

32 Véhicule blindé à roues 6x6 américain, spécialisé dans les missions d’ouverture d’itinéraire. Offrant une protection pour les engins explosifs de quinze kilos et les mines terrestres de vingt kilos, il est équipé à l’avant-droit d’un bras articulé hydraulique qui dispose à son extrémité d’une petite bêche permettant à l’équipage de manipuler les explosifs à une distance de sécurité.

33 Pour Mine Resistant Ambush Protected, une famille de véhicules blindés conçus pour résister aux eei.

34 Ch. Lafaye, op.cit., p. 237.

35 Sur le génie dans cette opération, lire, notamment, Ch. Lafaye et P.-M. Vachon, « Le Génie dans la bande sahélo-saharienne. Poursuite de la transformation de l’arme », DSI, hors-série n° 60, juin-juillet 2018, pp. 88-93.

36 Données compilées par Isabelle Dufour. Chiffres au 10/05/2021.

37 J.-J. Patry, B. Lassalle et P. Nebois, « La mobilité dans les zones urbaines (horizon 2035) », frs, juin 2016.

38 Le génie a déjà disposé de sections spécialisées pour intervenir dans ce milieu. Lire R. Choron, « Les sections de neutralisation de grottes en Algérie (1959-1962). L’utilisation du génie dans la lutte anti-subversive », Revue historique des armées n° 284, septembre 2016, pp. 43-54.

39 C’est notamment l’objet du projet Caladrius.

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