N°49 | La route

Jean Michelin

Éditorial

On crée parfois des routes sans y penser. On peut même assister à leur naissance. Il suffit souvent pour cela de regarder par la fenêtre d’un bureau un jour de neige. C’est le matin, on est arrivé tôt, il fait peut-être encore nuit. En bas, la cour est d’un blanc uniforme. Le temps d’un café, un passant l’aura traversée sans que personne ne l’ait vu, laissant la trace droite de ses pas d’une porte vers l’autre. Le suivant, soucieux de préserver ses chaussures, la prendra à son tour : on le verra passer, tête basse pour ne pas glisser, d’un pas rapide pour se mettre à l’abri du vent. Au bout de quelques heures, pour un peu que l’on regarde de nouveau, des dizaines d’autres se seront succédé le long de cette même trace reliant les deux mêmes portes : c’est une route. Il y aura des carrefours, des croisements là où quelqu’un aura eu besoin de changer de direction, on commencera même à deviner le bitume sous la neige fondue à force d’avoir été piétinée. Bien souvent, pour appréhender un objet complexe et mouvant, il est plus simple de partir de l’évidence de son propre regard. La route est, dans son essence fondamentale, un objet humain qui relie au moins deux points dans l’espace et dans le temps. Et comme tout objet humain, elle peut aussi disparaître – dans notre cas, peut-être dès le lendemain avec la fonte de la neige.

Que l’on observe cela depuis un bureau et que la route soit droite nous donne une première direction à explorer : la route est d’abord un objet qui établit une fonction et qui répond à un besoin. Parce qu’elle relie des points habités, elle trouve sans doute ses origines dans le commerce ou dans la guerre, deux activités qui nécessitent que l’on se rencontre ou que l’on se confronte, en tout cas qu’il y ait une interaction. Nulle place dans cet aspect pour la rêverie ou pour le symbole, mais nous y reviendrons.

En se penchant sur l’aspect utilitaire de la route, on pense évidemment aux voies romaines dont les traces sont parvenues jusqu’à notre époque et qui, pour certaines, longent encore les routes fréquentées de nos contemporains, ne serait-ce que par le souvenir de leur évidence, mais on peut aussi, comme nous y invite Martin Gravel, partir à la rencontre de celles qu’établit l’Empire carolingien à leur suite. On pense aussi très vite aux grandes routes commerciales, comme celle de la soie dont on découvrira à la lecture de Maurice Sartre qu’elle recouvre, en fait, une réalité historique bien plus complexe et protéiforme que son nom peut laisser croire.

La route est un espace d’échange et donc un espace de guerre, soit pour assurer la paix sur un territoire, soit pour le défendre, soit pour s’y affronter : autant de pistes qu’évoquent Thomas Fressin, Benoît Haberbusch et Nicolas Le Nen dans leurs expertises respectives. La route, comme la géographie qu’elle suggère, sert aussi à faire la guerre : il faut savoir l’ouvrir, la défendre ; on y emploie hier comme aujourd’hui et sans doute encore demain les sapeurs que décrit Rémy Hémez. Gérard Chesnel se penche aussi les mines que l’on place sur la route et qui la rendent inutilisable bien après la cessation des combats, sans discrimination pour qui oserait encore s’y aventurer. On découvrira enfin à la lecture de Jean-Luc Cotard que la route peut être une création militaire qui disparaît avec les années dans l’usage civil qui en est fait une fois la paix revenue : la Voie sacrée, après tout, n’a pas vu passer de colonnes de soldats bleu horizon montant au front depuis plus d’un siècle et il est pourtant fort possible que l’on continue à l’appeler ainsi pendant quelques centaines d’années.

La route est donc un objet géographique qui ne s’arrête pas à l’espace : elle contracte aussi le temps. Elle nous dévoile le théâtre des exploits du Tour de France sans dissimuler sa vocation politique et sans s’affranchir des errements de l’Histoire, comme l’explique Jérôme Pellistrandi. Elle devient immatérielle tout en restant un champ d’affrontement et ce sont les routes du cyberespace qui examine Anthony Namor. Elle devient évidence maritime quand pourtant nul obstacle ne la contraint par l’accélération de la technologie tout en demeurant, comme le souligne Thomas Legrand, la grande affaire du chef. Choisir sa route et la tracer, comme notre courageux premier passant dans la neige, est un privilège autant qu’une responsabilité. Parce qu’elle produit bien plus que du mouvement, parce qu’elle apporte les échanges et le changement, la route devient aussi génératrice de norme, outil de construction autant sociétal que spatial dans l’article de Marine Baron. Il arrive d’ailleurs qu’elle naisse malgré nous, voire contre nous, comme les chemins tracés par les grandes épidémies de l’Histoire qu’aborde Patrice Debré. Il y a donc peut-être autant de routes militaires, maritimes, numériques, marchandes ou sociétales que ce que l’imagination permet d’embrasser, tout cela à partir d’un simple chemin utile filant droit dans une cour d’immeuble un matin d’hiver.

C’est d’ailleurs l’autre nature de la route que de susciter l’imagination. Une route, ça sert à se déplacer mais aussi à se perdre, soit au sens figuré, comme tente de l’expliquer Patrick Clervoy, soit littéralement, comme les personnages errants de Jack Kerouac qui se laissent porter vers l’autre rive d’un continent en plein changement sans trop savoir comment ils y parviendront et en finissant par comprendre que c’est le voyage et non sa destination qui compte vraiment. La route est un lieu de transition qui appelle au changement et au doute, elle permet un mouvement autant vers une destination qu’à l’intérieur de soi : Haïm Korsia l’évoque à son tour. Puisqu’elle nous change, elle est forcément un magnifique objet de narration : Stendhal disait fort justement qu’« un roman est un miroir que l’on promène le long d’une route ». Suscitant l’interrogation autant que la rêverie, elle appelle les rêveurs et les fous, ou plus simplement ceux qui se pensent dans une impasse de leur vie. C’est Forrest Gump, cousin cinématographique hirsute du Sal Paradise de Kerouac, qui court jusqu’à l’océan pour repartir immédiatement dans l’autre sens puisque la route n’a ni répondu à ses questions ni chassé ses fantômes. Ce sont les héros du cinéma américain que met notamment en lumière Yann Andruétan : la route tamise les drames et les traumatismes de l’Amérique sortie du Vietnam comme elle a façonné les explorateurs d’un continent presque vide quelques siècles auparavant. Elle nous change : peut-être y a-t-il là une des raisons pour lesquelles, alors qu’il n’a jamais été aussi simple d’aller vite, les marcheurs au long cours sont de plus en plus nombreux. Adrienne Charmet s’interroge avec nous sur leurs raisons.

La route, après tout, raconte quelque chose de nous, elle donne de la cohérence à nos vies, tant il est vrai que l’on parle si souvent de l’endroit d’où l’on vient pour parler de ce que l’on a vécu. Elle devient rite de passage chez certains, vecteur de sagesse, parcours initiatique vers La Mecque, vers une montagne aux esprits, vers les mines d’or de Californie. On laisse toujours une part de soi sur la route que l’on emprunte, pour un peu que l’on prenne le temps de le réaliser.

Mais alors, que pouvons-nous faire de tous ces embranchements partis d’un chemin dans la neige ? Dépasser la route, s’en affranchir quand les liaisons deviennent si nombreuses ? Peut-être n’y a-t-il alors plus tellement de sens à parler de route, mais de flux, comme nous le propose Olivier Kempf ? Il y a sans doute encore d’autres voies à explorer.

Il y a quelques années, j’ai servi en mission en Guyane pendant plusieurs mois. La petite ville de Maripasoula, où j’avais mon poste, était blottie au bord du fleuve et derrière elle, vers le sud, s’ouvrait la forêt amazonienne immense. Je pensais alors naïvement que c’était là que les routes s’arrêtaient. J’ai compris bien plus tard qu’elles ne s’arrêtaient que pour moi : les Amérindiens au visage austère que je revois encore partir sur leurs pirogues glissant sur l’eau le long du réseau arachnéen de criques et de rivières étaient moins naïfs. Parfois, même l’imagination se heurte à des murs : on doit s’efforcer d’y voir le signe heureux que nous ne manquerons jamais de routes à ouvrir.