N°5 | Mutations et invariants – III

Mélanie Thonier

Les actions civilo-militaires : une finalité opérationnelle

Témoignage d’un acteur de terrain

La complexification des conflits, leur privatisation, la multiplication des acteurs civils et l’enjeu difficile des sorties de crises ont imposé de concevoir l’engagement militaire dans un environnement multiple. Des équipes, appartenant au groupement interarmées des actions civilo-militaires (giacm) sont désormais projetées aux côtés des unités françaises pour contribuer à la coopération avec l’environnement civil de la force.

Actuellement en Côte d’Ivoire, le giacm déploie une chaîne composée d’un chef, d’un officier synthèse et de cinq équipes de trois personnes réparties dans les Groupes tactiques interarmes (gtia). Cet article témoigne de la mission que j’effectue à Man, en tant que chef d’équipe au profit du gtia21. Cette dernière consiste à réaliser des projets à destination du secteur civil pour faciliter une perception favorable des marsouins (appellation désignant les soldats des troupes de l’infanterie de marine2) par la population civile. Nous avons ainsi réparé des pompes à eau, rénové une maternité, fourni du mobilier scolaire, participé à la construction de ponts et réalisé des dons divers.

Ces actions civilo-militaires provoquent une interrogation : existent-ils des actions qui seraient à la fois humanitaire et militaire ? Mon souhait est de démontrer qu’il ne peut y avoir de confusion, ni de concurrence entre actions civilo-militaires et humanitaires mais une coexistence mêlée de collaboration.

Les Activités civilo-militaires : un outil unique
à la disposition du commandement militaire

Ce qui fait la particularité des humanitaires, c’est leur statut en marge des organisations étatiques et économiques. Ils ne sont armés que de leur neutralité qui garantit de leur efficacité. C’est ainsi que le Comité international de la Croix-Rouge (cicr) peut accéder aux victimes partout dans le monde avec l’assurance pour les parties au conflit d’une non-dénonciation. L’intuition des créateurs a été de ne pas s’attaquer à la légitimité de la guerre ni aux souverainetés. Lorsque le cicr n’obtient pas l’accord des parties et se trouve paralysé par le droit international, c’est Médecins sans frontières qui réinvente la neutralité en allant « là ou les autres ne vont pas ». Quelle que soit leur histoire et leur domaine d’action, tous les acteurs humanitaires ont pour dénominateur commun l’aide aux victimes.

Le monde de l’humanitaire se caractérise également par sa diversité. Chaque structure, qu’il s’agisse du cicr ou des Organisations non gouvernementales (ong) d’origine internationale ou nationale, est animée par des objectifs propres, fruits de son histoire et de ses moyens.

Tandis que les fonctionnaires internationaux investissent les grandes agences onusiennes, des ong travaillent avec quelques salariés alors que certaines associations ne peuvent fonctionner qu’avec des bénévoles motivés. Bien qu’indépendantes, ces structures doivent savoir communiquer et convaincre le public de leur action pour survivre. Les bailleurs de fonds étatiques, internationaux ou privés sont les mêmes pour tous et conduisent à une véritable course au financement.

Ainsi si l’action humanitaire prend des formes diverses, donc plurielles, la coopération civilo-militaire relève, au contraire, d’une chaîne unique dont le giacm est l’unité de mise en œuvre. Tous les militaires du Groupement interarmées des actions civilo-militaires, qu’ils soient terriens, marins, aviateurs ou gendarmes, bénéficient de la même formation interne. Le concept d’emploi a été validé par l’État-major des armées et décrit la coopération civilo-militaire comme « la fonction opérationnelle destinée à améliorer l’intégration de la force dans son environnement humain afin de faciliter l’accomplissement de sa mission, le rétablissement de la situation sécuritaire normale et la gestion de la crise par les autorités civiles. Les activités qui en découlent font partie intégrante du plan d’opération et sont planifiées et conduites par les états-majors ».

Bien que mon véhicule soit blanc, je suis militaire et je porte une arme. Je suis placée sous les ordres du chef de corps du gtia2 qui lui-même est soumis à une hiérarchie remontant au pouvoir politique. Je suis donc identifiée comme militaire, comme française et assimilée à un des acteurs de la « crise » ivoirienne.

Prenons l’exemple de la scolarité dans la région de Man. Les bâtiments ont été pillés, les parents n’ont pas les moyens d’acheter les fournitures et les enseignants diplômés, nommés par le ministère de l’Éducation nationale, sont rares à occuper leur poste. Les humanitaires permettent de pallier les carences : l’unicef fournit des kits scolaires, le Programme alimentaire mondial assure la cantine des écoles pour encourager les parents. L’action militaire doit, elle, contribuer au retour d’une situation politique normale favorable à une administration efficace indispensable pour que le système éducatif puisse fonctionner. Il ne peut y avoir confusion entre les acteurs humanitaires et les acm. La population ne s’y trompe pas, elle n’attend pas uniquement de nous la rénovation d’une école, la création d’une route, ou la réparation d’une pompe à eau. Parce que nous sommes militaires elle nous réclame une solution à la crise.

Une concurrence impossible entre une finalité altruiste et une finalité opérationnelle

L’aide humanitaire est une forme de solidarité qui répond à des besoins divers (faim, santé, reconstruction après un sinistre, éducation, protection des enfants, mise en place de réseaux d’eau et de communication…). Elle est octroyée sans que soit établie une discrimination à l’égard des victimes, que ce soit pour des raisons raciales, religieuses, de sexe, d’âge, de nationalité ou d’appartenance politique.

La différence se situe dans le regard que portent les militaires sur les actions civilo-militaires et les humanitaires sur les bénéficiaires de leurs actions. Tandis que la population est la raison d’être de ces derniers, elle est pour nous un des paramètres de l’environnement dans lequel évoluent les militaires.

Dans les faits, le chef militaire fixe les zones d’action privilégiées et les buts à atteindre. À moi, avec les moyens des Actions civilo-militaires de participer à cet effort. Alors qu’un acteur humanitaire oriente son action dans une zone où les besoins sont les plus urgents, j’agis là où le commandement militaire le souhaite. Plus brutalement, l’équipe des actions civilo-militaires ne fournira pas du mobilier scolaire à l’école qui en est la plus dépourvue mais à une école qui est située dans une zone intéressant la force.

Toutes les semaines, le village de Teapleu accueille une section du 3e régiment d’infanterie de marine en bivouac. C’est un village commerçant beaucoup moins nécessiteux que d’autres et déjà aidé par les ong, mais il est indispensable que la section soit bien perçue par les habitants. Nous avons donc entrepris de rénover la maternité. Ailleurs, le financement acm a permis de rendre praticable un axe secondaire afin d’assurer un itinéraire de contournement stratégique. Le désenclavement des villages situés sur cette piste participe de cette « conquête des cœurs ».

Cette logique, bien loin des priorités humanitaires peut nous amener par exemple à organiser un match de football en échange de l’utilisation ponctuelle d’un terrain.

Il parait difficile de mettre en concurrence ong et acm tant les buts que nous recherchons sont différents et tant les moyens dont nous disposons déséquilibrés.

Des compétences différentes
qui permettent une relation saine et productive

Hormis la réalisation de projets, ma mission a deux autres rôles : faire la liaison avec les organisations internationales et les ong et capter l’information autant sur l’état d’esprit des populations que sur la situation humanitaire de la zone. Une bonne partie de mon temps consiste donc à faire des évaluations, discuter, rencontrer des gens pour améliorer cette connaissance. Je ne dois pas justifier ma présence par des projets qui permettraient ensuite d’obtenir des financements.

Les ong ont acquis un grand professionnalisme. Une procédure standardisée, imposée par les bailleurs de fonds permet de garantir la définition claire des objectifs, l’implication des bénéficiaires, la cohérence du projet, la viabilité et le suivi des actions. Les acm n’ont pas cette expérience. Lorsque nous aidons une école, pour nous permettre de multiplier les projets, il faut choisir entre refaire le bâtiment, l’équiper de mobilier scolaire ou donner des fournitures pour les élèves. Le succès se jugera à l’impact sur les populations et non sur des critères d’efficacité.

Ainsi, le projet de rénovation de maternité que nous avons entrepris à Teapleu ne serait sans doute pas satisfaisant pour une ong. En effet, nous nous sommes contentés de rebâtir le bâtiment, alors qu’une ong aurait certainement prise en compte l’équipement et vérifié la formation du personnel.

Les humanitaires travaillent sur du long terme. Les équipes acm et les forces présentes changent tous les quatre mois. Nous sommes tenus à des résultats rapides. Pendant que l’ong International Rescue Committee développe un programme annuel de rénovation de plusieurs centaines de pompes sur toute une région, dans le même temps trois équipes acm se succèderont pour réparer une vingtaine de pompes. Nous ne pouvons prétendre faire le même travail.

Sur le terrain, les rapports avec les ong ou les organisations internationales sont simples et très éloignés des débats d’idée. Nous sommes en contact avec les agences de l’onu, le cicr et les ong présentes dans la région de Man. Ces organisations sont une source d’informations et d’expertises précieuses, elles ont une connaissance approfondie de la situation des populations de la zone et il serait dommageable pour la force de l’ignorer. À nous de dialoguer pour éviter la redondance et profiter de leur expérience.

Nous pouvons ainsi rendre des services aux acteurs humanitaires. À l’occasion de la rentrée, l’unicef a financé des kits scolaires sans avoir les moyens d’assurer leur distribution. Cinq conteneurs de kits ont été acheminés par moyens militaires d’Abidjan à Man où ils seront distribués par une ong.

Pour conclure

Au sein des armées, le Groupement interarmées des actions civilo-militaires a été créé pour coopérer avec un monde civil complexe et travailler en appui de la force au contact des populations. Les équipes acm gèrent des projets parfois semblables à ceux menés par les ong sans rechercher les mêmes effets.

Loin des débats d’idée, l’action quotidienne de la coopération civilo-militaire permet de réaffirmer que les militaires ne sauraient se confondre avec les « humanitaires ». Nous sommes un outil du politique et, dès lors, nous ne pouvons être indépendants. Toutefois, malgré l’identité propre à chacun, n’oublions pas que l’efficacité passe par la recherche de complémentarité entre tous les acteurs.

Synthèse Mélanie Thonier

Aujourd’hui, sur les théâtres d’opération français, le Groupement interarmées des actions civilo-militaires (giacm) déploie des équipes pour réaliser des actions à destination de la population et favoriser la perception des militaires par la population. Ces projets qui ressemblent à ceux menés par les acteurs humanitaires provoquent une interrogation : existent-ils des actions qui seraient à la fois humanitaires et militaires ?

Témoignage d’un chef d’équipe du giacm durant quatre mois en Côte d’Ivoire, cet article démontre qu’il n’existe pas d’humanitaire militaire. Une comparaison des structures, des modes d’action et des finalités des organisations non gouvernementales et des actions civilo-militaires (acm) permet aisément de se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un jeu sémantique. À la diversité, l’indépendance et l’altruisme du monde humanitaire répond la structure unique des acm, rattachée à l’État-major des armées, dont la finalité n’est pas de venir en aide à la population mais bien d’appuyer l’action des unités françaises.

Il ne peut donc y avoir de confusion, ni de concurrence entre actions civilo-militaires et humanitaires tant les buts recherchés sont différents et tant les moyens déséquilibrés. En revanche, si chacun est conscient de son rôle et ne cherche pas à remettre en cause la vocation et le mode d’action de l’autre, une saine cohabitation est possible.

Traduit en allemand et en anglais.

Militaires et humanitaires en ... | P. Haéri