N°10 | Fait religieux et métier des armes

Dominique Alibert

Dieu, le roi et la guerre

« Et aussi était dans l’ost du roi frère Guérin, l’[évêque] élu de Senlis (frère Guérin nous l’appelons parce qu’il était frère profès de l’Hôpital et en portait toujours l’habit), sage homme, de profond conseil et merveilleux de prévoyance pour les choses à venir. […] En cette bataille était frère Guérin, l’[évêque] élu de Senlis, tout armé non pas pour combattre, mais pour admonester et pour exhorter les barons et les autres chevaliers à l’honneur de Dieu, du roi et du royaume. Guérin l’[évêque] élu survint. Aussitôt que le comte l’aperçut, il lui rendit son épée et se rendit à lui, et le pria qu’il lui fît donner la vie seulement. »

Le texte est connu, l’épisode plus encore. Le dimanche de Bouvines, pierre de fondation de notre identité nationale. Une bataille. Un évêque. Un évêque dont on prend la peine de nous préciser qu’il ne combat pas mais qui reçoit tout de même la reddition du comte de Flandres.

L’image de la tapisserie de Bayeux est tout aussi connue. Heureusement que la brodeuse a eu la bonne idée d’indiquer le nom du personnage, sinon il nous aurait été impossible de l’identifier, de savoir qu’il était un clerc ! Seule son arme diffère de celles des autres combattants. L’inscription nous donne son nom, Eudes, et son titre, évêque. Nous le savons évêque de Bayeux et demi-frère du duc de Normandie, Guillaume, dont ladite tapisserie narre les exploits. Il est d’ailleurs fort possible qu’il ait été le commanditaire de celle-ci. Vous m’objecterez qu’il ne porte pas une épée car, en tant qu’homme d’Église, il ne doit pas faire couler le sang. D’accord. Mais, sans être expert de la chose, je pense qu’un coup de masse, car c’est en effet une masse qu’il tient, asséné du haut d’un cheval au galop doit pouvoir vous tuer son homme aussi aisément qu’un coup d’épée.

Deux hommes d’Église au milieu des combattants. Certes ils ne combattent pas, mais leur participation aux opérations militaires est bien réelle. Et dans un cas comme dans l’autre, cela ne semble pas particulièrement perturber les contemporains. Il y aurait pourtant eu de quoi.

  • L’interdit

Versant le sang, ils transgressent un interdit biblique et, plus encore, un tabou anthropologique et une interdiction canonique. Excusez du peu. L’interdit biblique est connu. Quant au tabou anthropologique, Georges Dumézil en a brossé un tableau complet et fascinant, facile d’accès, dans Heur et malheur du guerrier. En revanche, je voudrais être plus précis sur les questions canoniques, qui vous sont, je pense, moins familières.

Au temps des premiers successeurs de Clovis, les conciles mérovingiens, mais aussi les textes narratifs, prohibent le recours aux armes pour les clercs. Ainsi peut-on lire dans les Gestes des abbés de Fontenelle (ancien nom du monastère de Saint-Wandrille, dans la région de Rouen), à propos d’un certain Guy auquel échoit cette importante charge en 738, qu’il est un « clerc séculier » qui use volontiers du glaive « toujours vêtu du vêtement militaire au lieu de la chape ». La même défense vaut pour les séculiers, comme le rappelle le canon 5 du premier concile de Mâcon qui s’est tenu en 581-583 : « Qu’aucun clerc ne se permette de revêtir le sayon ou des vêtements ou chaussures séculiers, mais seulement ceux qui conviennent à des gens d’Église. Si après cette décision, un clerc est trouvé avec un vêtement inconvenant ou avec des armes, qu’il soit puni par ses supérieurs d’une détention de trente jours, avec comme nourriture de l’eau et un peu de pain chaque jour. »

L’interdiction est réitérée à plusieurs reprises, preuve qu’elle n’avait pas été suivie d’effet. Il s’agit en tout cas d’une volonté ferme de la hiérarchie ecclésiastique puisque, dès les premiers conciles réformateurs conduits par le princeps Carloman, frère de Pépin le Bref, dans les années 740, les mêmes recommandations sont édictées. Il faut dire que les clercs avaient une propension à user des armes pour régler leurs différends et que les évêques mérovingiens n’ont rien à envier aux prélats des débuts de la Renaissance qui apuraient leurs comptes à coup d’armées et de condottiere. Cette habitude se transmet à travers les siècles, puisqu’au xe siècle encore les évêques de Reims disposent d’une troupe armée qui leur permet, à l’encontre de tous les interdits, de faire régner leur ordre au sein de la province ecclésiastique dont ils ont la charge : l’équivalent de notre région Champagne-Ardenne, ce qui n’est pas rien.

Alors notre image traditionnelle de l’homme d’Église/homme de paix ne serait-elle qu’un faux-semblant ? Cela pourrait être le cas, car les exemples que j’ai rappelés à l’instant, et d’autres à venir encore, montrent clairement la participation des hommes d’Église aux combats. Ce qui peut aisément s’expliquer, dans le cas des évêques, par leur recrutement social : ils sont fils, frères, oncles des hommes de guerre, issus comme eux de l’aristocratie qui est alors essentiellement militaire, puisque la noblesse, en Occident, est une noblesse de service et que le service, depuis l’Empire romain, n’est autre que le service militaire. En outre, l’Église se réjouit de la victoire du roi dès lors que celle-ci se produit aux dépens des païens, car cela ouvre de nouvelles terres à la conversion, prélude au retour final du Christ qui est, ne l’oublions pas, l’horizon des sociétés médiévales.

Mais l’Église a aussi beaucoup fait pour lutter contre la violence et la guerre endémique dans les sociétés médiévales.

  • La Paix de Dieu

Tant que la guerre n’est que royale, tout va bien. Enfin tout va bien à l’intérieur du royaume dans lequel un ordre relatif règne. Car le roi doit faire régner la paix. L’Église le lui demande puis, à partir de la fin du ixe siècle, le lui impose dans le serment qu’elle exige de lui lors de son sacre. Je fais ici une incise pour rappeler que le sacre est également là pour appeler la victoire du souverain : Dieu doit confirmer l’élection, le choix qu’il a fait de son roi, par la victoire. C’est ce qui explique qu’à partir du xiiie siècle viendra s’ajouter la remise des armes au rituel du sacre. C’est là un aller-retour avec le rituel de l’adoubement chevaleresque dont je vous parlerai dans un instant. C’est aussi le rappel de la tradition biblique : les victoires ou les défaites de Saül sont liées à son élection puis à son abandon par Dieu. Toujours dans le même domaine, si une abondante historiographie a fait de la conversion de Clovis, elle aussi liée à la victoire, un reste de paganisme germanique – le bon dieu donne la victoire –, elle s’inscrit parfaitement dans la tradition biblique que je viens de rappeler.

En contrepartie de cet appui spirituel de l’Église qui prie pour le succès des armes royales, il est demandé au monarque d’assurer une paix intérieure qui doit garantir les biens de ceux qui sont sans armes, les pauvres mais aussi les hommes d’Église. Or, entre 890 et 1120, voire plus tard pour certaines zones, le roi est impuissant à assurer l’ordre et les grands princes territoriaux, ceux que l’on appelait autrefois les grands féodaux, ne sont pas pressés de le remplacer, dans un premier temps du moins. Avant que ne s’impose l’ordre seigneurial, il est donc indispensable pour l’Église de remettre de l’ordre dans la société et de canaliser la principale source de violence : les chevaliers. Car il ne faut pas imaginer le chevalier de l’An Mil comme un soldat discipliné, respectueux des hiérarchies sociales et religieuses, mais plutôt comme un soudard soucieux de son intérêt et qui tente d’accroître, par tous les moyens, y compris aux dépens de l’Église, sa fortune. En clair, un personnage violent, pillard, sûr de son droit, celui du plus fort. Il ne faut pas croire qu’au tournant du millénaire les hommes d’Église aient vu d’un très bon œil ce nouveau groupe social qui fait de la guerre à cheval sa spécialité et qui, jusqu’à une date avancée du Moyen Âge, s’attaque d’abord aux biens des clercs dont il est facile de s’emparer. J’en veux pour preuve un extrait du Livre des miracles de sainte Foy de Conques, qui nous rappelle que Raimon d’Aubin, un chevalier, « avait été excommunié par les religieux du monastère […] pour les indignes traitements qu’il leur avait fait subir ». Celui-ci lance alors sa troupe contre un moine et les siens qui ont la mauvaise fortune de croiser sa route. La « vengeance divine » intervient : « Son cheval se renverse subitement, les sabots en l’air, la tête dans la poussière. Le cavalier, précipité en avant, est projeté au loin avec une telle violence qu’il périt le cou tordu et le crâne fracassé et mis en pièce. » L’affaire avait été jugée suffisamment importante pour être rappelée sur le tympan sculpté quelques décennies plus tard pour l’église abbatiale.

La vengeance divine est évidemment d’une efficacité redoutable. Mais on peut aussi la doubler de celle des saints, dont la puissance est contenue dans les reliques, et la préparer par l’excommunication. C’est ce que permet la Paix de Dieu. Ce mouvement prend naissance au Puy-en-Velay. Aujourd’hui, la préfecture de la Haute-Loire fait figure de bourgade retirée du monde. Mais les voies de circulation du xe siècle ne sont plus les nôtres. Et être évêque du Puy n’est pas alors une punition. Au point que celui-ci est issu de l’aristocratie la plus puissante : Guy, à l’origine du concile de paix, est le propre frère du comte d’Anjou, Geoffroy Grisegonelle, l’un des plus remuants des princes territoriaux. Il est donc bien placé, à cause des exploits des chevaliers de son frère mais aussi de son poids au sein de la société du temps, pour tenter d’inverser les choses. Constatant l’impuissance des pouvoirs publics, il décide de réunir une première assemblée au Puy en 987, qui sera suivie d’une autre en 989 à Charroux, en Poitou.

Il faut imaginer ces conciles comme de grands rassemblements où convergent clercs et laïcs, chevaliers et moines. Les bannières sont déployées, les reliquaires brillent du feu de leurs pierres précieuses et de leurs ors. Le peuple s’y presse, avide des miracles que les reliques ne manqueront pas de réaliser. Les chevaliers, revêtus de leurs armes et de leurs atours, dans cette société du paraître, viennent prêter serment : « Je n’assaillirai pas le clerc et le moine ne portant pas les armes séculières, ni ceux qui marcheront avec eux sans armes, ni ne prendrai leurs biens sauf leur flagrant délit. Je n’arrêterai le paysan et la paysanne, je ne prendrai à aucun homme un mulet, une mule, un cheval, une jument, une autre bête qui serait au pâturage. […] Je ne couperai, ni ne frapperai, ni arracherai les vignes d’autrui. […] Je ne détruirai pas le moulin, ni prendrai le blé qui s’y trouve, sauf en cas de guerre et quand cela sera sur ma terre. » Si j’ai insisté sur la présence des reliques, c’est que c’est sur ces dernières que sont prêtés les serments comme celui que je viens de mentionner. Et les saints ont des colères aussi redoutables que celles de Dieu qui, de toute façon, est partie prenante dans l’opération contre les briseurs de paix.

À cette Paix de Dieu s’ajoute la Trêve de Dieu. Cette dernière, qui apparaît dans le premier tiers du xie siècle, vise à interdire les combats durant les grandes fêtes liturgiques – l’Avent, le Carême, avant Pâques et la Pentecôte –, mais aussi du jeudi au lundi. Or, et j’y reviendrai, le 27 juillet 1214 tombait un dimanche…

Ce mouvement de la Paix de Dieu est à rapprocher, me semble-t-il, d’un autre plus connu, puisque son nom est passé dans le langage courant et est employé à tort et à travers, souvent avec des arrière-pensées très nettes comme récemment à propos de la guerre d’Irak. Il s’agit de la croisade. Mais avant d’aborder ce point, j’aimerais insister sur une question technique qui n’est pas dépourvue d’importance. Cette question, c’est celle de l’adoubement, qui consiste à remettre ses armes au nouveau chevalier. Cette cérémonie d’entrée en chevalerie dans laquelle les hommes d’Église prennent une place croissante, est la reprise de celle de remise des armes au jeune roi. Car il me semble nécessaire de souligner un fait essentiel de l’histoire de la chevalerie en Occident : son développement est lié à l’évolution du pouvoir royal. En clair, elle apparaît avec l’éclatement de l’Empire carolingien et l’incapacité des souverains à faire régner l’ordre dans leur royaume. Les clercs vont peu à peu s’imposer puisque désormais il ne sera plus question d’être fait chevalier sans passer par la médiation cultuelle. Cette dernière permet à l’Église de construire un discours sur la guerre juste. Cette guerre juste est bien évidemment celle qui consiste à combattre les ennemis de l’Église, au premier rang desquels prennent désormais place ceux que la littérature médiévale qualifie au choix d’Infidèles ou de Sarrasins. Mais les enjeux des croisades sont d’une autre nature, moins évidents à percevoir au premier abord.

  • Croisade et guerre juste

Habituellement, on présente les croisades comme la volonté de l’Église d’envoyer outre-mer ces fauteurs de troubles permanents et professionnels que sont les chevaliers, afin qu’ils puissent détruire, piller, violer à loisir. Certes. Mais on peut aussi dire qu’il s’agit là de leur permettre de gagner leur Salut sans quitter leur état. Car l’un des discours habituels des clercs, consistait à rappeler aux chevaliers que l’exercice de leur métier les condamnait à la damnation, et que la seule solution pour eux était de faire d’importantes donations aux monastères, où l’on se chargerait de prier pour le salut de leur âme, voire, et c’était mieux encore, d’abandonner le métier des armes pour revêtir l’habit monastique afin de faire pénitence. La croisade leur offrait le moyen de gagner leur Salut sans renoncer à leur état puisqu’ils pouvaient mourir, et ils furent nombreux à connaître ce sort, en combattant pour le Christ.

Mais il me semble que ces constatations, qui restent tout à fait recevables, ne rendent pas complètement compte des enjeux de ce mouvement. Pour les appréhender, il faut reprendre le dossier avec les yeux des hommes du Moyen Âge et non avec les nôtres. J’ai incidemment dit que les chevaliers reprenaient certains attributs qui étaient ceux des rois. Que lors de l’adoubement, en même temps qu’on leur remettait leurs armes, on leur confiait un certain nombre de missions qui pouvaient avoir été celles de la royauté comme, par exemple, celle qui consiste à faire régner la paix.

Or, depuis le viiie siècle et l’institution du sacre royal, le roi a une mission très précise : œuvrer pour le retour final et triomphal du Christ. Au xie siècle, la papauté décide de faire de la libération du tombeau du Christ à Jérusalem l’une des étapes nécessaires à ce retour ; une tâche qu’elle confie collectivement à la chevalerie. C’est ce qui explique le contexte eschatologique et l’enthousiasme qui a traversé tout l’Occident lors de la prédication de la première croisade, à la fin du xie siècle. Sans cet arrière-plan idéologique, il me semble que l’on ne peut comprendre ce phénomène.

La fusion entre le monde ecclésiastique et le monde chevaleresque ira encore plus loin au début du siècle suivant avec la naissance d’un ordre militaire qui aura pour but la sauvegarde du tombeau du Christ ; les « nouveaux chevaliers » (saint Bernard) ou « pauvres chevaliers du Christ » qui tenteront de réconcilier ce qui à nos yeux peut apparaître irréconciliable : la chevalerie et le monachisme. Le fourvoiement de ces moines soldats dans les affaires financières provoquera leur perte : je pense que vous avez reconnu là les templiers.

  • Conclusion

Je voudrais maintenant revenir à mon point de départ : la bataille de Bouvines. Car le texte que je vous lisais au début de mon intervention la résume presque complètement. Nous y voyons un évêque qui ne combat pas. Il respecte donc le tabou du sang qui est celui de son état. Mais il admoneste les chevaliers à l’honneur. Il ne leur interdit donc pas de combattre. Bien au contraire. Il rappelle qu’ils font usage de leurs armes pour l’honneur de Dieu, du roi et du royaume. C’est donc que la guerre peut être juste. Quant à notre évêque, Guérin, le texte précise qu’il est frère profès de l’hôpital, c’est-à-dire un moine soldat, d’un ordre autre que les templiers mais également né en Palestine, auprès du tombeau du Christ. Prenons maintenant un peu de distance et regardons l’événement. Le 27 juillet 1214 tombe un dimanche. Or le dimanche, depuis l’apparition, presque deux siècles plus tôt, de la Trêve de Dieu, il est interdit de se battre. C’est pour cette raison que le chroniqueur souligne bien que ce ne sont pas les Français mais leurs ennemis qui engagent le combat. Ce ne sont donc pas les chevaliers du roi de France qui rompent la Trêve de Dieu, mais leurs adversaires. Enfin, puisque le combat de Bouvines est un juste combat, celui du Bien contre le Mal, il est aussi enceinte judiciaire dans laquelle Dieu rend son jugement.

Au fond, et ce sera là ma conclusion, ce n’est peut-être pas un hasard si l’historiographie française, quel que soit son bord, aussi bien laïque que catholique, a fait de Bouvines la pierre de fondation de l’histoire nationale. Car les historiens ont bien senti que se jouait là le statut de la guerre dans la société médiévale et que s’y dénouaient des tensions pluriséculaires. Désormais, les guerriers étaient parmi les premiers ordres du royaume et avaient trouvé leur place au service de Dieu, du roi et du royaume. La nation devait naître de ce dénouement. Nous en sommes les héritiers aujourd’hui encore.

Introduction | L. Sourbier-Pinter
C. Bryon-Portet | Soldat et homme d’église : con...