N°11 | Cultures militaires, culture du militaire

Bruno Dary

La légion étrangère : une société multiraciale et monoculturelle

La musique de la Légion étrangère est là, rassemblée dans le chœur de la chapelle du Val-de-Grâce, et attend le coup de baguette pour entamer l’Ave Verum de Mozart. À la fin de cette pièce, le chef, voulant mettre à l’honneur certains musiciens, présente, avec beaucoup de délicatesse, les quatre plus jeunes légionnaires de la formation qui participent pour la première fois à un concert avec leurs camarades. Il les cite tour à tour, et l’on voit se lever successivement un Américain, un Mongol, un Russe et un Brésilien ! Quatre nationalités différentes, et pourtant, avec leurs camarades, ils ont donné une représentation magnifique ! Et pourtant, dans moins de quatre mois, ils défileront tous sur les Champs-Élysées en tête de la Légion étrangère et ne feront alors plus qu’un bloc ! Et pourtant, ils n’ont que six mois de service, mais, depuis le jour de leur incorporation, que de travail ! Car la nécessité d’unir ces hommes venus d’horizons tellement différents est un challenge permanent ! Pour cela, un seul moyen : les faire entrer progressivement dans la même culture, notre culture !

  • Un terrain difficile

Il n’est pas besoin de revenir sur la nécessité d’une culture pour une force armée ; en revanche, pour la Légion étrangère, elle ne paraît pas au premier abord très naturelle. En effet, comme son nom l’indique, elle recrute nombre de ressortissants d’autres pays. Un phénomène accentué aujourd’hui par les moyens de communication modernes, Internet en particulier. Le recrutement qui, pendant plus d’un siècle, s’était limité à l’Europe, est désormais étendu aux cinq continents. Le fond de culture européenne qui autrefois unissait ces hommes n’existe donc plus. Et il n’est pas rare de voir un Kirghize ou un Ouzbek découvrir en arrivant dans l’institution ce qu’est un lit ou même une fourchette !

Étrangers à la culture française, ces hommes sont aussi étrangers entre eux. Ce phénomène s’est également accru, car avec l’élargissement du recrutement, le nombre de nationalités a augmenté et avoisine à ce jour les cent quarante. Mais cent quarante nationalités sous-entendent cent quarante us et coutumes différents, des peuples différents, des religions différentes et un véritable patchwork de cultures.

Enfin, l’évolution du monde moderne a modifié les motivations de l’engagement. Aujourd’hui, on se présente à la Légion davantage pour des raisons d’ordre économique que politique. Au début du xxe siècle, de nombreux Russes avaient rejoint ses rangs pour fuir l’Armée Rouge ; dans les années 1936, les républicains espagnols n’ont eu la vie sauve qu’en franchissant les Pyrénées ; et après-guerre, l’arrivée massive d’Allemands s’explique par la volonté des soldats de la Reichswehr de poursuivre une aventure qui venait de tourner au drame ! Aujourd’hui, la Légion n’apparaît plus comme l’unique moyen de s’en sortir, mais comme un moyen parmi d’autres.

  • La réponse de la Légion

Malgré cet environnement peu favorable, la finalité de la Légion reste inchangée au-delà des générations. Il s’agit bien d’unir ces hommes différents pour en faire une troupe qui doit être soudée pour être forte. L’expression « Ce qui fait la force de la Légion, c’est sa cohésion ! » n’est pas un vain mot, tout comme son corollaire : si la cohésion faiblit, la pérennité de l’institution sera très vite remise en cause. La réponse faite par la Légion se trouve dès les premiers articles de son nouveau statut : « La Légion étrangère est une force combattante constituée d’étrangers et placée sous commandement français », un article fort et dense qui nécessite quelques commentaires.

La Légion se veut en effet une force combattante, en ce sens qu’elle a vocation à aller se battre et ce en première ligne. Ainsi, celui qui s’engage en son sein sait qu’il sera appelé à combattre et donc à risquer sa vie. Le message est clair, comme le rappelait de façon magistrale le général de Lattre : « Les raisons de vivre sont autant de raisons de mourir pour sauver ce qui donne un sens à la vie ! »

Ensuite, comme son nom l’indique, la Légion est composée d’étrangers. Or il n’est évident ni de risquer sa vie ni de mourir pour un pays qui n’est pas le sien (cela ne l’est d’ailleurs pas toujours lorsqu’il s’agit de son propre pays). La réponse construite au fil des ans tient dans l’adage Legio patria nostra (« La légion est notre patrie »). Elle va ainsi constituer une nouvelle patrie pour cet étranger, ou plus exactement une seconde patrie, car, par tradition, son pays d’origine sera toujours respecté et jamais un légionnaire ne sera contraint d’aller se battre contre lui.

Enfin, les légionnaires sont placés sous commandement français – seul 10 % du corps des officiers est d’origine étrangère. Ce commandement constitue le lien entre ces hommes venus servir la France et leur pays d’adoption, ce qui confère un rôle tout particulier à l’officier, incarnation aux yeux de la troupe de son attachement à la France. On peut ajouter que sur les emblèmes de la Légion étrangère sont inscrits en lettres d’or les mots « Honneur et Fidélité » et non pas, comme sur les autres drapeaux de l’armée française, « Honneur et Patrie », un moyen d’éviter toute ambiguïté sur le mot patrie et de rappeler aux légionnaires que, par leur contrat, ils doivent fidélité à leurs officiers.

  • La « méthode Légion »

Être conscient d’un problème ou d’une situation complexe est une chose, énoncer de grands principes est nécessaire mais insuffisant, car chaque semaine une section de jeunes engagés arrive à l’instruction et le 4e régiment étranger, chargé de celle-ci, ne dispose que de quatre mois pour que ces nouvelle recrues fassent leurs premiers pas et commencent leur parcours d’intégration à la culture française. Le processus peut se résumer en ces simples mots : « Instruction du français, instruction en français et instruction au français ! »

L’instruction du français, tout d’abord, consiste en l’apprentissage de la langue française, qui est le ciment entre tous. À l’instruction, chaque légionnaire doit acquérir environ cinq cents mots de vocabulaire courant, le minimum reconnu pour être autonome aussi bien dans l’instruction tactique que dans la vie quotidienne, en ville durant les quartiers libres ou les permissions. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les sociologues, par une approche différente, évaluent eux aussi à cinq cents mots le seuil minimum permettant à un nouvel arrivant de s’intégrer dans une communauté. Récemment, Jacqueline de Romilly, dans un discours prononcé à l’Académie française, faisait remarquer que le fait de mal maîtriser une langue est une double source d’incompréhension, tant de la part de celui qui exprime mal sa pensée que de celui qui ne parvient pas à la comprendre ou qui le fait de façon manichéenne, et que cette source d’incompréhension était un facteur de violence entre personnes qui ne s’entendent pas !

Mais l’instruction du français ne s’arrête pas à la phase initiale de l’instruction. Elle se poursuit tout au long de la carrière du légionnaire et constitue même un facteur important pour passer des examens et donc progresser dans la hiérarchie. Au fur et à mesure que le niveau des examens s’élève, ceux-ci s’intègrent progressivement dans ceux du régime général : au niveau élémentaire, la majorité des stages se déroule dans les régiments étrangers, notamment à Castelnaudary, au régiment d’instruction, alors que ceux permettant d’accéder au deuxième degré, pour devenir officier ou major, sont ceux du régime général.

L’instruction en français, ensuite, car tous les ordres sont donnés en français. La langue de la vie courante est le français, la seule officielle. Le fait de faire répéter les ordres aux jeunes engagés peut faire sourire, mais la raison de cette pratique est simple : il s’agit de les faire s’exprimer dans cette langue et de s’assurer que la consigne a bien été comprise. Et, souvent, lorsqu’un jeune cadre s’étonne que l’un de ses ordres n’ait pas été exécuté ou alors de mauvaise manière, un ancien lui rappellera que la raison est à chercher dans une mauvaise compréhension que le seul « À vos ordres, mon lieutenant ! » n’a pas suffit à estomper ! Cet apprentissage demande aux cadres de la patience et, surtout, les oblige à s’interroger en permanence pour savoir si leurs ordres ont bien été compris ; il demande aussi un effort constant au légionnaire qui, durant au moins tout le temps de son premier contrat, devra parvenir à comprendre et à être compris ; il n’est d’ailleurs pas rare, sur le terrain, de trouver un dictionnaire dans le sac à dos de l’un d’eux ou de voir un autre feuilleter un livre de français durant une pause !

L’instruction au français, enfin, c’est-à-dire à la culture française, est certainement la pratique la plus complexe à intégrer et à expliquer. Appartenant à des unités combattantes, les légionnaires doivent pendant tout leur temps de service vivre ensemble au quartier ou, de façon plus rugueuse, dans la promiscuité du terrain, à l’exercice comme en opération. Or l’adhésion à la culture française, c’est-à-dire avant tout à un mode de vie, ne s’acquiert pas uniquement durant les heures de service. Elle nécessite aussi un vécu commun permanent par la vie au quartier le soir, par les heures partagées ensemble dans la chambrée, par les moments de détente au réfectoire, au foyer ou au club de l’unité, par des quartiers libres passés à plusieurs et par la présence des cadres qui garantissent l’apprentissage, l’intégration et l’équité. Lorsque l’on perçoit la complexité du travail à accomplir pour que ce « vivre ensemble » devienne une réalité, on comprend mieux les règles spécifiques de la Légion étrangère, notamment l’obligation de loger au quartier pour les militaires du rang durant leur premier contrat. Car de ce vivre ensemble dépend très étroitement la notion de communauté, d’où pourra naître, ou plutôt devra naître, la fraternité d’armes, ciment indispensable pour toute formation militaire combattante, mais réalité vitale pour la Légion.

Il est vrai aussi que l’identité culturelle forte de la Légion étrangère, bâtie au fil des années d’expérience et des nombreuses campagnes, est un puissant facteur d’adhésion ; sa marque extérieure principale, le képi blanc, permet à un inconnu, qui a sans doute échoué dans sa vie antérieure, de s’identifier rapidement à une histoire mythique et à un corps d’élite, de retrouver une dignité et une raison de vivre. Toutefois, après avoir reçu, il lui reviendra ensuite de donner le meilleur de lui-même, condition indispensable pour s’intégrer réellement à cette nouvelle famille.

  • Les limites

Comme dans toute structure humaine, ce mode d’intégration à une culture commune présente des limites, dont le commandement doit avoir conscience afin de s’adapter à l’environnement d’aujourd’hui, à la mentalité de la jeunesse actuelle, qui constitue les rangs de la Légion, et au contexte des crises modernes.

La première de ces limites est celle du respect de la nationalité d’origine du légionnaire ; il lui sera beaucoup demandé, mais il ne lui sera jamais imposé d’aller se battre contre son propre pays, sauf si tel est son choix, comme ce fut le cas durant la Seconde Guerre mondiale où de nombreux juifs allemands s’engagèrent pour la durée du conflit afin de lutter contre le nazisme. De même, au bout de cinq ans de service, tout légionnaire peut demander à acquérir la nationalité française, mais ce n’est qu’une possibilité et rien ne lui est imposé ; ainsi n’est-il n’est pas rare de voir, après vingt ou trente ans de service, un sous-officier d’origine britannique ou un officier né en Espagne se retirer pour sa retraite dans son pays d’origine.

La deuxième limite est davantage liée à la mentalité de la jeunesse actuelle. Pour certains légionnaires, en effet, le contrat qu’ils signent lors de leur engagement ne constitue pas un lien réellement contractuel. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de répéter, notamment aux plus jeunes cadres, que si le légionnaire ne se sent pas lié à la Légion par des liens affectifs, il la quittera tôt ou tard, soit en fin de contrat, ce qui pourrait poser problème à l’institution qui, par la fidélisation du légionnaire, constitue son propre encadrement, soit en cours de contrat, c’est ce que l’on appelle la désertion, aujourd’hui facilitée par les moyens de transport modernes et par le fait que dans son pays d’origine il ne sera pas considéré comme tel, comme ce serait le cas en France.

Enfin, la dernière limite et non des moindres, bien que moins perceptible, est l’exacerbation de l’esprit de corps qui finit par exclure et se transformer en caste. En effet, tout sentiment d’appartenance, quelle que soit la communauté, civile ou militaire, à laquelle il s’applique, est à la fois nécessaire, délicieux et dangereux. Il est nécessaire, car l’être humain n’est pas fait pour vivre seul et tout homme a intrinsèquement besoin d’appartenir à une famille, ne serait-ce que pour se protéger. Il devient délicieux lorsque le milieu dans lequel la personne évolue est une véritable communauté avec ses rites, ses habitudes, ses traditions, où chacun est connu et reconnu pour ce qu’il est, où il fait bon vivre ; en un mot, une famille ! En revanche, il devient dangereux lorsque cette communauté se replie sur elle-même, n’accepte plus l’étranger ou le jeune qui arrive, rejette les autres communautés et devient progressivement une caste ! Elle perd alors toute forme d’empathie, se prend pour la troupe d’élite par excellence et ne se rend pas compte qu’elle court à sa perte.

Aujourd’hui, la Légion étrangère peut être considérée comme un contre-exemple par tous ceux qui préconisent ou qui vantent les sociétés multiculturelles ou plurielles. Est-ce une simple question de sémantique ou la divergence est-elle plus profonde ? Ce n’est ni le lieu ni le moment de juger ou de comparer, mais il est évident que lorsque l’on demande à une unité militaire et à ceux qui la constituent de risquer leur vie, on ne peut le faire que si la cause est commune et si les raisons d’affronter la mort sont identiques. Comme le disait un ancien officier, rescapé de la RC 4, à l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire de ce drame dans la cour d’honneur des Invalides : « Lorsque l’on sait que l’on marche à la mort, c’est plus facile quand on est en bonne compagnie ! » 

Le gendarme, Janus de la force... | L. López
P. Godart | Militaires et médecins