N°13 | Transmettre

Jean-René Bachelet

Éditorial

Avec pour thème « Transmettre », la revue Inflexions pourrait paraître aborder un sujet relativement neutre. En effet, stricto sensu et de prime abord, du point de vue du militaire, s’il s’agit de transmettre des connaissances, un savoir-faire, voire une culture, on pourra penser que c’est affaire de pédagogie au sens le plus large. Transmettre une expérience est plus problématique, mais nous restons là face à des difficultés, précisément, pédagogiques. Quant à la transmission des valeurs, elle relève pour une large part de la « tradition », dont la connotation reste, dans les armées, résolument positive : il s’agit bien de transmettre, mais, en l’occurrence, plus qu’un savoir, un savoir-être.

Sous des angles divers, toutes les contributions « militaires » de cette publication s’inscrivent dans ce champ-là. Le général Nicolas de Lardemelle, dans ses attributions de commandant des écoles de formation initiale des officiers à Coëtquidan, comme Axel Augé l’abordent en termes de problématique de formation. Le colonel Xavier Pineau, auteur d’une contribution remarquée dans un précédent numéro de la revue où il témoignait d’une situation d’exception, s’interroge quant à lui sur la transmission d’un savoir fondé sur l’expérience, la capacité à « transmettre l’intransmissible ». La transmission « de la mémoire et des valeurs nationales », dont Vincent Giraudier nous dit que c’est pour l’essentiel la mission du musée de l’Armée, est abordée par lui à travers le prisme de la muséographie.

Voilà donc un numéro d’Inflexions qui échapperait à la mise en évidence de problématiques aiguës, touchant au cœur de la conscience individuelle ou de la condition humaine, dont cette revue, en croisant les regards du soldat et de l’intellectuel, s’est fait en quelque sorte une spécialité ?

Il n’en est rien, car si l’on va aux contributions « civiles », tout se passe comme si l’on traitait d’un autre sujet.

En effet, que ce soit pour le professeur Jean-Pierre Rioux ou pour la présidente Hélène Waysbord, la transmission est abordée sensiblement sous le même angle, celui du « devoir de mémoire » sur lequel s’interroge le premier, celui d’un « impératif catégorique » que met en évidence la seconde, l’un et l’autre se référant à la Shoah comme point focal…

Eh bien, la voilà notre « problématique aiguë », qui devrait largement nourrir les réflexions suscitées par la lecture de ces textes dans leur diversité.

Une fois de plus, l’étrange métier des armes, dans son extravagante singularité, est le révélateur de la question cruciale posée par la transmission conçue comme le « devoir de mémoire », en l’occurrence de l’impensable barbarie nazie. « Dans un monde où Auschwitz a eu lieu, l’histoire ne peut plus apparaître comme l’épopée du sens », nous dit Hélène Waysbord.

Il est bien vrai qu’on a là comme un « trou noir » dans lequel paraissent s’engloutir toutes nos références issues de la « tradition », sans que nulle lumière ne puisse s’en échapper. Se remémorer cela, comme une possibilité, à la limite de l’impensable, de la malignité humaine, oui, à coup sûr. Le soldat, dont c’est précisément le métier d’être confronté à cette « malignité », au risque d’y succomber lui-même, doit être conscient de ce gouffre vers lequel elle a conduit, vers lequel elle pourrait encore conduire si l’on n’y prend garde.

Et pourtant, comment ce même soldat pourrait-il s’engager, corps et âme, ce qui est le propre de son « métier », sans être porté par les accents d’une « épopée du sens » ? Sans l’ardent désir de s’inscrire dans le sillage des « héros » qui l’ont précédé, au service d’une communauté humaine sublimée ?

Comment ne pas voir que si tout l’espace est occupé par les victimes, dans une horreur telle que la notion de héros en devient dérisoire, voire indécente, la porte est ouverte à la fureur vengeresse, à la lutte inexpiable, aux barbaries récurrentes. Affreux et terrible paradoxe… Donc, ne jamais oublier, et pourtant aller au-delà…

Saurons-nous jamais retrouver la sagesse du « bon roi Henri » dont l’édit de Nantes, signé de sa main en avril 1598, s’ouvre par ces deux articles :

« 01. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars mille cinq cent quatre-vingt-quinze jusqu’à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l’occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue. Et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit.

« 02. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole, mais se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et citoyens, sur peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public. »

Mais depuis Auschwitz, peut-il y avoir « repos public » ? Pour autant, au nom même de la mémoire, il y a des « frères, amis et citoyens », dont le soldat est le délégataire pour user de la force des armes qui lui sont confiées, sans succomber à la barbarie.

Se souvenir d’Auschwitz, sans se perdre dans le champ gravitationnel du « trou noir » de la Shoah, mais faire que ce soldat soit haussé au-delà de lui-même par l’appropriation des valeurs résolument positives qui lui sont transmises, tel est le défi. N’éclaire-t-il pas quelque peu celui du « devoir de mémoire » caractérisé par le professeur Rioux ? Si tel est le cas, à travers ce thème, la revue Inflexions est bien dans sa vocation.