N°18 | Partir

Arnaud Provost-Fleury

Prendre le large

La vie de « marin de guerre »

« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage. » Ainsi commence le poème de Joachim Du Bellay. Depuis toujours, partir constitue une destinée consubstantielle de la condition de marin. À la fois recherchée et subie, elle est partagée de tous, qu’ils soient pêcheurs, marchands, navigateurs à la plaisance ou « marin de guerre »1. Chez ces derniers, partir loin, longtemps et en équipage constitue même un objectif majeur de formation initiale, un point incontournable de leur parcours « initiatique ». Campagne de la Jeanne d’Arc des officiers ou premier embarquement des officiers-mariniers et des matelots, cette étape indispensable révèle au futur marin la nature profonde de son métier, et lui permet de prendre conscience de tout ce qu’une telle vocation entraîne aux plans matériel, personnel, collectif ou familial.

Pour tout marin, partir en mer implique d’abord d’« appareiller » avec son navire. Cet acte fondateur ne s’improvise pas. Devenir marin est d’abord une affaire de cœur, de ressenti, d’appel, avant de se prolonger par une ferme volonté, celle qu’exige une minutieuse préparation.

L’aventure naît sous le doigt pointé sur une carte, dans le regard promené sur un globe terrestre, dans l’envie de franchir les limites connues, qu’il s’agisse des siennes ou de celles des géographes. Qui n’a pas retrouvé un jour au fond de son grenier un planisphère ou une mappemonde encore marquée d’une terra incognita, laissé courir son imagination puis rêvé de partir la découvrir ? Appareiller, c’est répondre à l’appel du large, c’est vouloir lever un coin de voile sur le mystère de l’océan, c’est vouloir laisser disparaître derrière soi cette côte dont l’on connaît déjà trop bien les contours pour offrir enfin à l’élément liquide l’espace d’un horizon entier, c’est vouloir goûter à pleins poumons un vent neuf et pur, laisser les embruns vous fouetter la peau, vous saler les yeux et les lèvres. Appareiller, c’est cingler vers cette ligne insaisissable que l’on contemple et que l’on envie depuis la terre, cette ligne dont on voudrait connaître l’au-delà afin d’atteindre les îles enchanteresses que vous content ceux qui en reviennent et côtoyer des civilisations inconnues, c’est aller à la rencontre de l’autre et de soi-même.

Lorsqu’une opération militaire attend au large, au loin, s’ajoute une dimension supplémentaire, partagée avec les camarades des deux autres armées, celle d’aller bientôt accomplir sa vocation fondamentale de « soldat »2. La sentinelle de Buzzati veille sur son désert des Tartares dans l’attente du prochain combat. Le marin de guerre prend la mer avec cette même perspective potentielle de pouvoir y donner la pleine mesure de son engagement, d’y accomplir ce pourquoi il se prépare patiemment depuis toujours. Une différence demeure cependant. En mer, c’est le bâtiment qui combat, vainc ou sombre, non pas l’individu. L’identité même du matelot s’efface devant celle de son unité dont le nom éclate en lettres d’or sur le ruban légendé qui ceint le bâchi3 au-dessus de son front. Point d’action héroïque individuelle possible, le combat se déroule de façon définitivement collective.

Mais il ne suffit point de vouloir, encore faut-il pouvoir. Une autre victoire doit d’abord être remportée dans une première bataille plus austère qui se noue au fond des ports, celle de l’armement. Mille et un défis doivent être relevés avant de réussir à larguer les amarres : résolution d’avaries, embarquement de vivres, recherche de pièces de rechange, approvisionnement de cartes, de munitions, de matériels de toutes natures. En mer, face à l’élément ou à la mission, il n’y aura que l’équipage, son navire et ce qu’il aura pu emporter dans ses cales. Quel marin, du plaisancier à l’amiral d’une escadre, ne s’est de tout temps battu pour armer son ou ses navires, pour recruter toutes les compétences nécessaires au sein d’un équipage, pour dénicher une indispensable voile, un espar ou une précieuse pompe de rechange au fond d’un arsenal auprès d’un magasinier avare et pointilleux ? Qui n’a transpiré de longues heures au cœur de la nuit dans les fonds putrides d’une cale sous un moteur, pour le réparer à temps avant l’appareillage du lendemain ? Ce qui était vrai sur les vaisseaux de Louis XIV ne l’est pas moins sur une frégate moderne et même sur tout type de navire. Aux difficultés rencontrées sur le canon de l’aviso avant sa mission, répond la similitude de celles subies sur le treuil du chalutier avant sa campagne de pêche ou sur le mât du maxi-catamaran avant un tour du monde en solitaire.

Le bâtiment est au cœur de toutes les attentions de ceux auxquels il va permettre de survivre en mer. De lui, de son état, de sa résistance, dépendra finalement tout. Quel marin ne lui voue un sentiment quasi affectueux, ne lui ménage aucun effort, aucune attention ? Il suffit de monter à bord pour le constater : aussières amoureusement lovées en plaies sur le pont, cuivres étincelants, matelot avec son éternel pinceau à la main « saluant tout ce qui bouge et peignant tout ce qui ne bouge pas »4, mécano aux mains noires de graisse surgissant par un panneau de pont… L’équipage prête souvent une âme à son bâtiment ; avec un rien de superstition tout peut y paraître de sa faute ou au contraire porté à son actif. Ainsi dans une escadre y a-t-il de bonnes et de mauvaises « bailles ». Tel navire a depuis longtemps la réputation d’être un meilleur embarquement que tel autre, de présenter telle caractéristique favorable ou défavorable ancrée. Les Britanniques confèrent même à leur bâtiment le genre féminin : « she », disent-ils quand ils en parlent, vantant ses qualités manœuvrières ou pestant contre son caractère parfois imprévisible… Oui, il fallut souvent aux marins fournir un opiniâtre effort pour arracher leur cher vaisseau aux eaux visqueuses du port, aux mille bonnes raisons et sirènes qui voulaient l’y retenir. Et enfin, « la déesse aux yeux pers leur fit alors souffler la brise favorable dont les fraîches risées, s’élançant de l’éther, allaient sur l’onde amère terminer au plus vite la course du vaisseau »5.

Naviguer requiert ensuite un état d’esprit, une mentalité particulière face à la nature. Cela impose d’emblée la modestie, devant la mer qui aura toujours le dernier mot et devant la mission à accomplir dont la portée nous dépasse parfois. Il y a trois sortes d’hommes disait déjà Platon : les vivants, les morts et « ceux qui vont sur la mer ». À l’instar du désert ou de la montagne qui lui sont très comparables, la mer est un milieu à la fois magnifique mais aussi hostile. Celui qui navigue n’y est que de passage. En équilibre entre les deux premières catégories d’hommes, le marin ne fait qu’y survivre pour une durée déterminée. Il porte en lui l’acceptation inévitable du risque de ne pas revenir et la mémoire de ceux qui s’y sont engloutis. « Allons ! C’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes ! Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes…» répondait La Fin de Tristan Corbière au sentimentalisme de l’Oceano Nox de Victor Hugo.

L’homme moderne tend à oublier le caractère très relatif de sa puissance face à la nature. Le marin, régulièrement confronté à la fureur des éléments en acquiert, lui, une conscience plus aiguë, un respect et une humilité indispensables. Il faut avoir vu ces montagnes liquides qui vous masquent l’horizon derrière leurs murailles de cinq, six étages et même plus encore, il faut avoir été glacé et assourdi par les hurlements du vent dans la mâture, avoir senti le pont se dérober sous vos pieds à mesure que le bateau dévale la pente puis vous catapulte avec violence d’un bord ou de l’autre alors que l’étrave s’enfonce et que pendant des secondes qui paraissent des heures l’on se demande si elle va réussir à émerger à nouveau, avoir découvert au matin les bastingages arrachés, les embarcations défoncées au cours d’une longue nuit de lutte et contempler stupéfait le chaos grandiose des énormes lames glauques aux lèvres d’écume menaçantes, pour comprendre ce que c’est que d’être petit. La mer vous renvoie face à vous-même. Le marin la craint et l’aime tout à la fois. Pudique et « taiseux », il parle en général peu de cette amante difficile : quelle déception pour les journalistes que d’interviewer un Éric Tabarly !

Affronter le risque de la mer fournit une première occasion de se dépasser. La dimension militaire en procure une seconde, non moins exigeante. Ce souffle supplémentaire donne à l’engagement un sens plus profond encore, puisqu’il place l’accomplissement de la mission au-dessus du reste, avec un risque parfois plus grand que celui du seul milieu. Marin et soldat à la fois, chacun appareille pour accomplir son devoir, servir son pays au cours d’une mission avec ses implications et ses dangers propres : sauvetage de vies humaines, secours à des populations, patrouille de police administrative en mer, opération de sûreté métropolitaine, opération extérieure en zone de guerre… Tant de sentiments se mêlent donc pour créer à la fois la vocation au métier et l’appel à mettre le cap vers le large le moment venu.

Partir revient à choisir de vivre ces différentes dimensions exceptionnelles, mais impose en contrepartie de renoncer à la terre. Plus fréquemment encore que ses frères d’armes de l’air ou de terre, le marin militaire laisse derrière lui, le temps de sa mission, famille, maison, paysages familiers. « Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, / Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? » poursuit le poème de Joachim Du Bellay. Pour chacun, renoncer à sa famille engage bien d’autres êtres chers que le seul militaire qui part. Le marin emporte avec lui toutes les questions non réglées, le souci de ne plus être aux côtés de sa famille pour les traiter ni celles-là ni celles qui surviendront en son absence.

Pour un marin et sa famille, l’importante fréquence de ces coupures fait partie de la vie, constitue l’essence même de leur vie. « Femme de marin, chagrin » dit la maxime ? Pas nécessairement, me semble-t-il. Mais il demeure que la famille doit s’adapter à ce rythme difficile et bien différent de celui d’un « terrien »6 : succession de départs, d’absences et de retours. Le marin assume son autonomie en mer tandis que sa famille doit, elle aussi, assumer la sienne à terre. Le bâtiment part ; épouse7 et enfants trouvent peu à peu un nouvel équilibre, qu’il faudra rompre lors du retour tant espéré. Absences ; autant de périodes où la famille apprend à se dispenser temporairement du soutien de celui qui est parti, à connaître la communication épisodique que laissent le courrier, les mails ou à l’occasion le téléphone en escale. Départs et retours ; autant de phases transitoires entre deux équilibres dont seule l’expérience permet d’apprendre à les vivre dans la meilleure harmonie possible.

Le retour paraît d’ailleurs plus complexe que le départ alors que s’y mêlent à la fois la joie des retrouvailles, toutes les attentes laissées « entre parenthèses » et qu’on voudrait combler, la narration des expériences vécues de part et d’autre, l’évocation parfois embellie et « merveilleuse » des horizons lointains. Ainsi le marin et sa famille vivent-ils peut-être plus intensément que les « terriens » leurs plus rares temps de partage commun. Ceci compense cela. Mais après une première phase merveilleuse de quelques jours où chacun a étanché sa soif, réapparaît bien vite la nécessité du retour progressif à l’équilibre d’une vie quotidienne commune. L’épouse « rend » à son mari une part des responsabilités qu’elle avait assumées seule. L’époux reprend l’ouvrage du mari et du père oublié pendant un temps. Ayant un peu perdu de son aura de magicien et de conteur, un « papa qui gronde et qui bricole », un papa « normal » vit à nouveau à la maison… jusqu’au prochain appareillage, à moins que le départ suivant n’intervienne plus tôt encore, sans laisser le temps à la mutation de s’opérer.

À nouveau la terre s’éloigne. Son rythme disparaît au profit de celui très particulier et propre à tous ceux « qui vont sur la mer ». Y accomplir sa tâche impose de durer et d’endurer. Endurer, maître mot ! Le bâtiment navigue inlassablement durant de longues semaines, de longs mois. La mer l’emporte sur sa hanche souple, lui imprime sa danse ou sa colère selon son humeur, le vent l’anime de son souffle ou de sa furie. Il faut adapter sans cesse l’allure, le cap moyen, la vitesse. Les diesels sifflent sous l’effort, le bâtiment craque, s’ébroue, vit. Par tous les temps, la mission dicte la zone de travail, ce que l’on y fait, qu’il s’agisse de relever un filet, de gagner une course au large ou bien de chasser un sous-marin sur le tombant du plateau continental alors que les lames se font plus abruptes à l’approche d’une dépression. Par tous les temps et en dépit des mouvements de plate-forme, le travail à bord se poursuit patiemment à chaque poste de quart, à la cuisine ou à fond de cale.

Au sein de l’équipage, l’action de l’un conditionne parfois la survie de tous les autres. Tous gagnent ou perdent ensemble, le trait de chalut … ou la bataille. Face à la mer, face à la mission voire au combat, le sens collectif seul permet de passer l’épreuve. Sur chaque bâtiment, « l’esprit d’équipage » fait l’objet d’une attention de tous les instants de la part du commandement. Chaque équipage a son ambiance, son histoire, ses réactions propres. S’entasser à deux cent quarante personnes dans un bâtiment de cent quarante mètres de long, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, exige un profond respect de l’autre. La sphère privée d’un matelot s’y limite à sa seule « bannette », couchette de soixante-dix centimètres de large et cent quatre-vingt-dix de long, avec quelques dizaines de centimètres d’espace en hauteur la séparant de celle de son voisin du dessus, et à son caisson d’affaires personnelles de soixante centimètres sur soixante. « Une main pour toi, une main pour le bateau » disaient déjà les anciens pour décrire l’interdépendance entre ces deux inséparables acteurs face au destin : l’individu et l’ensemble de l’équipage. Respecter l’autre, supporter l’autre, faire confiance à l’autre, aider l’autre, principes fondamentaux que chaque marin assimile dès le début de sa carrière pour en faire une seconde nature. Point de masque qui ne tombe au bout de quelques jours : chacun se révèle à nu pour ce qu’il est vraiment, nul ne peut « faire semblant ». Point de fuite individuelle possible : quand le chef du quart ordonne sur la passerelle « à droite, dix », tout le monde tourne !

Les hommes se relaient, chacun à leur poste. Bien vite, après quelques jours de mer, disparaît la notion naturelle du temps, du jour et de la nuit, pour laisser la place au seul rythme du quart. Toutes les quatre ou six heures selon le cas, deux ou trois équipes alternent à leur poste de veille8, à moins qu’un poste de combat ne rappelle tout l’équipage sur le pont pour une phase particulière d’action. Sur un navire de pêche, ce sera pour remonter le fruit d’un trait de chalut, sur un voilier, ce sera une réduction de voilure ; peu importe, c’est le même cœur de métier, vécu au rythme de la mer. La nuit tombe sur le bâtiment de combat, seul l’éclairage rouge des coursives rappellera un bref instant à l’homme qui se lève qu’il doit faire nuit dehors. Il part accomplir son quart, ou briefer son vol s’il est pilote d’aéronef. Oubliant tout le reste, il va vivre durant quelques heures au rythme de l’activité en cours : changement d’allure aux machines, actions tactiques au « central opérations »9, navigation à la passerelle...

Après quelques heures denses survient la passation de suite à la relève, la pression retombe. Puis avant le prochain quart qui reviendra dans quelques heures à peine, il faut traiter les inévitables réparations matérielles en cours, les actes d’administration, se nourrir, se préparer au quart suivant et dormir un peu. Lorsqu’ainsi il faut tenir des mois, mieux vaut se ménager aussi quelques créneaux dérivatifs de temps en temps, pour l’un la musique, pour l’autre le sport (autant que le permettent la place à bord et la météo : vélo d’appartement, musculation...), la lecture ou encore la méditation. La présence d’un médecin sur les grandes unités de combat, et d’un aumônier sur celles déployées en opérations lointaines, apporte le précieux soutien d’un confident potentiel pour tous et d’un conseiller pour le commandement.

Toutes ces réalités possèdent pour la plupart un caractère largement intemporel. De l’Antiquité à l’ère moderne, le milieu marin demeure identique et la science des hommes n’a guère d’influence que sur certaines performances. Deux évolutions techniques semblent cependant significatives vis-à-vis de la rupture qu’impose au marin la navigation hauturière : le cas limite du sous-marin et la modernisation des communications.

Le sous-marin, particulièrement le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (snle)10, impose une navigation poussant à l’extrême la rupture du cordon ombilical avec la terre. L’équipage est placé au secret plusieurs jours avant l’appareillage dont il faut masquer la date exacte. Patrouillant ensuite dans les profondeurs de l’océan à une position qu’il est le seul à connaître, il s’efforce de n’avoir jamais à communiquer avec la terre durant deux à trois mois en moyenne. N’émettant pas, il se borne à recevoir sur les ondes ses ordres et les informations opérationnelles utiles à sa patrouille. Chaque marin ne reçoit quant à lui qu’un « familigramme » par semaine, télex de quelques mots provenant de sa famille et passés au crible de la censure à terre. Jusqu’à son retour, il ignore l’état réel du monde par-dessus la surface de l’eau qui s’agite loin au-dessus de sa tête. Il retrouve en cela l’isolement du matelot des nefs du xve siècle se lançant vers l’inconnu à travers l’Atlantique pour de longs mois. Mais enfermé dans son cylindre d’acier, il ne peut même pas voir le jour ni humer l’air du large où il se trouve. Aveugle, le sous-marin croise dans l’obscurité totale des profondeurs et se dirige en se fiant à sa seule ouïe. Tout autant que la lumière, l’air qu’il renferme est artificiel, l’un comme l’autre étant produits grâce à l’inépuisable énergie du cœur nucléaire.

Mais dans le monde moderne des communications, et c’est là le deuxième facteur, cet isolement est devenu anormal, même en mer. Aujourd’hui, tout navire, voilier, cargo, paquebot, entretient en permanence un faisceau de communications avec la terre par radio ou par satellite. Grâce au gps11, il sait en permanence avec précision où il se trouve au milieu de l’immensité. Il est beaucoup moins « seul » qu’autrefois. Les bâtiments de combat n’échappent pas à la règle et l’équipage dans son ensemble en profite. Quelques décennies plus tôt, il fallait attendre une relâche dans un port pour recevoir du courrier remontant à plusieurs semaines, voire passer un coup de téléphone. Ce dernier tombait à la maison souvent au mauvais moment en raison du décalage horaire, et encore, quand la ligne d’une cabine dénichée derrière un entrepôt ne coupait pas et permettait de se comprendre malgré le grésillement… Aujourd’hui, la simplicité d’Internet permet au marin d’échanger des mails qui seront lus de part et d’autre au moment adéquat. Le marin en mer n’est donc plus totalement « parti ». Il conserve une part de sa pensée « branchée » sur sa famille à terre.

Ceci n’est pas sans poser de difficulté quand Untel apprend directement de mauvaises nouvelles en pleine opération et se trouve réduit à l’impuissance par la distance. L’esprit d’équipage devient essentiel dans de telles circonstances qui rapprochent et soudent les hommes confrontés aux mêmes tribulations. Dans une société où la structure familiale tend à se déliter plus facilement qu’autrefois, les différents organes de soutien mis à disposition par la marine et l’action sociale des armées s’avèrent déterminants. L’isolement doit être combattu et les appareillages pour des missions de longue durée doivent être préparés avec soin par le commandement : exposés détaillés aux familles, tant à propos de la mission et de son sens, que des facilités et des soutiens que peut leur apporter l’institution en cas de difficulté. Plus généralement, il n’est pas étonnant de constater qu’une forme de « milieu marine » puisse exister dans les différents ports-base de nos bâtiments (Brest, Toulon…), à l’instar de ce qui se produit de façon très similaire au sein par exemple des ports de pêche (Le Guilvinec, Douarnenez…). La solidarité des marins en mer se transpose à terre entre leurs familles qui tendent à se rapprocher (seules les mauvaises langues diront « à vivre entre elles ») alors qu’elles connaissent tour à tour des difficultés semblables. En dépit des tendances contraires inhérentes à la société urbanisée moderne, ces rapprochements et cette entraide mutuelle doivent à l’évidence être encouragés.

Au bilan, la vie de marin apparaît comme allant bien au-delà de l’exercice d’un simple métier à terre qui ne vous occuperait que durant les heures ouvrées de la semaine. Vie professionnelle et vie privée interagissent dans des proportions beaucoup plus importantes qu’ailleurs. La cloison entre les deux se montre plus perméable. Ne dit-on pas que pour un marin, la famille « fait partie du sac » ? Vivant « les uns sur les autres », chacun connaît son voisin de poste ou son camarade de carré beaucoup plus intensément qu’à terre. Les cadres portent une attention beaucoup plus aiguë aux différents aspects de la vie de leurs subordonnés. L’équipage devient vite une seconde famille. Chaque échelon hiérarchique apparaît à ses hommes parfois plus comme une sorte de père, ou de référent, que comme un simple manager. Sondant ceux-ci jour après jour, il les connaît à fond, tient compte pour chacun des forces et faiblesses du moment. Dans les phases difficiles que la mer réserve tôt ou tard, quand il faut choisir Untel ou Untel pour accomplir telle action délicate, cette connaissance devient aussi gage d’efficacité, voire de survie individuelle ou collective. Le commandant, le « pacha », le « vieux »12 constitue à bord l’icône ultime de cette chaîne de liens hiérarchiques solides et profonds. Fixant les missions et les tâches à l’équipage, il doit aussi se faire tour à tour référent, conseiller professionnel ou social, juge ou censeur.

La mission dure. Les jours s’enchaînent. La terre est loin et a sombré dans l’oubli. Mais un jour réapparaît la perspective du retour. Les esprits s’animent et l’ambiance change à bord. Les cavaliers diraient « qu’on sent l’écurie ». À bord, on sent la terre. Puis, enfin, on l’aperçoit grandir à l’horizon. Finalement on reconnaît les amers familiers, le port n’est plus loin. Avec l’accostage et avant les retrouvailles sonneront l’heure des bilans à chaud, la satisfaction du devoir accompli, la fierté d’avoir réussi la mission, d’avoir surmonté les épreuves. Chacun s’affaire à remettre le bâtiment en ordre, on en brique chaque recoin comme pour un jour de fête, on hisse un pavillon neuf à l’arrière, bien alignés sur les plages13 les cols bleus14 flottent légèrement dans le vent, les bronzes rutilent sous le soleil. Le pilote monte à bord. La dernière aussière15 file vers le quai. Nous étions partis ensemble. Le « pacha » sourit : tous vont rentrer à la maison. « Terminé barre et machine16. »

1 Expression empruntée au titre du livre du vice-amiral Hervé Jaouen (Éditions du Pen Duick, 1984).

2 Soldat, le terme pourrait surprendre à l’endroit d’un marin. Larousse en donne pourtant une définition non réservée à la seule armée de terre : « de soldare : prendre à sa solde – Homme équipé et instruit par l’État pour la défense du pays ». Je l’emploierai quant à moi à dessein dans cet article, pour le sens profond de don de soi et l’ensemble des valeurs qu’implique la sujétion à cette cause ultime de la défense. Le terme véhicule une signification que partagent tous les militaires quel que soit leur uniforme. Ainsi a-t-on entendu ou lu diverses expressions : « Parler en soldat. » « Il est mort en soldat. » « La franchise d’un soldat. » « Un langage de soldat. » « Il a porté à la cour les manières d’un soldat »…

3 Bâchi : bonnet à pompon rouge des quartiers-maîtres et des matelots de la Marine nationale française.

4 Boutade classique dans la marine nationale.

5 Homère, L’Odyssée. Passage où Athéna, déesse de la guerre, permet à Télémaque de s’en retourner.

6 Terrien : dans cet article j’emploierai le terme dans le sens général de « l’homme vivant à terre », quel qu’il soit, et non pas dans son acception plus restreinte mais devenue commune, renvoyant à une appartenance à l’armée de terre.

7 Je me place évidemment ici du côté d’un père, seule facette dont j’ai l’expérience personnelle. La situation symétrique est bien évidemment vécue par les familles dont c’est la femme qui est marin et qui part.

8 Dans la marine, le quart s’exécute selon le niveau d’alerte exigé par la phase d’opération en cours, par tiers (un quart sur trois) ou par bordées (un quart sur deux). Par tiers, la journée se fractionne selon les horaires suivants : 08-12h, 12-15h, 15-18h, 18-20h, 20-24h, 00-04h, 04-08h. Par bordées, le schéma devient : 02-08h, 08-12h, 12-16h, 16-18h, 18-20h, 20-02h.

9 Compartiment depuis lequel sont dirigées toutes les opérations effectuées par le bâtiment et où se trouvent les écrans des différents radars/sonars ainsi que les pupitres de commandes des différentes armes (canons, torpilles, missiles...).

10 Type de sous-marin chargé d’assurer la dissuasion nucléaire par l’emport des missiles balistiques correspondants.

11 Global Positioning System : système de navigation par satellite désormais commun. En mer, cela était rare il y a encore quelques années à peine. On traversait l’Atlantique avec l’imprécision incontournable d’une estime recalée de loin en loin par un point au sextant, si la couverture nuageuse le permettait. Lorsqu’on redécouvrait la côte, il fallait « atterrir » c’est-à-dire reconnaître les premiers amers permettant de se positionner à nouveau avec précision par rapport aux dangers de la côte.

12 « Pacha » et « vieux » sont deux surnoms classiques pour désigner le commandant à bord d’un bâtiment, quand on en parle hors de sa présence. Ils renvoient au recul, à l’expérience et à cette dimension paternaliste de la fonction qu’il incarne.

13 Plage avant et plage arrière sont les ères de manœuvre situées aux deux extrémités du bâtiment, à partir desquelles sont filées les aussières qui permettront de l’amarrer à quai.

14 Col bleu : col traditionnel des quartiers-maîtres et matelots qui dépasse et recouvre le haut du dos par-dessus le caban. Amovible, il permettait autrefois de protéger son vêtement de la graisse des cheveux que les matelots portaient habituellement longs et ramassés en queue de cheval.

15 Aussière : cordage servant à amarrer le bâtiment à quai.

16 Dernier ordre donné à l’issue d’un accostage, visant à stopper le système de propulsion et l’appareil à gouverner.

Un rêve saharien ? | J. Frémeaux
N. Barthe | « Je vous dis à très bientôt »...