N°23 | En revenir ?

Michel de Castelbajac

Pertes psychiques au combat : étude de cas

De juin à décembre 2009, la première compagnie du 3e rima a été engagée en Afghanistan au sein de la Task Force Korrigan. Une mission passionnante, exigeante et rude, dont plusieurs des siens ne sont pas revenus. Plusieurs également en ont gardé les traces dans leur chair. D’autres, enfin, en ont conservé des séquelles invisibles et lancinantes, avouées ou dissimulées. Si la blessure physique reçue au combat a toujours sa part de gloire dans l’imaginaire collectif de la guerre, la blessure psychologique reste encore dans l’ombre, en dépit de la couverture médicale et médiatique croissante dont elle fait l’objet. Il est de fait beaucoup plus difficile d’établir des statistiques fiables et d’envisager des remèdes performants. De l’expérience afghane de cette compagnie découlent des pistes de réflexion sur la prévention et le traitement des blessures psychotraumatiques dans le contexte particulier d’une troupe en opérations, où la primauté doit, quoi qu’il arrive, être donnée à la mission. Il est également possible, avec désormais quatre années de recul, d’extraire des données factuelles et des exemples concrets. Ces chiffres permettent a posteriori d’évaluer en partie l’efficacité des traitements mis en œuvre sur le théâtre d’opérations ou une fois de retour en France.

  • Esprit de corps et travail de deuil

Quelles que soient les circonstances, le surgissement de la mort constitue inévitablement un traumatisme, a fortiori quand celle-ci survient de manière brutale ou horrible et quand elle frappe au sein d’un groupe animé par un réel esprit de corps. La cohésion naît dans l’effort et se renforce dans les épreuves ; elle est la vraie caractéristique des vieilles troupes professionnelles et la source première de leur résilience face aux difficultés. Mais elle accroît également le traumatisme collectif. Qu’un membre du corps souffre et c’est tout le corps qui souffre.

Le 4 septembre 2009, un blindé saute sur un engin explosif improvisé. Le pilote est tué dans l’explosion, les autres occupants sont blessés – deux d’entre eux succomberont à leurs blessures dans les jours et semaines qui suivront. Tous proviennent de la même section, une troupe au caractère bien trempé dont les membres sont souvent liés par des relations amicales et familiales autant que professionnelles. Une troupe qui s’est illustrée la veille encore lors d’un accrochage difficile, au cours d’une mission de reconnaissance dans la souricière d’une vallée afghane, expérience qui a renforcé son unité et sa combativité. Une troupe qui soudainement, avec trois morts et neuf blessés rapatriés, plonge dans l’horreur et ne peut plus remplir sa part de la mission.

Dans ce cas de figure, c’est l’esprit de corps, ce sel de la cohésion véritable, qui permet de surmonter les difficultés, mais qui, simultanément, creuse chaque jour un peu plus la plaie. Remède qui impose à chacun de dépasser ses émotions pour tenir sa place dans le groupe et poison de la souffrance sans cesse réalimentée. Renforcée de nouveaux membres, cette section repartira à nouveau en opérations et s’illustrera encore à bien des reprises par sa combativité. C’est aussi celle qui rencontrera au retour le plus de difficultés à revenir à une vie normale, dépassionnée et tranquillisée.

Pour surmonter ce type d’épreuve, le groupe doit en effet mener un travail de deuil, compris comme le retour à la primauté de la vie sur la mort et qui s’articule en trois temps : écoute, reconnaissance et obéissance. Écoute, parce qu’il faut offrir, voire imposer à chacun la possibilité d’exprimer le traumatisme subi, de lui donner corps pour mieux le mettre à distance ensuite. L’efficacité et l’utilité des dispositifs de suivi mis en place sur les théâtres d’opérations ne sont plus à démontrer. La présence dans les sections de référents formés, même a minima, et la venue de spécialistes sur site permettent de prendre en charge cette première étape. Reconnaissance ensuite, parce qu’un impérieux besoin de voir sa souffrance comprise anime le groupe touché dans sa chair. À cet égard, le cérémonial militaire remplit parfaitement cette fonction. L’horreur y laisse la place à l’honneur et le marsouin figé dans un garde-à-vous impeccable approfondit son travail de deuil en fournissant l’effort nécessaire pour ne pas laisser couler une larme. Le groupe s’y matérialise de façon tangible, uni dans des rangs parfaitement alignés. Rien de plus que des ordres simples et connus ; au pas cadencé, en chantant, raccompagner le cercueil à l’hélicoptère ; rendre sensible, audible, tangible la cohésion du groupe qui porte chacun des membres. Obéissance enfin, parce que l’unité du groupe ne peut supporter qu’une part de ses membres monopolise trop longtemps l’attention par une souffrance trop exacerbée. Il en va de l’efficacité opérationnelle de la compagnie, où chacun doit tenir son rôle et remplir sa mission. Une fois passées l’écoute et la reconnaissance, la reprise des opérations permet à tous d’accomplir le travail de deuil, de reprendre pied dans la vie du groupe.

  • Et après ? Statistiques brutes et cas concrets

Cent marsouins de la même unité sont partis en Afghanistan, chiffre produit du pur hasard, mais qui facilitera le calcul des ratios. Les conditions de prise en charge directe sur le théâtre étant décrites par ailleurs, les chiffres qui suivent comptabilisent les symptômes traités après le retour en France. Plus de trois ans après la mission, il est possible d’obtenir des données consolidées. Parmi ces cent marsouins, vingt ont eu recours, de manière officielle ou non, à un suivi psychologique personnalisé, sans influence ou presque sur leur vie professionnelle. La proximité entretenue par le régiment avec un cabinet de spécialistes dans ce domaine permettait en effet de rendre facilement accessible ce type de soins. Dans ce groupe, dix ont nécessité un suivi plus poussé, sur plusieurs semaines ou plusieurs mois, conduisant parfois à des arrêts de travail voire à des situations personnelles ou familiales délicates. Parmi ces derniers, trois ont été amenés à faire des choix drastiques, rompant tous liens avec leur ancienne vie, dans des circonstances souvent chaotiques. Après plus de trois ans, deux d’entre eux ont pu retrouver dans de nouveaux environnements une vie semble-t-il équilibrée. Le troisième peine toujours à se rétablir.

En analysant ces chiffres, plusieurs coïncidences peuvent être remarquées. Les personnes concernées ne sont pas nécessairement celles qui avaient été identifiées lors des phases de prise en charge immédiate sur le théâtre d’opérations. Elles en représentent toutefois la majorité, preuve de la nécessité et de l’utilité de ces actions. Il en découle également que le traitement de fond se poursuit dans la durée et ne peut s’arrêter à ces soins de première urgence. Il est du ressort du commandement de maintenir une vigilance forte sur ces sujets, a minima pour détecter et prendre en charge des cas qui n’auraient pas été identifiés initialement.

Il apparaît aussi dans ces ratios que la plupart des situations sont traitées sans portée réelle sur la poursuite d’une vie personnelle, professionnelle et sociale normale. Pour tous ces cas de figure, la guérison s’est avérée d’autant plus rapide que le marsouin concerné parvenait à poursuivre les activités de la compagnie, au sein d’un groupe qui le comprenait et qui l’épaulait. Les personnes qui, pour des raisons médicales impérieuses, n’ont pu poursuivre leurs activités habituelles ont souvent rencontré davantage de difficultés à reprendre une vie apaisée.

Face à ce constat, il a parfois été décidé, en lien avec le corps médical, de conserver certains marsouins le plus longtemps possible au sein de leur cadre de vie habituel, espérant ainsi accélérer leur guérison avec l’aide du groupe. Il ressort de ces cas particuliers que de telles situations sont souvent délicates à gérer ; elles accroissent en effet le risque de contagion et ne permettent pas toujours de parer à toutes les éventualités – pensées morbides, risques de passage à l’acte. De l’aveu même des intéressés, recueilli quelques années après, il existe un stade au-delà duquel les bienfaits que procure le soutien du groupe se révèlent inférieurs à la force de corrosion des souvenirs et réminiscences provoqués par ce même groupe. Ce dosage subtil du remède et du poison reste du ressort de professionnels.

Enfin, la part de cadres, officiers ou sous-officiers, concernés est inférieure aux proportions observées parmi les militaires du rang. Le poids des responsabilités et l’impérieuse nécessité de continuer à exercer l’autorité qui a été confiée semble donc pouvoir au mieux protéger si ce n’est soigner en partie ces blessures.

  • Devoir de mémoire ?

La participation à des événements exceptionnels par leur violence ou leur intensité marque de manière indélébile tous les acteurs, que la conséquence s’exprime ou non dans le cadre d’un syndrome de stress post-traumatique. Parce que le rythme des opérations l’impose, il convient, dans le feu de l’action, de conserver à son meilleur niveau le potentiel de la compagnie, quitte à user et abuser du remède/poison de l’esprit de corps. Chacun donne le meilleur de ce qu’il a pour le groupe parce qu’il sait que celui-ci est sa planche de salut. Cette exacerbation de la cohésion donne des résultats indéniables. Elle préserve la plupart des membres et aide à soigner ceux qui ont été touchés, renforce d’amitié les liens de subordination et accroît la confiance et le dynamisme de la troupe. Mais l’opération finit toujours un beau matin, non sans une tristesse paradoxale. La vie redevient moins sensible, moins ressentie ; là commence alors le vrai travail de réanimation. Il faut retirer progressivement du corps l’anesthésiant distillé par le groupe, parvenir au sevrage d’adrénaline. Et pour s’autoriser de temps en temps une petite rechute, il reste heureusement le devoir de mémoire.

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