N°27 | L'honneur

Françoise Hostalier

Crime d’honneur

Dans les pays où règne l’État de droit, qui sont munis d’une justice et de forces de l’ordre à son service, la notion d’honneur s’accorde avec le droit public et se révèle être un vecteur de comportements vertueux. Honneur. Un mot qui se décline presque à l’infini, reflétant des valeurs positives : « La place d’honneur », « en l’honneur de… », « membre d’honneur »... L’une des plus belles marques d’estime que la nation française matérialise à ceux de ses membres méritants n’est-elle pas de les nommer dans l’ordre de la Légion d’honneur ?

Dans certaines sociétés ou dans certains pays où il n’y a pas d’État de droit, les règles de vie sont posées le plus souvent par la coutume, imprégnée par des interprétations religieuses, et reposent sur une « culture de l’honneur » qui édicte des règles exigeantes et impitoyables comme autant de marques de reconnaissance inspirant la crainte et le respect. Par exemple, la survie de bon nombre de tribus nomades en Afrique ou en Asie vient de leur code de l’honneur qui les fait être admirées et craintes de leurs ennemis. De même, la légende des codes d’honneur des gangsters tient également à ce principe d’un monde où le droit commun ne peut pas s’appliquer et qui est donc régi par des codes propres, dont un code de l’honneur implacable.

Depuis l’Antiquité, en passant par les chevaliers du Moyen Âge pour finir par les duels de gentilshommes, dont l’un nous privât du plus brillant des mathématiciens, Évariste Galois, ces codes d’honneur, sublimés par la mort du héros, ont fasciné toutes les générations. Mais si la majorité des règles de ces codes n’enfreignent pas celles des fondements du droit international d’aujourd’hui, certaines, en revanche, sont de véritables crimes contre l’humanité. C’est le cas des crimes d’honneur dont les femmes sont les principales victimes.

L’actualité, régulièrement, relate ces crimes épouvantables. En avril 2013, en Afghanistan, un père tue sa fille de trois balles de kalachnikov devant l’ensemble du village réuni, soit plus de trois cents spectateurs. Le crime de cette jeune fille, qui voulait soi-disant s’enfuir avec l’un de ses cousins, devait être lavé par le sang ! Si celle-ci est morte, le jeune homme, lui, n’a pas été inquiété, personne dans le village n’a été interpellé et le tueur n’a été ni jugé ni, donc, sanctionné. En Égypte, un homme aurait défilé dans les rues de son village en brandissant la tête de sa fille qu’il venait de tuer, l’accusant d’avoir sali le nom de sa famille. Au Pakistan, une association recueille des femmes atrocement brûlées, par le feu ou par l’acide, par leurs maris ou leurs belles-familles qui les accusent de mauvaise conduite. En Turquie, une jeune fille qui avait été violée est tuée par son père parce qu’elle refusait d’épouser son violeur.

Crimes d’honneur ? C’est ainsi que sont qualifiées ces atrocités, ce qui permet le plus souvent à leurs auteurs de rester impunis. Mais il n’est pas rare que d’autres motifs que l’atteinte à l’honneur d’un homme ou d’une famille soient la cause de ces crimes. Il peut en effet sembler plus facile à un homme de se débarrasser de sa femme en la tuant plutôt qu’en la répudiant. Et le meurtre, estampillé crime d’honneur, non seulement résout le problème mais apporte à l’homme prestige et autorité lui garantissant le respect de sa future belle-famille avec, parfois en plus, le paiement d’une dette de la part de l’ancienne. Il suffit par exemple d’invoquer l’adultère pour obtenir le droit de tuer et l’impunité quasi automatique après le passage à l’acte.

Il est très difficile d’établir des statistiques sur le nombre de crimes d’honneur. On estime que quinze à vingt mille femmes sont ainsi assassinées chaque année dans le monde. Si les pays de confession musulmane sont les plus touchés par ces pratiques, celles-ci existent également dans ceux de confessions hindoue et chrétienne. La religion, instrumentalisée, apparaît alors comme un élément légitimant le crime. Pourtant, en Iran, l’ayatollah Ali Khamenei a condamné cette pratique comme étant anti-islamique. Si les pays où ces meurtres ont lieu le plus couramment semblent être le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, la Turquie et l’Afghanistan, des cas ont été dénoncés dans d’autres comme l’Iran, le Yémen, l’Égypte ou le Brésil ainsi que dans plusieurs pays d’Europe.

Dans la plupart des cas, ces crimes sont le fait de familles repliées sur des coutumes qu’elles considèrent comme constitutives de leur survie. Souvent, de plus, elles invoquent de prétendues exigences religieuses pour justifier ces atteintes aux droits humains et, plus particulièrement, aux droits des femmes.

Dans pratiquement toutes les sociétés, l’honneur de la famille, du clan ou de la tribu repose sur les femmes et chacun des hommes de cette collectivité peut se sentir défenseur de cet honneur et libre d’agir comme il l’entend. C’est ainsi que si une jeune fille a un comportement estimé préjudiciable pour l’honneur ou si elle refuse de se conformer aux lois du clan, comme par exemple le mariage forcé ou arrangé, il est permis à n’importe quel homme d’intervenir, y compris d’aller jusqu’au meurtre. En revanche, s’il s’agit d’un cas d’adultère, le plus souvent, c’est au mari seul de régler la question, cela étant considéré comme une affaire personnelle n’impliquant pas l’ensemble des membres du clan. Cette conception de l’honneur familial était déjà en vigueur dans la Rome antique à travers le statut du pater familias et est liée au fait que les hommes doivent contrôler le pouvoir reproductif des femmes afin d’être certains de leur lignée. Aussi, c’est par la peur que s’effectue ce contrôle absolu sur les femmes, l’atrocité des crimes d’honneur devant les dissuader de toute désobéissance aux règles de la famille.

Cette notion de crime d’honneur a perturbé bien des juristes européens qui se sont intéressés au droit romain. Ainsi, le jurisconsulte britannique sir William Blackstone (1723-1780) explique sans le dénoncer que « le droit (romain) permet l’homicide lorsqu’il est commis pour défendre la chasteté d’un membre de la famille ». Le droit moderne de nos démocraties trouve l’essentiel de son inspiration dans le droit romain et force est de constater qu’en France, avec le code Napoléon en partie toujours d’actualité, ces héritages ont laissé des traces. S’il n’est plus question de crime d’honneur, le crime passionnel, qui lui ressemble tout de même beaucoup, est souvent jugé avec beaucoup d’indulgence.

Actuellement, les crimes d’honneur sont le plus souvent perpétrés dans des pays où la violence rythme les activités humaines. Ce sont souvent des pays en proie à des successions de guerres ou de coups d’État, comme le Pakistan ou l’Afghanistan, ou à forte imprégnation tribale comme en Afrique. Dans tous les cas, la femme y a peu de droits, parfois même aucun, et est entièrement soumise à l’autorité de son père puis de son mari. Si les législations de la plupart de ces pays ont évolué dans les textes, en pratique les hommes ont souvent le droit de vie et de mort sur leur fille ou sur leur femme. Pire même, la société ne leur pardonnerait pas l’absence de réaction et de sanction à l’égard d’un membre féminin qui aurait fauté. C’est ainsi qu’il arrive qu’un père, malgré ses sentiments, se sente obligé de tuer sa fille, qu’un frère doive tuer sa sœur, uniquement à cause de la pression du clan.

Ces crimes sont la pire manifestation de la condition des femmes dans de nombreux pays, mais aussi dans bien des communautés, y compris dans des pays occidentaux. En Europe, par exemple, plusieurs dizaines de crimes d’honneur seraient perpétrés chaque année, parfois maquillés en suicide ou attribués à des mineurs, ce qui minimise la condamnation. Il a fallu que le Parlement européen, la première fois en 2003, émette des recommandations pour que plusieurs pays recadrent leur législation afin d’empêcher une certaine indulgence dans le jugement de ces crimes.

Il faut avoir à l’esprit toute l’ambiguïté du ressenti collectif à l’évocation de ces crimes d’honneur. Il y a les images sublimées des épopées glorieuses où la femme était à l’évidence soumise, corps et âme, à son héros, ce qui légitimait une éventuelle sanction en cas de manquement à son devoir. Et il y a la vision moderne de la femme, sa liberté de décider de sa vie et de disposer de son corps, et qui fait du crime d’honneur une circonstance aggravante à toute atteinte à l’intégrité ou à la vie.

Même dans des pays aux traditions fortes et où l’État de droit semble avoir du mal à s’établir comme l’Afghanistan, les crimes d’honneur sont interdits par la loi et dénoncés par l’opinion publique. Chaque fois qu’une femme en est victime, des manifestations de protestation sont organisées et la presse ainsi que les réseaux sociaux les relaient à travers le pays et dans le monde entier.

L’éradication de ces crimes d’honneur ne pourra se faire qu’avec le développement de l’éducation et la lutte contre les extrémismes religieux. Pour ce qui est de l’aspect individuel du phénomène, il faudra en effet substituer le respect de la loi au sentiment de vengeance personnelle ; il faudra que le justicier par la tradition devienne le criminel par la loi. Mais c’est surtout à travers la sécurité des territoires et la garantie du respect des identités des peuples qu’il sera possible de changer l’orbite du statut des femmes. Dans un climat de paix, elles ne seront plus ni un enjeu ni une source de danger pour le clan et elles pourront être considérées comme des êtres humains à part entière ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les hommes. Alors, les crimes d’honneur d’aujourd’hui auront le statut de ceux d’autrefois ; ils feront partie du passé des peuples et plus jamais de leur présent.

Au nom du nom | G. Carré
F. Chauviré | L’ethos chevaleresque dans l’é...