N°30 | Territoire

Armel Huet

Les territorialités, nouvelles frontières des sociétés

  • Les territoires dans les sociétés contemporaines

Si l’on considère les lieux, les milieux sociaux et les temps dans lesquels la personne contemporaine fait sa vie et son histoire, il y a déjà bien longtemps qu’ils ne se superposent plus pour former des univers communautaires identifiés à leurs territoires. Aujourd’hui, la majorité des Français occupe au quotidien plusieurs lieux, s’insère dans des milieux sociaux divers, chacun de ces lieux et de ces milieux déterminant des temporalités et des histoires différentes. Ce sont, dans le monde actuel et à venir, les conditions des nouvelles frontières de l’histoire des hommes. Toute réflexion sur les territoires (comme toute réorganisation territoriale) ne peut ignorer ces nouvelles réalités des sociétés.

Les territoires « historiques » ont perdu de leur « pertinence » ou en tout cas de leur consistance. Ils ne peuvent plus de toute évidence « contenir » les sociétés dans des cadres existants, hérités du passé, ou définis à courte vue pour des raisons d’opportunité politique. L’homme contemporain s’est éloigné de son clocher. Il est un « nomade » dans ses représentations, ses activités, ses savoir-faire, dans l’exercice de ses métiers, dans ses relations sociales, ses valeurs, ses mobilités, ses loisirs... Il est en permanence dans l’interculturalité, l’intersocialité, l’interterritorialité. Et même si le monde ne cesse de lui tomber sur la tête alors qu’il reste collé à son rocher (désormais son ordinateur), il est fondamentalement un « cosmopolite ». Ce « nomade » vit désormais dans des sociétés différentes dont il parcourt des territoires singuliers et sans cesse en mouvement mais indissociables les uns des autres. Il est l’être des territorialités1.

  • Les sociétés de proximité et leurs territoires familiers

La proximité ne fait pas la société. Les humains peuvent vivre dans un même espace, être très proches (même quartier, même rue, même immeuble, même cage d’escalier) et totalement s’ignorer. Si alors ils se croisent, ils ne se voient qu’en tant qu’individus, mais ne reconnaissent pas leur semblable en tant qu’être social. C’est le sort « normal » de la plus grande partie des habitants des villes : ils coexistent dans de mêmes espaces, mais sans lien social impliquant l’échange et la reconnaissance mutuelle d’une même identité d’appartenance.

Ce que nous appelons ici la société de proximité est celle de l’habitant, de sa vie quotidienne, de sa famille, de ses proches relations sociales (voisinage, vie associative, loisirs, fêtes, pratiques religieuses), des services auxquels il a recours (école, commerces, soins, aides, assistances…), des équipements qu’il fréquente, de l’exercice de sa citoyenneté (vote, expression dans la vie locale…), autant de conditions dans lesquelles il construit des réseaux de relations proches à l’échelle d’un territoire. Les sociétés de proximité peuvent être aussi celles du travail, des loisirs, de toutes ces pratiques qui vont contribuer à rapprocher et à créer un univers social singulier et familier. Ainsi des sociétés scientifiques dont les membres se rencontrent régulièrement ou même occasionnellement peuvent instaurer des liens d’une très grande proximité sociale, intellectuelle, affective, partageant les mêmes valeurs, les mêmes intérêts, les mêmes modes de vie et être très soudées. La société de proximité est encore celle du « port d’attache » régulier ou occasionnel, comme la résidence secondaire, où la personne vient retrouver ses proches ou se ressourcer si son activité a fait d’elle un « nomade » parcourant le monde.

L’enjeu et le ressort de la société de proximité relèvent des pratiques et du partage d’une vie commune, de services, de biens communs, de solidarités essentielles. La société de proximité est au fondement même de toute société, quelles que soient ses configurations et ses difficultés. Elle est l’espace primaire et le plus régulier du rapport à l’autre, celui que l’on connaît bien, que l’on croise, que l’on salue, que l’on fréquente, ou que l’on ignore, que l’on déteste, mais qui ne laisse pas indifférent parce qu’il est toujours l’autre avec lequel on a affaire peu ou prou. Elle est aussi à l’origine de la relation à autrui, dans la réciprocité des services, ceux dont on bénéficie (assurés par les métiers ou de manière bienveillante), ceux que l’on rend (fidélité à ses commerçants, entraide, gardes d’enfants, covoiturage, visites, coups de main entre voisins…).

Les liens de proximité sont indiscutablement des composantes déterminantes du lien social. Selon qu’ils sont fragiles, dégradés, épuisés ou qu’ils sont forts, résistants, structurés, les sociétés plus larges en reprennent les qualités et les déficiences. Même dans des villes où domine l’anonymat des rapports humains, les sociétés de proximité survivent et se reconstituent. C’est facilement observable dans les quartiers « urbains » qui foisonnent d’initiatives, de pratiques, d’activités, de promotion et de défense d’intérêts communs, d’expressions de sentiments d’une appartenance à un même territoire, que ce soit d’ailleurs dans la légalité ou le délit (petites économies parallèles, gangs…). Il en est de même dans les communes « rurales » qui ont vu s’implanter de nouvelles populations.

Les territoires des sociétés de proximité varient selon l’environnement. Ils peuvent être très étendus, comme dans certaines montagnes ou dans les plaines, lorsque les villages sont très éloignés. Ils peuvent être très étroits dans un quartier urbain très dense. Les territoires sont toujours à la mesure des échanges et des relations qui fondent la proximité.

Ce qui explique que les sociétés de proximité ne sont pas liées seulement au partage d’une vie commune sur un même territoire. Les sociétés de proximité dépassent aujourd’hui plus que jamais, en raison des conditions de l’homme moderne, les frontières des lieux de vie. Elles sont d’emblée dans l’interterritorialité. Ce qui rend difficile la délimitation de leur territoire administratif et de leurs compétences.

La proximité est d’ordre anthropologique. Elle traduit la capacité de tout être humain à s’inscrire dans un espace, à lui donner un sens, à le partager avec ses semblables (donc à faire de la communauté), à partager son histoire pour y faire la sienne. On comprend ainsi que la question de la commune aujourd’hui ne relève pas principalement de son périmètre administratif. Elle concerne essentiellement la nécessité de rendre viable, par une institution territoriale adaptée, toute société de proximité. Aucune société ne peut tenir sans institutions, quelles qu’en soient les très grandes diversités et les différentes appellations administratives.

Le territoire de la commune ne peut donc plus être défini en fonction des frontières établies historiquement, pas plus qu’en fonction de rationalisations gestionnaires et financières. Bon nombre de collectivités territoriales se rendent compte qu’elles n’ont plus affaire seulement à des habitants auxquels il faut apporter des services, mais que, pour mieux gouverner, elles doivent désormais savoir regarder et prendre en compte toutes les réalités complexes d’une société qui se localise et définit son histoire propre par la proximité des relations et des pratiques communes. C’est cette réalité qu’elles s’efforcent désormais de circonscrire, d’organiser et de gérer.

Ainsi, nombre de grandes villes ont déjà leurs arrondissements à compétences communales, et ceux-ci devraient sans doute se développer pour offrir aux habitants la qualité et la régularité des services publics et privés de la vie quotidienne de proximité. Depuis les années 1960, de nombreuses expériences d’animation pérenne ont été mises en œuvre dans les quartiers, sous les formes de comités, de conseils, de régies, de services d’élus délégués, de comités de citoyens, d’associations d’habitants, d’associations de voisins, d’équipements culturels et sociaux… Leur institutionnalisation est toujours tâtonnante. Mais elle s’impose pour reconnaître et organiser une réelle vie communale à l’échelle d’un quartier2.

Aujourd’hui, en France, c’est encore la commune qui est, de manière dominante, sauf dans les grandes villes, la référence de la société de proximité. Mais elle est fortement contestée. Il est devenu de bon ton, ou « politiquement correct », selon l’expression convenue, de fustiger les communes, notamment dans les espaces ruraux : « Elles coûteraient trop cher3, seraient trop nombreuses, trop petites pour assurer leur fonctionnement, mal gouvernées car dans l’incapacité de puiser dans leur sein les personnes dotées des compétences requises ; il serait temps de rationnaliser, comme l’ont fait les pays voisins, et urgent de faire des économies... » Autant d’arguments trompeurs et souvent cyniques, particulièrement entretenus par notre culture centraliste et technocratique, renforcée désormais par les discours sur les exigences d’économies ignorant la nécessaire contribution sociale des collectivités territoriales et les investissements qu’elle requiert, de même que leurs initiatives novatrices pour composer les tissus des sociétés de proximité.

La société de proximité est un territoire privilégié de la démocratie, car c’est à cette échelle que le citoyen peut exercer de manière sensible, concrètement, directement, son rôle, qu’il peut être reconnu comme tel en participant aux activités et événements divers de la vie communale, qu’il peut avoir prise sur son organisation, ses orientations, et ainsi avoir le sentiment de donner sens à son histoire et à son destin dans un univers social qu’il connaît et qui le reconnaît.

Dans les espaces ruraux, les communes, même petites, peuvent devenir le cadre d’une meilleure répartition territoriale des activités et des populations, d’une remobilisation démocratique des citoyens, d’une expérimentation de la solidarité dans les intercommunalités, de meilleurs exploitation et entretien des ressources du patrimoine naturel et culturel. Les habitants eux-mêmes, là où ils rencontrent les bons soutiens, les bonnes stimulations de leurs élus, en prennent conscience et ne sont pas résignés à la disparition de leur commune ou à leur reconversion en « déserts écologiques », même s’ils ne nient pas la nécessité des regroupements.

Dans le contexte des mutations contemporaines, les sociétés de proximité sont encore peu prises en compte. Elles sont pourtant une base incontournable et un facteur déterminant de la recomposition des sociétés par la proximité même qu’elles instaurent, mais aussi par les liens avec les autres sociétés. Loin d’être fermées sur elles-mêmes, elles sont d’emblée interterritoriales par les pratiques et les mobilités de leurs membres. D’où la difficulté de les appréhender à l’intérieur de frontières marquantes. C’est de la prise en compte de cette tension constitutive entre les réalités locales des communes et leurs liens interterritoriaux que se dessinent désormais les territoires des sociétés de proximité de demain.

  • Les sociétés métropolitaines et leurs territoires conquérants

Comme leur étymologie l’indique, les métropoles ont tenu dans l’histoire le rôle fondamental de pôles structurants des sociétés. Elles ont occupé, organisé et gouverné les territoires qui les environnaient et forgé leur identité. Elles y ont aménagé et ordonné les réseaux d’activités, et fait vivre les liens entre les villes et les espaces ruraux. Il en a été ainsi à partir du moment où les groupes sociaux se sont sédentarisés et ont construit les premières villes. Celles-ci ont été les centres d’organisation de sociétés régionales (provinces, cités-États…), de leurs pouvoirs, de leurs institutions, de leurs activités économiques, de leurs avancées techniques, de leur essor intellectuel… Elles ont tracé autour d’elles les frontières qui leur convenaient. Concentrant les progrès des activités humaines, elles ont été les moteurs des civilisations et de leurs cultures.

Les villes, et particulièrement les métropoles, ont perdu ce rôle central avec la construction des États-nations des Temps modernes (xiiie-xixe siècle) et l’instauration de leurs pouvoirs et de leurs administrations centralisés. Une « démétropolisation » politique des sociétés a encore été plus marquée à partir du xixe siècle, même si le rôle des provinces et des régions industrielles a occulté ce phénomène4.

Dans le mouvement des évolutions profondes de la France depuis soixante ans, marquées par la modernisation des activités productrices, une urbanisation galopante, la disparition de l’économie rurale traditionnelle et la formation de classes moyennes urbaines, les villes ont repris leur rôle structurant et quelques-unes sont devenues de véritables métropoles bouleversant les territoires existants, organisant les leurs5.

Les villes métropolitaines réunissent désormais les conditions des « nouvelles cités » des sociétés contemporaines par les services qu’elles offrent, par leurs institutions, par leurs réseaux interdépendants d’activités, de métiers, d’emplois, d’acteurs et de forces économiques, par les ressources intellectuelles et techniques qu’elles concentrent, par leurs compétences administratives, par leur puissance politique, par les identités qu’elles forgent. Elles créent ainsi les conditions des réseaux de relations de leurs populations. Elles configurent l’espace territorial de sociétés qui se différencient des sociétés nationales. Elles déterminent par leurs activités les nouvelles répartitions des populations, créent ainsi les conditions mêmes des sociétés de proximité. Fortes de leur puissance nouvelle, elles nouent leurs propres relations internationales. Elles sont devenues les moteurs et les épicentres de l’interterritorialité, de l’intersocialité et de l’interculturalité. Même si elles assurent leur fonctionnement et leurs compétences dans les limites administratives traditionnelles (la commune) ou nouvelles (intercommunalités), leurs frontières réelles sont celles des territorialités de leurs activités ainsi que des pratiques et des modes de vie de leurs habitants.

L’urbanisation massive contemporaine a mis un terme à la dichotomie séculaire entre les villes et les campagnes, entre les « sociétés urbaines » et les « sociétés rurales »6. Elle a généralisé les modes de vie et les aspirations. Désormais, toute la société est urbanisée. Les villes ne sont plus les sièges réservés de la polis civilisée opposée au monde « rustre » et immuable des campagnes. L’urbanité n’est plus une spécificité des villes. Pourrait-on encore soutenir que l’habitant des campagnes est différent dans son « humanité », dans ses capacités de lien social, de celui des villes, ou même qu’il serait « inférieur » du fait de son environnement, comme étaient considérés les « ploucs » il n’y a pas encore si longtemps ? Les termes ont leur importance. On ne peut plus parler de territoire rural pour désigner un type différent de socialité. Il est un territoire urbain au même titre que celui des villes. Il se différencie seulement par les espaces et les paysages qui le caractérisent, par ses taux de concentration des populations, par la nature des activités et des liens sociaux qu’il structure.

Dans cette interpénétration des territoires liée à l’urbanisation généralisée de la société, les territoires métropolitains ne sont plus l’affaire des seules grandes villes, consacrées comme métropoles sur des critères quantitatifs et administratifs, et reconnues pour leur puissance. Si l’on prend le cas de la Bretagne, on parle souvent de deux métropoles principales, Rennes et Brest, comme si Saint-Brieuc, Lorient, Quimper, Vannes, Redon ne structuraient pas leurs propres territoires, même si les premières ont un rôle plus déterminant.

Si l’on regarde plus largement le territoire français, on observe que bien des villes moyennes, et même des petites villes, sont de véritables métropoles. Limoges (environ cent trente-huit mille habitants), avec son aire urbaine de quatre-vingt-seize communes (comptant près de deux cent quarante mille habitants), n’est-elle pas le territoire d’une société métropolitaine, elle-même étant au cœur d’un territoire (comprenant les trois départements, Creuse, Corrèze et Haute-Vienne), marqué par son histoire et son unité culturelle, et d’une population de sept cent cinquante mille habitants ? Ce ne sont pas les chiffres, mais bien les activités de cette ville et de son environnement, leur renouvellement et leur dynamisme qui font de Limoges et de son territoire une société métropolitaine.

Même dans une région montagneuse peu peuplée comme la Savoie (cent dix mille habitants) et ses deux départements (appartenant à la région Rhône Alpes), des villes moyennes, Chambéry (soixante mille habitants), ou petites, Albertville (à peine vingt mille habitants en 2012), jouent un rôle métropolitain, au moins de métropoles intermédiaires7, structurant ces régions façonnées par l’histoire et aujourd’hui mettant à profit leurs atouts en offre de tourisme, de culture, de loisirs et de métiers requis pour relancer ou renouveler leurs activités locales. Dans toutes ces régions, les villes « ont repris le pouvoir » et s’inventent en unissant leur sort à celui de leurs territoires environnants. C’est cet enjeu affiché de « métropoles intermédiaires » que se donnent aujourd’hui les communautés de communes réunies autour d’un projet8.

Aujourd’hui, le problème majeur des principales métropoles est qu’elles tendent à développer leur puissance et à imaginer leur avenir à partir d’elles-mêmes et pour elles-mêmes, au lieu d’être le cœur des sociétés de proximité qui les entourent. Elles ont même du mal à organiser les sociétés de proximité qui se forment en leur sein ou à leur périphérie. Prises dans des logiques et des exigences de puissance, elles sont obsédées à la fois par la concentration de leurs activités, la croissance de leur population et leur extension territoriale, et dessèchent ainsi les « territoires ruraux » qui les entourent9.

Or, pour jouer leur rôle structurant et moteur de sociétés locales, les métropoles n’ont pas besoin d’être grandes ou très grandes10. Bon nombre de villes polarisent désormais des sociétés métropolitaines et réunissent les conditions des interterritorialités, des intersocialités, des interculturalités contemporaines qui animent tout territoire et qui dépassent ses frontières. Cette interterritorialité qu’engendre la « remétropolisation » est la source même de la redéfinition et de la construction des sociétés régionales.

  • Les sociétés régionales et leurs territoires « renouvelés »

Les sociétés régionales ont une longue histoire, issue des découpages féodaux, des cités-États, des provinces, recouvrant plus ou moins les territoires de sociétés locales, marquées par leur culture, leur langue, leurs activités et productions spécifiques, leurs modes de vie, leur religion… Cette histoire continue encore de marquer les sociétés régionales actuelles, de manière cependant très inégale. Mais les sociétés locales d’aujourd’hui sont bien différentes. Leur résurgence et leur affirmation ont été favorisées par l’incapacité des États-nations à organiser désormais l’ensemble des activités d’un pays (d’où différentes entreprises de décentralisation), mais elles résultent surtout du développement des régions elles-mêmes et de la place qu’elles ont prise (ou qu’elles n’ont pas prise) durant les six dernières décennies dans le cours des mutations des sociétés contemporaines et de leurs territoires.

Depuis les années 1960, les régions, résistant par nécessité à la domination politique, économique et culturelle, à leur marginalisation et à leur appauvrissement annoncé, ont été incitées à mettre à profit leurs ressources propres, leurs atouts historiques et territoriaux (mer, montagne, campagne, productions et cultures spécifiques…), à accueillir et à inventer de nouvelles activités, à aménager ou à préserver de nouveaux espaces, à profiter des opérations de décentralisation, à s’inscrire dans la mondialisation des échanges… pour former de nouvelles sociétés régionales, intégrant généralement le creuset historique dans lequel elles s’inscrivent, mais en le dépassant largement.

La Bretagne est un exemple de cette évolution des sociétés régionales. Son histoire continue de participer à son identité actuelle, forte d’une culture réanimée dans la période de modernisation, à partir des années 1950. Mais elle s’est engagée dans une autre histoire. Depuis les luttes des années 1950 et 1960 pour son désenclavement11, elle s’est radicalement transformée. Son économie rurale traditionnelle a disparu pour laisser place à une agriculture moderne. Son activité maritime (pêche et commerce) s’est considérablement diversifiée ; les bateaux de plaisance et de compétition ont envahi ses ports et une flotte de ferries (navires, hydroglisseurs, catamarans...) transporte des foules de passagers vers l’Angleterre, l’Irlande et l’Espagne. Elle s’est dotée d’un réseau d’aéroports aux nombreuses destinations en France et en Europe. Elle est devenue une région structurée par ses industries alimentaires, automobiles, technologiques, biologiques, par un tissu important de moyennes et de petites entreprises artisanales et commerciales. Les établissements universitaires, scientifiques et professionnels se sont implantés et développés dans les villes, concentrant une partie importante de la jeunesse. Toutes ces activités ont engendré une nouvelle population urbaine composée à la fois d’autochtones et d’immigrants, dominée par les classes moyennes.

Les atouts naturels de la région (mer, campagne...) et culturels (arts traditionnels et modernes, monuments…) et ses dynamismes festifs (quelques milliers de fêtes annuelles, réparties sur tout le territoire et des plus diverses) l’ont engagée dans une activité touristique désormais constitutive de son économie et de son identité. Ses événements culturels sont emblématiques de ce renouvellement identitaire. Grands et petits festivals font vivre et s’interpénétrer les cultures traditionnelles et actuelles. Expression d’un long travail de reconstruction sociale et culturelle accompli notamment par les milieux associatifs, ils réaniment des territoires et sont source d’une identité renouvelée12. Ils créent les conditions de nouveaux dynamismes économiques, de création d’emplois, de mise en valeur de productions locales, instaurant de nouvelles solidarités. Et ils placent d’emblée les sociétés régionales dans les réseaux culturels internationaux. Des artistes (africains, américains, russes, chinois, australiens) sont invités chaque année à se produire dans ces fêtes et festivals. Ils sont l’expression même du renouvellement des cultures régionales aux couleurs de l’histoire de leur terroir, mais en prise avec leur époque et leur interculturalité. L’analyse des échanges économiques, scientifiques, sportifs… montre de la même façon une région aux nouvelles frontières épousant l’étendue et la variété de ses activités, et son rayonnement.

Toutes ces évolutions récentes de la vie régionale ont redonné vie aux sentiments d’appartenance, liés à l’histoire du temps long, et à la représentation qui en est faite, mais surtout à l’histoire en cours d’une même société configurée et forgée par les activités et les cultures du monde actuel, par les relations vécues à l’échelle d’un même territoire dans les divers domaines de l’économie13, du travail, de la famille, des loisirs, des événements, du partage des cultures anciennes et nouvelles, par les échanges interterritoriaux… Les sociétés régionales s’élaborent et s’affirment dans ce nouveau contexte issu de leurs transformations et d’une nouvelle histoire qu’elles dessinent.

La même analyse peut être faite de la plupart des régions en France et en Europe, du moins celles qui démontrent leur capacité à mettre à profit leurs atouts et la vitalité de leurs métropoles, à prendre des initiatives novatrices et singulières, à s’approprier les évolutions du monde contemporain. Celles qui restent en retrait ou qui ne le font pas (ou qui le font mal) sont alors subordonnées aux forces économiques et aux valeurs de la mondialisation14 ou se laissent absorber par les régions environnantes.

Les populations frontalières des pays européens n’ont pas attendu les accords de Schengen (1984) pour sauter leurs frontières. Elles en avaient une pratique séculaire, avec plus ou moins de réussite selon les cas et dans des proportions modestes. Aujourd’hui, en France, les migrations pendulaires sont massives et ont effacé les limites historiques pour former des sociétés régionales transfrontalières (plus de 20 % du territoire national) avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, l’Italie et à un degré moindre l’Espagne. Les populations concernées (environ dix millions de personnes) délimitent elles-mêmes les contours de leur territoire par leur travail, leurs achats, le choix de leur habitat, la scolarisation de leurs enfants.

En quelques décennies, les sociétés transfrontalières sont devenues de nouvelles puissances, animant leurs activités économiques, coordonnant leurs aménagements, leurs échanges universitaires, élaborant de manière concertée leurs projets15, des politiques publiques communes, et instituant de fait des gouvernances territoriales spécifiques16. L’attractivité de métropoles étrangères participe généralement à ces reterritorialisations régionales. Si les tracés administratifs et les prérogatives nationales demeurent, les sociétés transfrontalières modifient complètement la notion même de territoire national et obligent au renouvellement de son cadre juridique et de sa gouvernance17.

Le vaste mouvement de renouveau et d’affirmation des sociétés régionales est souvent perçu comme un risque pour l’intégrité des sociétés nationales et un facteur annoncé de la dislocation de leurs États, surtout lorsque des régions fortes de leur identité revendiquent leur autonomie (Écosse, Catalogne, Pays basque…).

Les régions détiennent désormais des parts importantes de puissance de construction sociale en démontrant leur capacité à faire valoir leurs compétences appropriées et à instituer leurs pouvoirs. Elles sont la source des prérogatives que leurs acteurs revendiquent pour définir, mettre en œuvre et faire respecter leur bien commun à l’échelle de leur territoire, à soutenir, répartir et réguler leurs activités, à articuler les relations entre métropoles, communes, territoires des villes et espaces ruraux, à trouver leurs équilibres dans un monde « globalisé » par les échanges interterritoriaux des cultures, des connaissances, des valeurs, par ses enjeux économiques et écologiques.

Pour faire vivre et reconfigurer leurs territoires, les régions n’ont d’autre choix que d’organiser et de mettre à profit à leur échelle les réalités du monde contemporain ; excepté les radicalismes inhérents à toute société, elles n’expriment nullement de volonté de repli ou de rupture avec les ensembles nationaux et supranationaux, sans lesquels elles ne peuvent se construire. Et si les sociétés régionales ne disposent pas d’institutions fortes, composantes d’une puissance publique nationale mieux répartie, les villes, grisées par leurs capacités et leur puissance, seront les véritables bases et forces des pouvoirs territoriaux, elles feront leurs propres politiques (avec les alliances qui leur conviendront à un moment), se départiront autant qu’elles le pourront des États nationaux et, paradoxalement mais logiquement pour certaines d’entre elles, créeront les conditions de leur propre affaiblissement futur en se privant des territoires et de l’environnement qui sont leur raison d’être. Nous irons vers un monde de métropoles et de mégalopoles, sièges des grands groupes financiers et des multinationales, subordonnant les États affaiblis, comme le montre excellemment Manuel Castells dans sa trilogie sur les tendances dominantes des évolutions des sociétés18.

Les sociétés régionales sont désormais des composantes structurelles des sociétés contemporaines. Elles condamnent certes à terme leur organisation à partir des visions dominantes et centralisatrices des États-nations. Mais si ceux-ci leur reconnaissent la place pleine et entière qu’elles détiennent, elles participeront alors à la recomposition des sociétés nationales, assurant leur rôle nécessaire de régulation des sociétés supranationales, et à la refondation des États. Par la relocalisation de la puissance publique et la maîtrise d’une meilleure répartition de ses pouvoirs, elles contribueront à inventer et à refonder de nouveaux équilibres sociaux indispensables et attendus.

Les sociétés régionales désormais inéluctables fixent les périmètres des territoires qui sont à leur mesure. Les réformes territoriales ne peuvent plus ignorer leur réalité, leurs dimensions ni les contours qu’elles se donnent. Si elles se laissent guider par des arguments financiers, d’économie des services, si elles s’illusionnent des discours convenus sur les nécessaires cohérences…, elles ne font que s’enfermer dans le cadre actuel des pouvoirs centraux et technocratiques définissant les territoires, et passent ainsi à côté des tendances structurelles de l’histoire contemporaine. Elles ne font que troubler les réformes appropriées des sociétés et la recomposition inéluctable des États.

  • Les sociétés « nationales »
    et leurs territoires géopolitiques du temps long

Les frontières d’un pays ne sont jamais définitives et elles ne cessent d’être franchies, que cela soit dans le temps long ou court. Les sociétés nationales se sont définies au cours de leur histoire comme ayant leurs propres lois, leurs propres représentations d’elles-mêmes, leurs ressources, leurs mœurs, leurs mentalités, leurs valeurs, leur « génie » spécifique… assurant leur cohésion et leur solidarité, et traçant leur destin. Pourtant, la mobilité des populations d’un pays et toutes les relations qui l’articulent avec d’autres ensembles sociaux (supranationalités, sociétés du monde entier, phénomènes migratoires…) ont modifié leur consistance et leurs contours, ont troublé les sentiments et les modes d’appartenance qu’elles sont censées composer et entretenir.

Quel « degré » d’appartenance nationale vivent les millions de ressortissants français exilés à travers le monde, même s’ils gardent leur « nationalité » d’origine et leurs droits ? Le million de Français habitant Londres est-il encore pleinement une composante de la société nationale française ? Quels rapports à la nation les diverses populations migratoires ont-elles avec les pays d’accueil et leur pays d’origine ? Vers quelle(s) nation(s) vont de manière dominante leurs sentiments d’appartenance ?

Questions, parmi bien d’autres, qui rappellent que les sociétés nationales traversent une mutation profonde de leurs fondements, de leurs contours, de leur destin. Les débats et les lois républicaines tentent de donner direction et sens à cette mutation. Si ces lois sont indispensables, il apparaît qu’elles ne suffisent pas. Car la « nationalité » ne relève pas que du droit ou des origines, mais bien plus des relations que les sociétés d’un pays nouent entre elles ainsi que des événements qui orientent leurs choix et leurs engagements, qui opèrent des ruptures19 ou des consensus20, et tressent leur aventure désormais cosmopolite.

S’il faut prendre pleinement en compte la différence des situations selon les pays, les États ne peuvent plus être confondus avec la seule nation de leur histoire passée. L’horizon d’un nouveau « creuset national » apparaît, qui se forme dans la réunion des différentes sociétés construites sur son territoire (sociétés de proximité, métropolitaines, régionales, réticulaires, reconnues dans leurs identités et dynamismes respectifs, communautés d’origine étrangère…). Les tensions soulevées par l’enjeu national traduisent les difficultés, les craintes, mais aussi les nécessités et les attentes de ce nouveau creuset parce qu’il est toujours, pour toute personne et ses divers groupes sociaux, le cadre territorial de référence pour une histoire et des espérances communes, et l’État est « l’épiscène » de l’organisation politique de la cité.

La contradiction est puissante. Le poids des représentations des sociétés nationales est toujours déterminant. Il s’exprime dans les attentes « sans limites » vis-à-vis des États à apporter des solutions à leurs problèmes et à leur avenir. La tragédie du moment historique est que ces attentes ne peuvent plus être traitées pour une bonne part à l’échelle des « sociétés nationales », par leurs institutions et par les gouvernants. Les raisons d’être et les finalités de l’État-nation actuel et à venir ne sont plus les mêmes que celles de l’État-nation dont il est issu et qu’il est censé préserver. L’État-nation est désormais une institution de l’univers géopolitique devant garantir la vie et l’avenir de son territoire dans le monde présent et dans l’emprise de ses enjeux, et en même temps favoriser et gouverner ses populations dans leurs territorialités, la diversité de leurs cultures, de leurs modes de vie et de leurs appartenances.

C’est dans ce contexte que les sociétés nationales conservent toute leur raison d’être et entretiennent leur consistance, mais qu’en même temps elles éprouvent toutes leurs fragilités et leurs incertitudes, renforcées par des territorialités difficilement saisissables. L’État-nation, contraint à construire en permanence sa cohésion s’il veut affirmer toute la légitimité de ses lois, de ses prescriptions et de ses politiques publiques, peut-il se redéfinir et se réformer s’il ne se recompose pas comme un État répartissant sa puissance en renonçant à son vieux modèle de rationalisation centralisée et bureaucratique de la société ?

Ce sont les institutions à toutes les échelles d’un pays qui assurent les équilibres, les rationalités et la cohésion d’une société nationale, et non une « centralisation » dominatrice avec ses lourdeurs et inadaptations bureaucratiques21, qui les éloignent des populations et de leurs territorialités, de leurs problèmes, de leur histoire. D’autre part, il est désormais patent que les sociétés nationales ne pourront tenir, conserver leur force, si elles ne prennent pas une place active dans les sociétés supranationales, si elles ne participent pas à leur construction, à leur contrôle et à leur régulation.

  • Les sociétés « supranationales » sans frontières territoriales

L’homme contemporain vit au quotidien dans des sociétés supranationales, que celles-ci aient des territoires définis avec des institutions légales, comme l’Europe, ou qu’elles fassent fi des frontières, pour exercer leurs arbitrages économiques (fmi) et militaires, leurs dominations financières, culturelles, criminelles… Ces activités rassemblent tous les traits de sociétés avec leurs liens spécifiques, leurs « lois » et règles, leurs idéologies, leurs cultures, leurs valeurs et leur capacité à faire valoir leur raison d’être. Elles construisent leur propre puissance, armée de leurs propres outils d’influence et de domination. Qu’elles soient grandes institutions de régulation ou grandes entreprises internationales, « légales » ou « illégales », elles ébranlent les frontières nationales, subordonnent les États22 quand elles ne les désagrègent pas.

Les sociétés supranationales façonnent les modes de vie de la personne, ses pratiques territoriales, ses peurs, ses croyances, ses espoirs. Les médias sont des artisans de cette pénétration, mais d’autres facteurs jouent tout autant, comme les règles innombrables qui régissent la vie pratique. Cela explique nombre de réactions d’opinion. Ainsi, l’Europe, née de grands espoirs de paix et fondée sur la construction nécessaire d’un espace commun de ses intérêts et de son destin, désespère par ses diktats bureaucratiques et ses préoccupations essentiellement économiques. Le monde financier, devant « normalement » servir les équilibres et les dynamismes des échanges, se comporte comme un « monstre » impitoyable vivant de la prédation, de la soumission et du contrôle des sociétés, au nom de l’imposture d’un marché « naturellement » régulateur des sociétés.

Les sociétés supranationales vivent de leur « autonomie ». Elles se déploient comme si elles se suffisaient à elles-mêmes. Elles sont sources de territorialités qui dessinent d’autres territoires, des liens sociaux spécifiques. Motrices dans la mondialisation des échanges et s’imposant comme les nouveaux grands facteurs de progrès et de mutations, elles sont souvent sources de domination, comme elles sont aussi les espaces privilégiés des activités illégales et criminelles. Leur rôle échappe totalement à la personne, mais celle-ci ne leur échappe pas. Elles en imprègnent sa vie quotidienne, ses valeurs et son destin, par les conséquences des choix (politiques, économiques, financiers) qu’elles lui imposent, par les invasions médiatiques permanentes qui modèlent ses visions du monde, par les modes de vie, l’imaginaire et les goûts qu’elles lui impriment jusque dans les détails (habits, alimentation, fantasmes…).

  • Les sociétés en réseaux et leurs territoires « si peu » virtuels

Les premiers échanges commerciaux ont brisé les frontières territoriales et culturelles des ethnies et des premières cités-États, ont ouvert les horizons de nouvelles civilisations. Le livre imprimé a réuni les conditions de leur universalité et de leurs connaissances. Aujourd’hui, Internet fait tomber les barrières entre les pays, brasse des univers sociaux et culturels qui s’ignoraient, en même temps qu’il engendre de nouvelles frontières. Les « réseaux sociaux », qu’ils se fassent sur la Toile ou par les moyens divers des technologies modernes, qu’ils soient éphémères ou relativement durables, sont aujourd’hui des espaces de relations inédites entre les humains ; ils sont le théâtre de « sociétés » nouvelles, des « sociétés en réseaux », de cyberespaces23, sans frontières (si ce n’est celles de leurs technologies), aux temporalités fugaces, et constitutifs de socialités précaires ou pouvant être interrompues par un simple clic, mais tout autant de sociétés pérennes rebattant les cartes des territoires des sociétés contemporaines.

Ces « sociétés en réseaux » sont souvent désignées pêle-mêle comme celles des opérateurs de la Toile, des nouvelles générations (qui ne quittent plus leur smartphone), des groupes financiers24 et des entreprises internationales, d’un cyberespace débridé ou encore des organisations terroristes, parce qu’elles réunissent les conditions de la constitution de leurs liens, de leur action et de leurs mouvements. Elles se distinguent pourtant des sociétés supranationales, car elles s’affranchissent d’institutions, de règles et d’eschatologies.

Les « sociétés en réseaux » ou ces « réseaux sociaux » ne se préoccupent pas de configurer une histoire. Leur fonctionnement leur suffit. Comme l’ont démontré de nombreux analystes25, elles concernent désormais tous les domaines des activités humaines, diversifient les relations, déplacent les enjeux géopolitiques, encouragent les concentrations de population, refondent les identités, redistribuent les pouvoirs. Elles sont une marque majeure, constitutive du monde contemporain et de ses mutations en « civilisations » interterritoriales, intersociétales et interculturelles.

Elles ont désormais conquis leur raison d’être par les nouvelles possibilités et dimensions qu’elles apportent aux sociétés de proximité, métropolitaines, régionales, nationales et supranationales. Avec Internet et plus largement tous les moyens de communication qu’offrent les technologies modernes, la personne passe ainsi d’un univers social à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’un milieu social à l’autre, elle élargit ses opportunités d’interterritorialités, d’interculturalités, d’intersociétalités. Elle est plus que jamais cosmopolite.

  • Les sociétés éphémères

Il est une catégorie de sociétés plus difficiles à identifier et à reconnaître comme telles, tant elles sont éphémères : compétitions sportives, grands rassemblements religieux, politiques ou festifs… On pourrait encore évoquer ces rassemblements de contestataires de projets qui s’installent sur une « zone », en font leur territoire, qui forgent par leur action un milieu et qui comptent écrire leur propre histoire. De même les soirées « technos », les parades… Elles ont tous les traits fondamentaux d’une société, même si elles ne durent que peu de temps. Elles ont leur existence propre, animent des sentiments d’appartenance, construisent leurs propres représentations d’elles-mêmes, élaborent leurs propres savoir-faire, leurs techniques, font de leurs actions une « éthique » de leurs engagements, et tissent ainsi des liens forts d’une communauté. Et généralement elles tiennent à bien délimiter leurs territoires, en négociant avec les autorités ou les riverains, ou même au moyen d’affrontements avec les forces de l’ordre.

  • Conclusion. Les « communautés cosmopolites », territorialités de l’homme contemporain

Tout au long de cet article, il aurait été plus juste de substituer le terme de communauté à celui de société, dont il est non seulement synonyme, mais dont il définit aussi les traits constitutifs. Mais, par ses connotations, le terme de communauté suscite aujourd’hui la méfiance ou la confusion. Désignant des entités sociales à l’intérieur même d’une société, leurs tendances à s’autonomiser, à défendre leur raison d’être, leur culture, leurs droits… ou plus encore à vouloir les imposer, cette notion est perçue et dénoncée comme une menace pour la société lorsqu’elle se manifeste dans ses excès, le « communautarisme ». Pourtant, toute société organisée est une communauté. Ne parle-t-on pas régulièrement de communautés scientifiques, religieuses, professionnelles… pour désigner tout regroupement social caractérisé par la cohésion et la pérennité des liens entre ses membres, sa distinction marquée des autres, la solidarité de ses échanges, ses modes de vie, ses sentiments d’une même appartenance, des représentations communes du monde, des valeurs et des convictions partagées (par exemple religieuses ou éthiques), des imaginaires collectifs. Autant d’éléments constitutifs vécus à des degrés divers et sous des formes différentes.

Tant que le territoire était le cadre unique ou dominant de l’histoire des hommes, le lieu où se forgeaient leurs liens sociaux, leurs modes de vie, leurs cultures, la communauté a été le parangon même de la société. Les communautés ont alors été celles des ethnies, des peuples, des langues… Si elles franchissaient déjà les frontières à l’instar des ordres religieux ou des corporations de métiers qui se déplaçaient de chantier en chantier pour bâtir cathédrales et châteaux forts…, le territoire demeurait néanmoins leur trait majeur (comme il l’est encore pour bon nombre de minorités). La majorité des humains ne franchissait que rarement ses frontières. Les récits d’ailleurs, réels ou fictifs, leur permettaient de regarder par-dessus les murs de leurs frontières, d’imaginer d’autres mondes possibles, mais sans les détacher pour autant des observatoires de leur territoire. Chacun « voyait midi à sa porte ».

La modernité a brisé cette unicité communautaire territoriale. Toutes les sociétés se structurent désormais dans une tension dialectique entre au moins les grands types de sociétés rappelés ici. L’homme contemporain construit son histoire dans sa commune, sa métropole, sa région, son pays, sa nation, mais en même temps dans d’autres univers par les informations qu’il reçoit de partout et par les divers moyens qu’offrent ou plutôt qu’imposent les médias et les réseaux que lui autorise Internet, mais aussi parce qu’il participe de plus en plus aux univers et aux activités « sans territoires » ou aux territoires élargis ou fluctuants des échanges économiques, culturels, scientifiques, de loisirs… Il est ainsi foncièrement cosmopolite.

C’est la tragédie que son temps lui réserve et lui « inflige ». Mais c’est désormais davantage le nouveau défi de sa construction, de son destin. Dans les sociétés caractérisées par une puissante intégration et interdépendance « indépassables » des milieux sociaux sur un même territoire, la personne leur était assujettie. Elle en reprenait et en reproduisait la culture et les activités. La « communauté » territoriale fixait le sens et le périmètre de l’unité de la personne. Sans que le phénomène soit absolu, il n’en est plus ainsi désormais. La personne vit dans un monde éclaté en « communautés » différentes avec lesquelles elle est dans des rapports différents. Elle leur appartient plus ou moins, elle y participe peu ou prou. Elle ne sait plus alors où donner de la tête. Elle se doit en effet de construire par ses choix, ses engagements, à travers ses diverses activités, sa propre unité, sans laquelle elle ne peut guère résister à ses peurs, voire à sa désagrégation.

Il s’agit bien d’une nouvelle dimension anthropologique. Si cette capacité est une aptitude constitutive de l’être humain, elle ne s’est jamais autant déployée et manifestée. En ce sens l’être humain ne peut plus être que pluriel. Son unité n’est plus une donnée naturelle qui lui aurait été donnée par une communauté unique ou principale. Il est destiné à la conquérir et à la construire en permanence. Et il ne peut y parvenir que si les communautés dans lesquelles il est pris le soutiennent dans son aventure.

Cette nécessité de l’homme contemporain ne peut en effet être satisfaite que si les communautés d’appartenance disposent des institutions, entre autres territoriales, qui rendent possibles et qui favorisent ses territorialités, ses interculturalités, ses « intersociétalités ». Le cosmopolitisme ne peut que faire renaître les territoires et leurs sociétés particulières. C’est ce que nous pouvons tous observer au quotidien, et cela dans tous les domaines. Les sociétés ont pris désormais les couleurs de l’arc-en-ciel, formant par leurs distinctions et leurs contrastes une unité visible du lieu où elle est observée, mais dont l’horizon qu’elle illumine est toujours inaccessible. L’arc-en-ciel figure les potentialités et les perspectives des territorialités. Elle en indique aussi leurs fragilités et leurs apories.

Les enjeux institutionnels s’annoncent dans leur évidence : toute société doit avoir ses propres institutions, ses propres moyens, ses propres projets, mais en même temps ces institutions doivent permettre et faire vivre ses relations avec les autres sociétés. C’est une perspective souhaitable pour instaurer et entretenir les fragiles équilibres sociaux et leur cohésion. En ce sens, l’État-nation, tenu de se refonder et de se recomposer, ne peut le faire sans réguler et gouverner ce « nouveau monde », et ce avec le concours de sociétés de proximité, métropolitaines et régionales, tout autant que par ses relations et organisations supranationales et géopolitiques. Les institutions nationales, régaliennes, ne peuvent plus se contenter d’exercer des pouvoirs centraux : par leur délocalisation, par leur présence dans tous les territoires des sociétés métropolitaines et sociétés de proximité, elles doivent avoir les moyens et les dispositifs propres à leur bonne marche et à leur régulation.

Au terme de ce propos, il suffira de prendre l’exemple de l’institution militaire et plus précisément de l’armée de terre. Son implantation doit-elle être déterminée seulement en fonction des missions d’un État-nation et de ses engagements internationaux, ou choisie également pour « servir » le bien commun des autres sociétés (sociétés régionales, sociétés métropolitaines, sociétés de proximité) afin de leur apporter les services qui leur conviennent26. Faut-il confiner le militaire dans ses missions de défense nationale (dont les opérations extérieures ne sont que des prolongements) ou élargir son métier à la défense des sociétés locales, garanties et forces actuelles de la vie nationale ? N’est-ce pas une nécessité pour une armée qui veut renouveler et affermir ses liens à la nation, pour se redéfinir elle-même ?

L’exemple militaire ne montre-t-il pas que le territoire est redevenu un enjeu majeur des reconstructions institutionnelles des sociétés nationales dans une histoire qui ne peut avoir de sens et de destin que ceux qu’on leur donne. « Il est alors grand temps de réfléchir à ce que pourra être demain le redéploiement de cette institution sur le territoire national ».

1 Avertissement de l’auteur : « Le lecteur pourra objecter une trop grande importance accordée au cas de la Bretagne. Cela est vrai, mais ne réduit pas, je l’espère, la portée de l’analyse. Ce sont de nombreux travaux pendant quarante années de carrière universitaire à Rennes qui ont forgé mon point de vue sur les sociétés territoriales, surtout que j’ai eu la chance d’observer ce phénomène au cours de missions et de séjours dans une trentaine de pays très différents. »

Bernard Debardieux, Martin Vanier (sd), Ces territorialités qui se dessinent (datar/Édition de l’Aube, 2002); Pierre Musso, Le Territoire aménagé par les réseaux (datar/Édition de l’Aube, 2002) ; Yves Crozet et Pierre Musso, Réseaux, Services et Territoires, horizon 2020 (datar/Édition de l’Aube, 2003).

2 De nombreux travaux ont montré, notamment à l’occasion des évaluations de politiques publiques locales, le rôle tenu par les services, les équipements et les associations dans la structuration, l’animation, l’institution adaptée et la qualité de la vie sociale locale, mais que leurs effets sociaux ne tiennent qu’à leur pérennité en tant qu’institutions de proximité. Ils indiquent l’absence ou la carence des responsabilités publiques. Comment pourrait-il en être autrement faute d’institutions locales appropriées prenant en charge la vie commune ? Heureusement, quelques villes ont été depuis environ cinq décennies des références exemplaires de politiques de proximité, qui auraient dû montrer la voie à suivre.

3 Mais qu’est-ce que ces communes coûtent par rapport à leurs investissements pour leurs populations et par rapport aux villes et aux mégalopoles et aux dépenses non maîtrisées de l’État ?

4 Celui-ci, très net en France, n’est pas aussi radical dans des pays voisins comme l’Allemagne, dont la construction nationale est plus récente (xixsiècle).

5 En France, dans les années 1950 et 1960, l’action de l’État a particulièrement favorisé la formation de métropoles afin de corriger les inégalités régionales et de freiner la trop importante concentration parisienne de la population, dénoncées dès 1947 par Jean-François Gravier dans Paris et le désert français. En 1950, le général de Gaulle déclare qu’« il faut aménager le territoire pour remodeler la structure et la figure de la France » autour de quatre objectifs majeurs : décentraliser l’industrialisation, rénover l’agriculture, développer les équipements touristiques et décentraliser les activités culturelles. Les politiques de décentralisation industrielle puis d’aménagement du territoire portées à la fois par des acteurs politiques et des grands serviteurs de l’État déterminés, tels Delouvrier et Claudius-Petit, l’un et l’autre anciens résistants, par des outils législatifs adaptés (décrets de la décentralisation industrielle) et des administrations de mission (Commissariat au Plan, Délégation à l’aménagement du territoire et à l’animation régionale – datar – créée en 1963 par décret), vont épargner à la France cette « désertification » annoncée, si l’on excepte d’importantes zones rurales, et favoriser la formation de métropoles et une urbanisation générale du pays. Les politiques incitatives de l’aménagement du territoire se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui, en perdant cependant de leur efficacité.

6 Théorisées par Durkheim (La Division du Travail social, 1893), les sociétés rurales sont définies comme des sociétés « mécaniques » aux fortes solidarités territoriales, les sociétés modernes sont quant à elles considérées comme des sociétés « organiques » d’individus interdépendants.

7 Genève tient davantage ce rôle de métropole principale.

8 Comme celle des pays de Redon, regroupant trente communes comptant soixante-dix mille habitants autour de la ville centre de dix mille habitants, sur un territoire à forte identité et à cheval sur trois départements.

9 Il faudrait pondérer cette remarque si l’on tient compte d’une croissance relative de certaines régions rurales. Mais le phénomène de dégradation de bon nombre d’entre elles demeure, quand il ne s’aggrave pas.

10 L’erreur française est de définir les villes comme métropoles sur le critère de leur chiffre de population et de leur puissance actuelle, ce qui ne peut qu’en encourager la bataille pour la concentration urbaine, ou d’imaginer des régions que si elles disposent de grandes villes.

11 Que symbolisent notamment des événements comme la célèbre bataille des « artichauts » (difficiles à commercialiser), dont le point d’orgue fut l’occupation de la sous-préfecture de Morlaix le 8 juin 1961, et l’action du celib (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons) créé en 1950.

12 Ainsi la Bogue d’Or de Redon, créée il y a quarante ans pour faire revivre le chant traditionnel local, rassemble chaque année sur trois jours quelques dizaines de milliers de personnes. Mais elle n’est que le point d’orgue d’une action continue des mouvements associatifs locaux, pour un bon nombre réunis dans le Groupement culturel des pays de vilaine, porteur d’une école de musique (300 élèves), initiateur de rassemblements, d’intéressement à des métiers facteurs d’économie locale solidaire. Il est également associé à diverses activités d’insertion des jeunes.

13 Le label « produit en Bretagne » compte aujourd’hui près de quatre mille produits et trois cents entreprises.

14 L’exemple le plus frappant en est probablement la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

15 Les grands projets (tunnels, tgv, gares…) ne doivent pas occulter la multitude de projets transfrontaliers qui portent désormais sur un grand nombre de domaines, technologiques, urbanistiques, hospitaliers, universitaires, associatifs…

16 Les régions frontalières européennes disposent d’une association créée dès 1965.

17 Une mission parlementaire (2010), mandatée par François Fillon, alors Premier ministre, faisant un diagnostic de ces régions, concluait à des coopérations foisonnantes et à une gouvernance défaillante, et préconisait de « faciliter l’organisation spatiale des territoires transfrontaliers » et « d’organiser une réelle gouvernance des questions transfrontalières » et d’institutions spécifiques (Mission parlementaire sur la politique transfrontalière. Rapport. Étienne Blanc, Fabienne Keller, parlementaires français, Marie-Thérèse Sanchez Schmid, députée européenne).

18 Manuel Castells, L’Ère de l’information. Vol. I. La Société en réseaux (1998) ; vol. II, Le Pouvoir de l’identité (1999) ; vol. III, Fin de millénaire (1999).

19 Les réactions aux lois concernant les mœurs sont particulièrement significatives de ces ruptures.

20 Les manifestations du 11 janvier 2015 en ont été des exemples forts.

21 Si les réformes territoriales ne prennent pas en compte cette mutation cosmopolitique de l’homme et des sociétés contemporaines, elles ne feront qu’apporter illusion, déception, plus d’incohérences et encore plus de dégâts économiques. Ainsi, dire qu’une région doit s’étendre territorialement pour être forte économiquement ou culturellement n’est pas très sérieux. Cela traduit une vision foncièrement économiste, centraliste, anachronique et défensive de la société, et une méconnaissance de ses réalités et une sorte de renoncement à son avenir. Bon nombre d’entreprises, et pas seulement des grosses, n’ont pas besoin de ces grandes « étendues » régionales. L’entreprise Yves Rocher, par exemple, a-t-elle besoin d’un Grand-Ouest administratif pour étendre son activité de produits biologiques, de même que les initiatives culturelles même à forte identité ne dépassent-elles pas désormais largement les « territoires historiques » ?

22 Manuel Castells, op. cit.

23 Voir Olivier Kempf, « Cyberespace et dynamique des frontières ».

24 Les sociétés de traders ont leur propre cartographie des couloirs territoriaux à maîtriser pour y enfouir leurs réseaux câblés ou y dénicher les points hauts, les monuments où ils peuvent fixer leurs matériels transmettant les extrêmes hautes fréquences.

25 Nombre de travaux ont éclairé les « réalités » de ces sociétés en réseaux. Dès 1962, dans La Galaxie Gutenberg. Genèse de l’homme typographique (University of Toronto Press, trad. Mame, 1967, rééd. Gallimard, 1977) Marshall McLuhan annonçait l’invasion dominatrice des médias qui déterminerait désormais notre représentation du monde et dicterait notre destin. Plus récemment, Manuel Castells a exposé les paramètres fondamentaux de la société en réseaux : la domination des médias sur l’information, les pouvoirs transnationaux des mégalopoles, le rôle des nouvelles technologies dans les relations humaines et les structurations des sociétés, les transformations des identités. Les travaux de prospective de la datar ont également donné des analyses remarquables du rôle des nouvelles technologies de l’urbanisation des sociétés sur les évolutions des territoires et les pratiques territoriales (Pierre Musso, op. cit.), Yves Crozet et Pierre Musso (op. cit.).

26 On ne peut que déplorer la vente des terrains et des bâtiments militaires considérés désormais comme inutiles. Ils le sont effectivement faute de toute réflexion prospective et d’analyse des évolutions des sociétés éclairant la nécessité d’une implantation de l’armée de terre sur l’ensemble du territoire.

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