N°35 | Le soldat et la mort

Jean-René Bachelet

Le soldat, la violence et la mort

Il n’est pas d’usage dans la revue Inflexions de reproduire un texte antérieurement utilisé. L’auteur de ces lignes sollicite une exception : le texte ci-après, outre qu’il porte sa signature, n’a jamais été publié. Rédigé voici bientôt vingt ans, il est l’un de ceux qu’en tant que général commandant la circonscription militaire de défense de Besançon/7e division blindée, ultime commandement « fusionné » bénéficiant de l’intégralité des prérogatives de commandement, il adressait régulièrement à ses chefs de corps subordonnés.

Le moment était historique : depuis un an l’armée de terre était engagée dans sa professionnalisation. Le défi était considérable, à coup sûr dans ses modalités de réalisation pratiques, mais aussi au plan moral, alors que les engagements extérieurs prenaient simultanément une ampleur sans précédent.

Jusqu’alors, la conscription faisait de tout citoyen un soldat : il en résultait que les valeurs de celui-ci étaient nécessairement celles de celui-là pour la « défense de la patrie ». Mais voici que, dans ce moment-là, le nouveau soldat professionnel se trouvait engagé loin du sol national, alors même que toute menace directe semblait avoir disparu. De quelle expertise était-il le professionnel ? En quoi ce métier pouvait-il être spécifique ? Quelles valeurs étaient susceptibles de l’inspirer ? Où trouvait-il la légitimité de son action ?

Toute « menace » avait alors temporairement disparu, mais demeurait, voire ressurgissait avec une ampleur inégalée, l’une des énigmes de la condition humaine : des situations de violence inacceptables au regard de nos valeurs de civilisation, quand bien même nos intérêts pouvaient ne pas être en jeu, hormis nos responsabilités internationales. Après bien des atermoiements, il apparaissait que ces situations n’étaient justiciables, en dernier recours, que de l’usage de la force armée, c’est-à-dire d’une capacité de prendre l’ascendant sur le violent, c’est-à-dire, au bout du compte, d’infliger la destruction et la mort.

Et voilà que se révélait la spécificité du métier des armes : un rapport singulier avec la mort, non pas tant la mort à laquelle le soldat est exposé que celle qu’il peut être conduit à donner. Cette capacité singulière, à vrai dire extravagante puisqu’à rebours de nos valeurs de civilisation, était véritablement générique. À tirer ce fil se révélait l’ensemble de la problématique de l’exercice du métier des armes, en particulier dans sa dimension éthique1.

Dans le texte très ramassé reproduit ci-après, c’est la réflexion que livre le commandant de la cmd de Besançon/7e db en décembre 1997. Nous sommes là, déjà, au cœur du sujet de ce numéro et cette réflexion n’a pas pris une ride. En effet, si les menaces sur notre sol ont désormais ressurgi et avec elles l’ennemi, la problématique de l’usage de la force demeure plus que jamais, sauf à admettre que nous nous fourvoyons en cultivant des valeurs de civilisation qui placent en clé de voûte le principe d’humanité : universalité de l’homme et respect de la personne humaine, de sa dignité, de son intégrité et de sa vie. Le soldat reste ainsi voué à gagner le pari pascalien de faire tout ce que requiert son étrange métier sans rien renier des valeurs qui sont celles de la France.

Lettre aux chefs de corps de la cmd de Besançon/7e division blindée

Le soldat, la violence et la mort.

En quoi l’état militaire reste-t-il spécifique ? La question n’est pas neutre à l’heure de la professionnalisation des armées et, notamment, de l’armée de terre. En effet, dans le mouvement général de la civilisation qui veut répondre à la complexité du monde par les spécialisations les plus diverses et les plus élaborées, les armées sont perçues comme de plus en plus techniciennes, à l’instar des autres pôles d’activité humaine ; elles n’auraient dès lors d’autre particularité que d’associer au pouvoir de détenir des armes, des contraintes statutaires fortes perçues comme autant de garanties pour la société : sujétion stricte à l’autorité politique, devoir de réserve, port de l’uniforme, limitations en matière de droits... Ces contraintes sont d’ailleurs partagées, à des degrés divers, par d’autres corps de l’État, et d’aucuns inclinent à penser que certaines particularités militaires, telles que par exemple l’absence de droit syndical, devraient évoluer.

Il s’agit là d’un contresens, né d’une illusion. L’illusion est celle d’un Occident qui connaît, depuis des décennies, une période de paix, de progrès technologique, d’évolution des mœurs et d’expansion économique sans précédent historique ; succédant aux terribles hécatombes de la première moitié du siècle, cette période s’est épanouie – et ce n’est pas le moindre paradoxe – à l’ombre des plus terrifiants moyens de destruction inventés par l’homme. La guerre serait devenue dès lors impensable, archaïsme barbare réservé aux peuples qui n’ont pas atteint notre degré d’évolution ; la technique nous en préserverait, et le militaire en serait le technicien.

C’est une illusion car, au cœur de l’homme et au cœur de nos sociétés, demeure cette étrangeté radicale : la violence, cette capacité de soumettre autrui aux injustices les plus terribles, jusqu’à la mise à mort.

De cette illusion naît un contresens, avec le soldat-technicien, et même une inversion du sens avec le concept de « zéro mort ».

En effet, le soldat est une invention des civilisations, détenteur qu’il est de la force pour faire pièce à la violence ; à ce titre, dans le commerce entre les nations, il est l’ultima ratio, celui qui marque le seuil au-delà duquel on estime qu’il n’est d’autre réponse à la violence subie ou pressentie que de faire monter les enchères jusqu’à inclure la vie des protagonistes. On objectera que c’est là précisément une pratique barbare et qui doit être éradiquée ; certes, comme la violence. Or celle-ci existe, jusqu’à des degrés insupportables : le siècle marque en ce domaine comme une surenchère, depuis les atrocités nazies jusqu’aux massacres du Rwanda, en passant par le génocide cambodgien. Les atermoiements face à Hitler dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale le prouvent : en pareil cas, à différer l’action de force nécessaire et légitime, on ajoute au malheur des hommes.

Ainsi, très clairement, la spécificité du soldat tient à son rapport avec la mort, celle qu’il est susceptible de donner comme celle qu’il est prêt à recevoir. Une telle affirmation apparaît aujourd’hui incongrue tant notre monde, dans son aspiration éperdue à un univers pacifié et dans son rêve hédoniste, évacue cette mort comme un insupportable scandale. Et pourtant, quelle est la fonction des armements sinon d’infliger la destruction et la mort ? Et la distance entre le « technicien » et l’effet de l’arme sur le terrain fait-elle que la mort ne serait plus la mort ?

Dans cette distanciation qui vaut occultation gît à coup sûr une forme moderne de barbarie, celle qui veut que, dans ce siècle de fer, de feu et de sang, les populations, plus que les soldats, soient devenues les cibles de la guerre. Plus que les soldats, car c’est le stade ultime du progrès – pour le soldat, ce serait « zéro mort ». Or, dans notre héritage occidental, derrière le soldat, derrière l’officier, se profile le chevalier, voué à « protéger la veuve et l’orphelin », fût-ce au prix de sa vie. Mais ce serait aujourd’hui un progrès de protéger la vie du soldat au prix de la vie de la veuve et de l’orphelin...

À l’évidence, nous sommes là dans une démarche intellectuellement perverse, non pas que la sauvegarde de la vie de ses hommes ne doive pas être au cœur des préoccupations du chef : tout chef digne de ce nom considère ses soldats comme la chair de sa chair. Mais la singularité de l’engagement militaire s’impose : c’est celle du soldat, délégataire, au nom de ses concitoyens, de la force pour faire pièce à la violence. Ainsi le soldat se situe-t-il au cœur de la dialectique de la vie et de la mort : la vie des populations civiles à protéger quoi qu’il en coûte, la mort du soldat, celle qu’il doit infliger, hélas, si nécessaire, et celle qu’il est prêt à recevoir en retour.

Tout en découle : le culte de la bravoure, certes, de même que la discipline sans faille, mais aussi une conception des rapports hiérarchiques faite de liens forts où l’on commande et obéit d’amitié, et peut-être surtout un cadre éthique rigoureux sans lequel l’institution militaire serait l’un des plus sûrs chemins du retour à la barbarie, sophistiquée et aseptisée peut-être, en ces temps de haute technologie, mais la barbarie.

Il en découle aussi que cette singularité, bien loin de retrancher le soldat de ses concitoyens, voué qu’il serait à cultiver ses valeurs propres en milieu fermé, ne peut au contraire être assumée sans un lien fort avec le tissu national, gage d’une nécessaire légitimité.

Tel est le sens de l’état militaire, expression même de la condition humaine, dans sa vérité nue.

Besançon, le 8 décembre 1997

Général de division Jean-René Bachelet

1 Le général Mercier, alors chef d’état-major de l’armée de terre, ne s’y est pas trompé : il allait demander à l’auteur de porter cette réflexion au niveau de l’armée de terre. Ce sera l’origine du dernier document que signera le général Mercier en janvier 1999 : « L’exercice du métier des armes dans l’armée de terre. Fondements et principes. »

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