N°42 | Guerre et cinéma

Benjamin Brunet

Abou Bakr Al-Baghdadi est-il un lecteur assidu de la pensée militaire française ?

Le 23 mars 2019, les Forces démocratiques syriennes (fds) annonçaient «la totale élimination du soi-disant califat et une défaite territoriale à 100% de l’État islamique (ei)». Si quelques mois plus tard cette élimination apparaît toute relative au regard des attaques encore perpétrées par cette organisation terroriste en Irak et dans le reste du monde, il convient de revenir sur les causes des succès initiaux, notamment pour entraver sa probable résurgence au Levant et dans toute autre zone géographique.

En 2006, les colonels Hervé de Courrège, Pierre-Joseph Givre et Nicolas Le Nen publient Guerre en montagne, développant six principes de la guerre en montagne, complémentaires de ceux déjà définis par Foch au début du xxe siècle. Ils y expliquent différentes victoires en milieu escarpé au prisme de ces six principes. Si les nombreuses opérations conduites par l’armée française en Afghanistan, surtout entre 2009 et 2014, attestent de l’exactitude et de la puissance de cette étude polémologique, force est de constater que ces six principes appliqués à la stratégie conduite par l’État islamique (ei) peuvent également expliquer les succès initiaux de cette techno-guérilla dans les domaines tactique, opératif et stratégique.

  • Premier principe :
    la préparation aux conditions de l’engagement

En opposition aux deux premières générations1 de djihadistes, qui privilégiaient l’infiltration, à partir de zones refuges, de combattants déjà aguerris et formés idéologiquement2, l’ei s’est adapté et mise désormais sur ses partisans vivant déjà au sein des sociétés visées. En effet, l’expérience acquise par les services spéciaux dans la chasse aux terroristes, surtout depuis le 11 septembre 2001, et le développement rapide des techniques de renseignement (interception des communications, géolocalisation…) ont permis d’entraver les filières d’acheminement des armements et des terroristes : tout déplacement physique, qui nécessite une préparation minutieuse (itinéraire, franchissement de frontières, faux documents d’identité, maisons sûres, caches d’armements…), est désormais fortement compromis. Toutefois, par symétrie, rappelant l’éternel dialectique entre l’épée et la cuirasse, ces mêmes progrès technologiques ont assuré une quasi-anonymisation des communications par le truchement d’applications smartphone grand public (Whatsapp, Telegram, Signal, pour ne citer que les plus connues), rendant la transmission de consignes quasiment indétectable et très difficilement traçable.

Dans ce contexte technologique et dans un dessein terroriste, on ne peut que souligner l’acuité du principe de « préparation aux conditions de l’engagement » évoqué dans Guerre en montagne. L’ei s’est adapté et oriente désormais son action davantage au travers de « menaces inspirées » que d’une « menace projetée ». Dans ce cadre, la préparation s’effectue « à distance » en s’appuyant sur de véritables manuels de guérilla adaptés à la situation et diffusés par l’organisation terroriste à travers les rooms sécurisées de certaines applications, les forums virtuels les plus anodins ou des sites plus sulfureux3.

Au plan tactique, afin de « former les esprits » et exalter leurs combattants, les djihadistes, également adeptes de la numérologie, s’appuient sur des dates marquantes de l’histoire musulmane et des prophéties présentes dans le Coran. Ainsi, à l’été 2006, alors que les combats font rage dans la région d’Alep, les regards des combattants de l’ei se tournent vers Dabiq que tous connaissent : selon la mythologie eschatologique, c’est dans la plaine entourant cette ville qu’aura lieu la bataille finale entre les armées romaines et celles des musulmans. Au moins symboliquement, c’est donc dans cette zone que les troupes occidentales doivent être attirées dans une confrontation au sol. C’est également pour cette raison que l’ei a enterré dans cette plaine4 la tête de Peter Kassig, humanitaire, ancien soldat américain et otage de l’organisation terroriste décapité en novembre 2014.

Cette préparation idéologique et matérielle minutieuse formera un vivier de « soldats du califat » en mesure d’apparaître en tout point du globe.

  • Deuxième principe : l’ubiquité

Depuis son émergence, l’État islamique semble bénéficier d’une liberté de manœuvre quasi totale en étant capable de frapper des cibles et des objectifs à n’importe quel endroit du globe. Au-delà de l’utilisation de la diversion au plan tactique et opératif, c’est surtout le suivi d’une véritable doctrine d’emploi, s’appuyant sur un processus de retour d’expérience (retex), qui apporte cette liberté d’action.

Sur un théâtre d’opérations, la capacité de l’ei à faire diversion et à leurrer ses ennemis grâce à des opérations de déception contribue localement à cette ubiquité. Ce procédé fut notamment utilisé en juin 2014 pour préparer la retentissante prise de Mossoul. Le 5, l’organisation terroriste envoie, de nuit, des djihadistes s’emparer de plusieurs points symboliques de la ville de Samara, haut lieu du chiisme, située dans le désert de l’Anbar, à quelque trois cents kilomètres au sud-ouest de Mossoul, pariant sur le fait que les autorités irakiennes réagiraient promptement pour laver l’affront. En effet, quelques heures plus tard, l’armée irakienne, appuyée par des hélicoptères, intervient et reprend la ville aux djihadistes qui perdent quatre-vingts des leurs. Si, de prime abord, l’armée irakienne remporte une victoire plutôt facile face à ce qui s’appelait alors l’État islamique en Irak et au Levant (eiil), le véritable objectif de cette opération a finalement été rempli. Laissons le soin à Ibn al-Rafidayn, l’un des principaux responsables médias de l’ei durant cette période, d’expliquer le mode d’action recherché : « On voulait tester et éparpiller les forces gouvernementales pour baisser la pression. […] On a fait des incursions à Souleïman-Bek et dans les faubourgs de Mossoul. Tout est coordonné, ce n’est que le début d’une opération plus importante5. »

Toutefois, si la vocation initiale de l’ei, contrairement à Al-Qaïda, est l’implantation d’un califat territorial, son recul en Syrie et en Irak, provoqué par les coups de boutoir conjugués de la coalition internationale et des groupes armés locaux, ne signifie pas pour autant sa fin. L’ei s’inspire en effet de la doctrine formulée par Abou Moussab al-Souri dans un volumineux ouvrage de mille cinq cents pages intitulé Appel à la résistance islamique mondiale. Dans ce document, mis en ligne sur Internet en 2005, ce Syro-Espagnol né en 1958 et ancien compagnon de route de Ben Laden détaille une nouvelle doctrine de combat en s’appuyant sur son expérience des mouvements djihadistes des quarante dernières années, de la lutte contre les Soviétiques à Al-Qaïda, en passant par le gia algérien. Il y définit notamment l’efficacité d’une organisation en rhizome plutôt que hiérarchique dans son concept nizam la tanzim (« système par organisation »). Il encourage l’abandon de toute organisation traditionnelle, trop lourde et pas assez réactive selon lui, au profit d’une nouvelle forme de lutte décentralisée fondée sur des réseaux disséminés à travers le monde. Cette stratégie organisationnelle novatrice, à faire pâlir le général McChrystal6, a continué à se déployer en dépit du reflux territorial de l’ei au Levant, et a abouti à l’implantation du drapeau noir en Libye, dans le Sahel, au Yémen, en Afghanistan et même en Asie du Sud-Est7. Loin d’être vaincu, l’ei se réorganise désormais sur les cinq continents, apportant régulièrement son lot d’actions terroristes renforçant d’autant notre perception de son ubiquité.

Cette capacité à être présent à plusieurs endroits se retrouve aussi dans la mise en œuvre des attentats terroristes. Dans ce domaine également, l’État islamique se nourrit du benchmarking d’Al-Qaïda, en privilégiant l’utilisation d’un « djihad de proximité » tel que défini, ici encore, par Abou Moussab al-Souri. Ce dernier conseille de ne pas reproduire les erreurs de Ben Laden, qui a fait preuve d’hubris en cherchant à perpétrer des attaques contre des objectifs majeurs, certes symboliques, mais dont les conséquences sécuritaires rendront toujours plus difficile et plus complexe l’élaboration des suivantes. Il prône à l’inverse un « djihad de proximité » mis en œuvre par des populations locales « converties » à l’idéologie djihadiste, qui utiliseraient n’importe quel moyen8 pour parvenir à leurs fins. C’est d’ailleurs le cas de la majeure partie des attentats commis en France ces dernières années, dont les auteurs sont souvent qualifiés de déséquilibrés par les médias. Ainsi, en s’appuyant sur des populations endogènes, l’organisation terroriste distille dans les régions cibles, notamment l’Europe considérée comme le « ventre mou »9 de l’Occident, un sentiment de paranoïa favorisant le sentiment que les terroristes sont partout. Cette ubiquité de la menace est en outre la condition nécessaire à une véritable saisie d’opportunités.

  • Troisième principe : l’opportunisme

Organisation pragmatique visant un objectif défini, le califat, l’État islamique a élevé le principe d’opportunisme au rang de principe de la guerre aussi bien dans la mise en œuvre des attentats que dans la conduite des opérations militaires.

Nous avons vu que l’ei avait tendance à perpétrer ses attentats par le truchement d’autoctochtones s’appuyant sur un système organisationnel décentralisé. Pour être pleinement efficace, ce système doit donc faire confiance aux plus bas échelons dans une version djihadiste de l’Auftragstaktik allemande, dont le mot d’ordre édicté par Abou Mohammed al-Adnani10 reste simplissime : « Tuez-le [le mécréant] de n’importe quelle manière11. »

Inspirant la menace plus que l’organisant, l’ei décentralise ainsi son action en privilégiant une subsidiarité exacerbée, laissant à ses affidés le choix de saisir l’opportunité selon la situation locale. Ce mode d’action est particulièrement difficile à anticiper dans la mesure où ces individus sont quasiment indétectables tant que leur comportement reste proche de celui des autres citoyens. Le fameux slogan de Mao Zedong « Le révolutionnaire est dans le peuple comme un poisson dans l’eau » rejoint ici la taqiya, la dissimulation des opinions religieuses admise en cas de grave danger. Si, pour l’heure, les actions terroristes présentent, dans l’ensemble, peu d’envergure, notamment à cause de l’amateurisme et de l’impéritie des impétrants, il est probable que l’ampleur des dommages augmentera avec la professionnalisation des prétendants djihadistes permise par un « enseignement à distance » amélioré. La plupart des attentats perpétrés en France ces dernières années répondent à cette logique de saisie de l’opportunité : attaque à l’arme blanche contre des passants, meurtre d’un couple de policiers à son domicile, attentat avec un camion-bélier lancé dans la foule, tir à l’arme à feu sur des promeneurs…

En Irak, les dirigeants de l’État islamique surent également tirer parti de situations particulières afin d’appuyer ou de faciliter leurs conquêtes territoriales. Ainsi, en 2013, alors que des familles sunnites fuient en direction du Kurdistan irakien l’avancée des djihadistes, le chef de l’organisation, Abou Bakr al-Baghdadi, décide de prendre le contre-pied. Deux jours avant la prise de Ramadi, il prononce un discours appelant les militaires et les policiers sunnites toujours en fonction à déposer les armes, leur assurant le « pardon ». Son objectif est de rassurer les familles de ces fonctionnaires, qui ont fui l’Anbar et Ramadi, en les incitant à revenir dans les territoires récemment conquis par l’ei12.

Cette saisie des opportunités sur le terrain doit toutefois être exploitée dans le champ des perceptions pour atteindre une efficience optimale.

  • Quatrième principe : la domination du champ de bataille

Dans ce cas, la maîtrise du champ de bataille n’est pas la conquête de tous les points hauts du globe, mais bien une omniprésence de la « franchise djihadiste » dans le champ médiatique. Si Al-Qaïda avait déjà su utiliser la sphère médiatique par l’intermédiaire des chaînes d’information en continue – pas de Ben Laden sans cnn et Al-Jazeera –, l’émergence de Youtube en 2005 a apporté une nouvelle dimension à l’ei, qui a su s’approprier ce nouvel outil de communication servi par de jeunes djihadistes, instruits et formés avant leur « radicalisation » dans leur pays d’origine.

Au-delà du produit final, c’est bien la maîtrise totale de toute la chaîne de production des vidéos qui est inédite et qui provoque des effets démultipliés. Du tournage, avec l’utilisation de moyens ultramodernes comme des drones, à la diffusion via différentes plateformes cryptées, en passant par le montage alliant effets spéciaux hollywoodiens et messages scénarisés multilingues, l’organisation dispose ainsi d’un instrument de propagande taillé à sa mesure. Sa cible est claire : la jeunesse occidentale en quête de sens. Le ressort génial est celui du principe dialogique cher à Edgar Morin et tiré de sa « pensée complexe », c’est-à-dire l’idée que des thèmes peuvent être à la fois complémentaires et antagonistes. Dans ce cas, ces vidéos visant aux recrutements de nouveaux volontaires mêlent l’esthétique des jeux vidéo ultra modernes des générations Y et Z13, et les aspirations, plus ou moins conscientes, des prétendants au djihad : hijra14 et ultra violence. La guerre en Irak et en Syrie devient alors une vie rêvée, un fantasme qu’il convient de réaliser à tout prix.

L’intérêt de l’autonomie de la production réside également dans le narratif symbolique que peuvent porter certaines vidéos. Dans une modernisation macabre de la pensée du philosophe Marshall McLuhan (The Medium is the Message), l’État islamique transmet via ce medium des messages précis grâce à une scénarisation minutieuse. La mise en scène de l’exécution de pilotes de chasse syriens dans la vidéo « N’en déplaise aux mécréants », datée de 2014, illustre parfaitement ces différents niveaux de lecture. Elle comporte d’abord un message concernant le théâtre des opérations : par la fonction des victimes, l’ei s’érige en vengeur de la population syrienne victime des bombardements. Puis un message stratégique : par les différentes nationalités des auteurs de cette tuerie, dont le Français Maxime Hauchard, jeune Normand converti de vingt-deux ans, l’organisation terroriste souligne l’universalisme du califat. Enfin, un message politique : par l’uniformité des équipements militaires, l’ei marque sa volonté d’un ancrage étatique, à la différence d’autres groupes miliciens ou d’Al-Qaïda. De même, les vidéos des « lionceaux du califat », exhibant la prochaine génération de djihadistes, soulignent la pérennité du combat contre les mécréants15.

Cette stratégie de communication présente également une utilité majeure au plan tactique. En envoyant l’image de combattants impitoyables qui décapitent, crucifient, défenestrent, brûlent vivant, égorgent, mutilent, l’effroi est généré dans le camp adverse dont les combattants les moins motivés n’ont d’autre choix que de fuir. Lorsque des garnisons entières fuient devant quelques soldats arborant le drapeau noir ou que des villes comme Mossoul tombent aux mains d’éclaireurs sans coup férir, c’est le summum de l’art de la guerre selon Sun Tzu qui est atteint : « La meilleure victoire est celle obtenue sans combat. » La victoire de l’ei dans le champ des perceptions se traduit ainsi concrètement par des gains territoriaux obtenus avec un moindre effort militaire.

Déjà, en 2012, l’importance de ces effets sont reconnus par l’ei, qui diffusait via le centre média Al-Furqan un message d’encouragement à l’intention des « djihadistes du Net » : « Ô vous partisans du djihad, vous vous êtes levés pour défier les machines médiatiques les plus redoutables avec vos forums et vos efforts. Qu’Allah vous récompense16. » Dans une sorte de cercle vertueux, cette maîtrise de l’outil médiatique se combine d’autant plus efficacement avec l’utilisation des différentes armes entre les mains de l’organisation terroriste.

  • Cinquième principe : la complémentarité des feux

Héritier de deux générations de terrorisme islamiste en France, l’État islamique ne se contente pas de réitérer les modes d’action du gia ou d’Al-Qaïda. Il ne cesse d’exhorter ses partisans à passer à l’action dans leurs pays d’origine en utilisant tous les moyens disponibles. Dans un long message audio diffusé en septembre 2014 par Al-Furqan, à l’époque le principal média de l’ei, le porte-parole de l’organisation, le Syrien Mohammed al-Adnani, n’hésite pas à donner quelques conseils : « Si vous ne pouvez pas faire sauter une bombe ou tirer une balle, débrouillez-vous pour vous retrouver seul avec un infidèle français ou américain et fracassez-lui le crâne avec une pierre, tuez-le à coups de couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le d’une falaise, étranglez-le, empoisonnez-le. » Le message est simple : le mode d’action et l’armement sont laissés à l’initiative de l’opérateur. Ainsi, dans les différents attentats revendiqués par l’État islamique, on retrouve plusieurs types d’armes, souvent par destination, utilisés selon l’effet à obtenir, l’ingéniosité macabre des auteurs ou leur connexion à un réseau de trafiquants.

À cet égard, l’année 2017 en France fut « exemplaire » et illustre toute l’inventivité des « soldats du califat » : attaque à la machette contre une patrouille Sentinelle (février 2017), tentative de vol de fusil d’assaut à Orly encore contre la force Sentinelle (mars 2017), tir contre des policiers sur les Champs-Élysées (avril 2017), attaque au marteau contre des forces de l’ordre devant Notre-Dame de Paris (juin 2017), voiture kamikaze contre un fourgon de gendarmerie sur les Champs-Élysées (juin 2017), véhicule bélier contre des militaires de Sentinelle à Levallois-Perret (août 2017), engin explosif artisanal, neutralisé de justesse, devant un immeuble du xvie arrondissement de Paris (septembre 2017), attaque par arme blanche contre des passantes à Marseille (octobre 2017)… Sans compter les attentats déjoués par les services de renseignement selon lesquels certaines planques abritaient de l’explosif de type tatp : Marseille et Montpellier en février 2017, Clichy-sous-Bois en mars 2017, Marseille de nouveau en avril 2017, Villejuif en septembre 2017.

De même, sur le théâtre syro-irakien, les djihadistes utilisent toute la panoplie d’armement disponible sur place. Tout d’abord, l’ei a fait usage du matériel militaire lourd pris à l’ennemi comme des bmp2 de l’armée syrienne et des Hummer américains de l’armée irakienne. Ils sont aussi capables de confectionner artisanalement des engins blindés à partir de tracteurs ou de châssis de 4x4 agrémentés de plaques de métal faisant office de protection, qui servent très souvent de base aux vbied17. En outre, pour pallier l’absence d’armes d’appui, comme l’artillerie, cette « techno-guérilla » fait preuve d’une remarquable capacité d’innovation en achetant sur étagère des matériels récents, en les adaptant au conflit en cours et, surtout, en les intégrant dans les procédures tactiques. Le cas le plus flagrant reste celui des drones que l’on retrouve au Levant. Achetés dans le commerce18 dans des pays limitrophes, ces drones sont modifiés pour emporter des grenades ou des charges explosives, qui seront ensuite lâchées sur les troupes adverses, ou piégés pour exploser dans le camp ennemi19. Leur utilisation peut aussi s’avérer très efficace pour guider, en temps réel, des combattants au sol, dans un rôle de Stosstruppen moderne, ou des vbied visant, par exemple, un convoi militaire dans une ville. Enfin, l’ei n’hésite pas à mettre en place un narratif puissant pour augmenter son vivier de kamikazes. Véritable missile guidé du pauvre, l’utilisation, au plan tactique, des attentats suicide aussi bien contre des engins blindés que des positions défensives lui apporte une grande liberté d’action dans la conduite de ses opérations, renforcée par le choc et l’effroi qui en résultent chez l’adversaire.

Privilégiant toujours la précision par rapport à la saturation, l’État islamique déploie ainsi une véritable « matrice des feux » contre ses cibles, qui doit conduire, au final, au siège de l’ennemi.

  • Sixième principe : le siège de l’ennemi

Enfin, voici le seul principe que l’ei n’arrive pas à appliquer pleinement dans le cadre de sa stratégie de conquête. Au plan opératif et tactique, il semble parfaitement maîtriser ce concept de siège, qui consiste à couper les voies de communication de l’ennemi tout en préservant les siennes. Le Levant est un exemple marquant de sa prise en compte de l’enjeu des voies de communication. Dans un premier temps, il s’est en effet appuyé sur de véritables axes logistiques reliant la Turquie et le califat par l’intermédiaire des principales villes conquises au nord de la Syrie comme Alep et Rakka. Véritables poumons, ces voies de communication servaient à ravitailler sa population en biens de consommation, à acheminer de nouveaux volontaires, à envoyer des combattants en « permission » ou pour les soigner en Turquie. La conquête du continuum kurde par les ypg20, appuyés par les frappes aériennes de la Coalition depuis septembre 2014, avait justement pour ambition de couper ces axes logistiques afin de cloisonner l’ei.

Le terrassement symbolique par l’État islamique de la butte frontière représentant la ligne Sykes-Picot, le 10 juin 2014, marque également sa volonté de pouvoir relier l’Irak et la Syrie au sein d’un même califat, traversé d’axes logistiques permettant bascule de force et circulation de la population. Dès lors, l’organisation jouira d’une grande liberté de manœuvre dans un environnement désertique immense facilitant les passages de frontière. Il est intéressant de noter que lors de la phase de reflux, les zones frontalières au nord (Sinjar) et à l’ouest (Anbar) de l’Irak ont été âprement défendues par les djihadistes. Ce n’est pas un hasard si le dernier bastion de l’ei se situait à Baghouz, village au bord de l’Euphrate, à proximité de la frontière irakienne.

Toutefois, à ce stade, les djihadistes n’ont pas réussi à attaquer efficacement les voies de communication des pays occidentaux dans le but de les asphyxier. Certes, il y a eu quelques attentats commis dans des aéroports (Orly et Bruxelles) et des métros (Bruxelles), mais les États et leur population ont fait preuve de beaucoup de résilience, annihilant les effets espérés. L’avantage d’une société moderne, mondialisée et hyperconnectée par un ensemble d’infrastructures routières, portuaires, aériennes et ferrées réside dans le fait que le « cordon ombilical », tel que présenté dans Guerre en montagne, est particulièrement difficile, voire impossible, à couper. Nous sommes sauvés de l’asphyxie grâce à l’épaisseur des réseaux toujours plus interdépendants21 du « village global ».

En conclusion, au-delà de savoir si Guerre en montagne fait partie de la bibliothèque idéale des penseurs du djihad, il est intéressant de noter que la stratégie menée par l’État islamique ces dernières années a suivi quasi méthodiquement les six principes de la guerre en montagne définis dans cet ouvrage. S’inscrivant dans un cercle vertueux de l’efficience, ces six principes s’avèrent ainsi être une grille de lecture particulièrement pertinente pour mesurer l’efficacité d’un groupe terroriste ancré dans une stratégie territoriale utilisant des modes d’action classiques ou hybrides. Après avoir appliqué ces six principes à la stratégie passée et présente de notre ennemi principal, il conviendrait désormais de plaquer la même réflexion à nos opérations actuelles et/ou futures, reposant sur une approche globale trop souvent dévoyée.

1 Le Groupe islamique armé (gia), basé en Algérie, responsable des attentats perpétrés en France entre juillet et octobre 1995, et Al-Qaïda, auteur de l’attaque du 11 septembre 2001.

2 G. Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Paris, Gallimard, 2015.

3 L’investigation numérique des ordinateurs des frères Kouachi, auteurs des attentats de Charlie Hebdo, a montré la fréquentation de sites à tendance homosexuelle, voire pédopornographique, pour utiliser leur système de messagerie.

4 W. Nasr, L’État islamique. Le fait accompli, Paris, Plon, 2016.

5 W. Nasr, op. cit..

6 S. McChrystal, Team of Teams. New Rules of Engagement for a Complex World, Portfolio Penguin, 2015.

7 Entre mai et octobre 2017, l’armée philippine va reprendre la ville de Marawi à près d’un millier de combattants de l’ei.

8 La question de la capacité létale des djihadistes sera plus particulièrement traitée dans la cinquième partie.

9 Selon Abou Moussab al-Souri, l’Europe constitue la vulnérabilité de l’Occident. Il estime que la répétition des attentats engendrera une réaction islamophobe qui poussera les musulmans y vivant à rejoindre les rangs des djihadistes, prélude à une guerre civile majeure entre musulmans et non-musulmans.

10 Syrien et porte-parole de l’ei jusqu’à sa mort due à une frappe de drone fin août 2016, il était considéré comme l’un des leaders charismatiques de l’organisation terroriste.

11 Message diffusé sur les réseaux sociaux le 22 septembre 2014.

12 W. Nasr, op. cit..

13 La génération Y regroupe les individus nés entre 1980 et 2000, la génération Z ceux nés après 2000.

14 Émigration en terre d’islam, Dar al-Islam.

15 W. Nasr, « À l’école de l’État islamique : les “lionceaux du califat” », Inflexions n° 37, 2018, pp. 25-35.

16 W. Nasr, L’État islamique. Un fait accompli, op. cit..

17 Vehicle Borne Improvised Explosive Devices, « véhicule suicide ».

18 À plusieurs reprises, le général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, a souligné le manque de réactivité de la procédure d’achat de matériels dans les armées par rapport à l’organisation terroriste.

19 Ce fut notamment le cas en octobre 2016 lors de l’explosion d’un drone de l’ei rapporté dans un camp de la Coalition, tuant deux peshmergas et blessant deux commandos français appartenant au cpa10.

20 Unité de défense du peuple, milice kurde du nord de la Syrie.

21 F. Heisbourg, L’Épaisseur du monde, Paris, Stock, 2007.

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