N°3 | Agir et décider en situation d’exception

Rony Brauman
Penser dans l’urgence
Parcours critique d’un humanitaire
Paris, Le Seuil, 2006
Rony Brauman, Penser dans l’urgence, Le Seuil

Le titre est accrocheur – comme est accrocheuse l’image répandue de celui qui s’y raconte –, mais contient l’éventualité de laisser croire que la pensée aboutie, quoique non définitive, de Rony Brauman, a surgi dans « le feu de l’action ». Ce serait une illusion, à laquelle Rony Brauman lui-même ne laisse aucune place. Certes, il situe l’origine et l’impulsion de sa pensée sur le terrain de l’expérience, mais il ne sacrifie nullement au slogan selon lequel « celui qui fait sait mieux que quiconque », attitude suffisante que d’ailleurs il brocarde au passage, en mettant par exemple au défi quiconque de se faire le témoin d’un génocide.

Bien au contraire, et bien que ses actes de médecin sans frontières aient toujours été motivés par des objectifs humanitaires, son désir insatiable de « donner sens à l’action » le fait sans cesse revenir sur le bien-fondé des convictions qui ont pu présider à ses décisions et à ses actions. Ce qui revient à remettre en cause la capacité de « penser à chaud ».

Là encore, il procède à une distinction, qui paraît d’abord être une subtilité, mais qui est au fond la raison d’être de son parcours indissociablement intellectuel et humanitaire : celle entre « bien penser » et « penser ». S’il reste une évidence que « bien penser dans le feu de l’action » est d’une rare difficulté – que les humanitaires partagent d’ailleurs avec les responsables politiques –, rien ne contraint à s’abstenir de penser son action et de pratiquer le courage du choix conscient, qui peut toujours être un mauvais choix à assumer. S’il est difficile de « bien penser », l’urgence et tout ce qu’elle comporte de « brouillard » ne dispense pas de voir et de choisir, de rester l’auteur de ses actes. Rony Brauman prend l’exemple de la « Cimade, une association protestante qui travaillait dans les camps d’internement des réfugiés de l’Est, notamment des Juifs allemands détenus […] Pas plus que quiconque, [ceux de la Cimade] ne pouvaient savoir en 1942 où étaient envoyés tous ces gens […] Dès lors, ils ont utilisé leur position de pourvoyeurs de secours, non pas seulement pour améliorer dans l’instant l’ordinaire des gens dont ils s’occupaient, mais aussi et surtout pour faciliter au coup par coup des évasions, organiser des hébergements clandestins, procurer de faux papiers. Ils ont vu que les conditions d’internement se durcissaient, que les départs s’intensifiaient, et ils ont pris leurs responsabilités sans attendre de connaître la fin de l’histoire […] ils n’avaient pas plus d’informations que la Croix-Rouge sur le sort des déportés au bout du voyage et ils étaient placés sous le même contrôle policier. Dans des conditions identiques, agissant au nom des mêmes principes, ils ont fait des choix opposés. Ce n’est pas que les uns étaient bons et les autres mauvais, mais que les uns pensaient, tandis quel les autres y avaient renoncé ou, encore, pour le dire avec les mots d’Arendt, s’étaient « fermés au monde” ». Nous nous permettons de souligner, car il ne s’agit pas de faire de cet exemple, sorti de son contexte, un modèle. Rony Brauman ne cherche nullement à l’ériger en valeur d’impératif catégorique qui viserait à faire de toute action humanitaire un geste salvateur absolu au-delà de toute loi et de toute règle. Cet exemple, certes lourd de résonances historiques, est à l’usage de son argument principal : il n’est pas interdit de penser, de juger les faits, ce qui ne garantit nullement de bien juger. Car si la fin de l’histoire dont parle Brauman n’avait pas été les camps de la mort, les actes de la Cimade auraient certainement été condamnés comme outrepassant les limites du geste humanitaire. Ce qu’il est important de retenir, c’est que la Cimade a décidé dans l’action et ne s’est pas dispensée de penser, malgré l’ignorance du dénouement. C’est cet argument qui justifie le titre de l’ouvrage.

Peut-être aurait-il été plus explicite de donner à ce long et dense entretien le titre suivant : De l’urgence de penser l’action humanitaire – à condition que cette injonction ne soit pas comprise comme une dispense d’agir.

Car c’est là le danger maximal que Brauman pointe, revendiquant pleinement l’héritage de Hannah Arendt. Comme le résume si bien Catherine Portevin dans son introduction, « chez lui, la critique s’est articulée naturellement avec l’action, désenchantant bons sentiments et intentions pures, mais sans jamais entamer son opiniâtreté à agir. ».

Mais il serait injustement réducteur d’oublier que ce pourfendeur de bonnes intentions s’appuie sur de riches et puissantes analyses. Pour ne citer que les plus importantes :

1. Rony Brauman rappelle la double origine historique de l’aide humanitaire : « […] le modèle Croix-Rouge et le modèle service de santé colonial. Le premier se rapporte à l’humanitaire dans la guerre, le second à l’humanitaire dans la conquête. »

2. Il réactualise l’idée des limites de la neutralité bienveillante du geste humanitaire : « “Ne me dis pas qui tu es, ni quelle est ton histoire, je veux seulement savoir quelle est ta souffrance.” Le vieil adage de Pasteur reste une bonne entrée en matière, mais aussi un moyen de se protéger de ce qui peut perturber. Il est nécessaire de comprendre avec lui et il est dangereux de s’en contenter, comme je m’en suis rendu compte dans les années suivantes. »

3. Il renvoie aux événements, comme le Biafra (1968) et le Cambodge (1979-1980), où l’humanitaire n’a pas toujours eu conscience de son instrumentalisation de la part des instances politiques.

4. Il s’insurge contre une tendance humanitaire à concevoir le monde selon une partition absolue entre des victimes (le Tiers-Monde) et des bienfaiteurs. « Derrière la généralisation trompeuse contenue dans la formule de « Tiers-Monde », existent des sociétés, des rapports de force, des aspirations individuelles et collectives diverses et contradictoires, des représentations variées, bref de la pluralité. C’est cette pluralité […] qu’efface le discours victimaire et globalisant du tiers-mondisme. […] On peut être victime de quelque chose, d’un vol, d’une épidémie, d’une persécution, mais on n’est pas victime par statut, comme si cet état devenait une identité. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à prendre conscience du malaise diffus que suscitait en moi l’ambivalence fondamentale du geste humanitaire […] Recevoir quelque chose […] pour un motif humanitaire, c’est signaler sa propre destitution sociale, tandis qu’apporter cette chose à titre humanitaire, c’est au contraire se placer en position valorisante. […] Le constat est trivial, […] mais il prend une force particulière lorsqu’il se réfère à une activité instituée. Cette asymétrie fondamentale et irrévocable […] tend à généraliser cette représentation victimaire […] D’où l’importance de […] rappeler que l’action humanitaire moderne ne s’est pas définie à partir d’une géographie, […] mais d’une histoire. »

5. Il regrette la tentation actuelle à l’excès de mémoire « ou plutôt au privilège accordé à la mémoire au détriment de l’histoire », dont il pense qu’il contribue à faire de l’Histoire l’éternel retour du choc entre victimes et bourreaux.

6. Il nie la pertinence politique du concept « d’ingérence humanitaire », car « l’ingérence suppose l’interaction entre deux entités de même nature, […] mais une ong et un État sont deux chose différentes », et laisse entendre qu’il n’y a pas d’ingérence humanitaire en soi, sauf si un ou plusieurs États se servent de l’humanitaire comme couverture pour s’ingérer politiquement dans les affaires d’un autre État.

7. Enfin, il tente de définir l’humanitaire comme une « politique du moindre mal », expression qu’il a longtemps considéré comme « une grossièreté, une paraphrase du « lâche soulagement de Munich”, alors qu’[il] l’assume aujourd’hui comme la raison d’être même de l’humanitaire… » Cette politique du moindre mal est une politique bien évidemment non partisane dont la norme doit être d’« ajuster les secours en fonction des besoins et non de la sympathie », qu’elle soit politique ou d’opinion publique.

Rony Brauman incarne une humanité réelle et vivante : une humanité qui interroge son action, s’élevant contre une humanité désubstantialisée, spécialiste, entièrement exécutrice, mais aussi contre une humanité idéologisée violentant la réalité pour lui faire absolument épouser ses concepts. Rony Brauman est un personnage singulier à ce titre, incarnant peut-être une sorte d’idéal arendtien : c’est un homme qui expérimente sa pensée et réfléchit son action.

Une de ses singularités, et non la moindre, est celle de vouloir « comprendre les implications politiques et morales du geste humanitaire », en affirmant tout à la fois que l’humanitaire n’a pas vocation à se substituer à la politique ni à s’ériger en morale. Mais rappelant aux plus sourds et aux plus aveugles que l’action humanitaire est enracinée de par son histoire, entourée (du fait de bon nombre de ses situations d’intervention pendant et après les conflits), parfois même instrumentalisée par la politique, Rony Brauman juge plus naturel et plus sérieux de s’interroger sur ces points, qui se résument à « savoir ce que nous faisons ».

À la question de Catherine Portevin « Diriez-vous que ce que vous combattez le plus, dans votre critique de l’humanitaire, serait une tendance à l’apolitisme ? », R. Brauman répond : « C’est moins l’apolitisme que l’angélisme, surtout lorsqu’il est moralisateur. Se vivre comme l’expression du bien est toujours une façon de se tenir à l’écart de la critique, donc dans le déni de la politique. […] Si c’est cette position d’extériorité que vous appelez apolitisme, alors, oui, c’est bien cela que je critique. »

Renchérissant sur son image de « grincheux », que Brauman assume volontiers, cet entretien, qui vient après une déjà longue série d’articles, d’essais et de films, nous confirme dans l’idée d’une personnalité non infaillible mais ô combien humaine au sens noble, laissant loin derrière elle l’image culte du héros secouriste.

La lecture de ce livre nous secourt à deux endroits : nous ne sommes donc pas d’incurables sots à ne pas toujours bien comprendre ce qui se joue dans le côté implacable des événements, mais nous ne sommes pas condamnés à nous laisser déposséder du sens qu’il est possible de leur donner. « L’ambiguïté est une caractéristique fondamentale de l’humanitaire et une incitation renouvelée à la penser. »

Cendrine Delton

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