N°4 | Mutations et invariants – II

Brice Houdet

Le contrôle de foules

Il s’agit d’un concept d’actualité dans l’armée de terre qui a été formalisé en 2003, depuis les premiers événements du pont sur l’Ibar à Mitrovica. Et pourtant notre armée et d’autres y étaient confrontées depuis de nombreuses années.

  • De quoi s’agit-il ?

L’adjudant-chef P., vieil ami de la famille et jouissant d’une retraite méritée, m’a raconté une anecdote qui m’a frappé. Il était chef de peloton sur amm 8 en Algérie, au 6e spahis, lorsqu’un jour il reçoit l’ordre de se rendre d’urgence dans un village du secteur pour sauver des européens réfugiés dans l’église et assiégés par une foule de musulmans en colère. Arrivant sur la place de l’église avec ses blindés et des camions pour transporter les européens, il est bloqué par une foule de civils sans armes, avec femmes et enfants, qui refuse de lui ouvrir le passage. Il s’est retrouvé dans une situation impossible pour remplir sa mission, et bien démuni avec ses mitrailleuses lourdes pour s’opposer à un adversaire inhabituel. L’affaire se termina bien, à coup de rugissements de moteur, de sirènes et de mouvement déterminé à travers la foule sans faire de victimes.

J’étais moi-même sur les monts Igman en 1995, et nous envoyions tous les jours un convoi de camions chargés de réservoirs souples chercher de l’eau pour tout le bataillon. Un jour, le convoi fut « attaqué » sur les lieux de la source, dans un village proche, par une foule de civils avec femmes et enfants. Toute la scène était filmée par un civil local qui se tenait bien visible sur un toit proche… Aucune arme de guerre dans la foule et aucune attaque directe de nos soldats ne pouvaient menacer leur vie et justifier l’emploi des armes en légitime défense. Nos hommes ne purent rien faire face au nombre, et les dégâts sur le convoi furent conséquents : vitres brisées, réservoirs d’eau et pneus crevés, carrosserie caillassée. J’ai reçu le chef de convoi dès son retour, son sentiment d’humiliation et sa rage faisaient peine à voir. Pourtant, il avait remarquablement réagi en ne blessant personne dans la foule et en ramenant tous ses hommes indemnes. Je vous laisse imaginer l’effet qu’aurait produit dans les médias le film de mes hommes en train de tirer sur la foule pour protéger des réservoirs d’eau (sans parler de leur sentiment de culpabilité et des effets dévastateurs sur leur moral en tel cas).

Tout le monde a en tête les images de la colonne de chars chinois stoppée place Tien An Men par un étudiant aux mains nues.

Je pourrai énumérer ainsi à l’infini des exemples où l’armée est inopérante face à un adversaire désarmé.

Mais je vais citer quelques autres exemples, car l’affaire est parfois plus compliquée que cela. Les forces spéciales américaines ont tenté de capturer le général Aidid, en Somalie, en 1993. Cet épisode est fort bien relaté dans le film à grand spectacle La Chute du faucon noir, et je vous recommande d’ailleurs la lecture du remarquable livre de Mark Bowden, Blackhawk Down, dont il s’est inspiré. Les hommes du général Garrison se sont à maintes reprises trouvés opposés à des foules de femmes et d’enfants dans les rangs desquelles se dissimulaient des guerriers qui leurs tiraient dessus à la Kalashnikov. Certes, la légitime défense autorise la riposte, mais aucun soldat ne tirera à l’aveuglette dans une telle foule, et il est difficile de ne faire mouche que sur les tireurs incriminés. Le général français de Saqui de Sannes, confronté à semblable situation à eu l’idée de faire tirer à la mitrailleuse sur les sommets des immeubles encadrant la foule, provoquant sa dispersion par chute de gravats !

À Mitrovica, au cours d’un affrontement en 2002 sur le pont de l’Ibar, entre nos soldats et la foule, celle-ci a jeté des grenades à fragmentation dans nos rangs, blessant plusieurs hommes. Nos troupes n’étaient alors plus opposées à de simples citoyens manifestant leur opinion démocratiquement…

Nous voyons bien se dessiner une typologie d’événements de deux ordres : l’opposition à une foule en colère, orchestrée ou non mais non armée, et l’affrontement face à des guerriers armés se protégeant derrière des innocents.

  • Le contrôle de foules et l’autoprotection
    face à une foule hostile

Pour s’adapter à toutes ces situations, l’armée de terre a développé les concepts et doctrines du contrôle de foules, de l’autoprotection face à une foule hostile et de l’emploi des armes à létalité réduite. Le concept détermine le « quoi » (ce je veux faire) et la doctrine le « comment » (comment je le fais). En aval, nos états-majors déclinent des manuels d’emploi à l’usage des forces en opérations et les dotent de matériels adaptés.

Le concept du contrôle de foules vise à interdire à une foule de manifestants d’envahir une zone qui lui est interdite (typiquement, la zone albanaise au sud de l’Ibar, au Kosovo, ou le camp du 43e BIMa, à Abidjan). Il a donc été décidé de former et d’équiper quelques unités spécialisées et parfaitement identifiées pour être aptes à s’opposer à des manifestations violentes avec armes de guerre ou non dans leurs rangs, au cours des opérations extérieures. Ces unités reçoivent une formation dispensée par la gendarmerie mobile et adaptée à leur mission, avant leur départ de métropole. Bien qu’apparentée au maintien de l’ordre effectué par la gendarmerie nationale, ces savoir-faire ne sont pas strictement identiques, mais je reviendrai plus loin sur ce point. Ces compagnies spécialisées sont équipées d’effets de protection spécifiques (boucliers, visières, etc.) et dotées d’armes à létalité réduite (lanceurs de projectiles lacrymogènes et munitions en caoutchouc). Elles ont démontré leur utilité et leur savoir-faire à maintes reprises, tant au Kosovo qu’en Côte d’Ivoire. Elles ont pour principe de maintenir la violence à son plus bas niveau en ayant la capacité de graduer l’emploi de la force de la simple intimidation à l’engagement par le feu avec les armes de dotation d’une compagnie d’infanterie.

Le concept d’autoprotection face à une foule hostile ne vise pas le même but. Il s’agit de donner la capacité à toute unité de l’armée de terre déployée en opérations de se protéger face à un adversaire qui l’attaque avec des moyens non létaux. C’est l’exemple du convoi d’eau des monts Igman. N’importe quelle unité de combat, de soutien ou d’appui peut se trouver dans ce genre de situation lors de déplacements ou sur son lieu de cantonnement. Cette unité doit alors disposer de savoir-faire et d’équipements lui permettant de faire face à une foule hostile sans avoir comme seule autre solution à l’inaction que l’ouverture du feu à l’arme de guerre. Il s’agit également de pouvoir graduer l’emploi de la force, mais dans le but de se protéger pour quitter la zone ou pour attendre l’arrivée de renforts. La formation de ces unités est en phase de mise au point et sera plus sommaire que la formation au contrôle de foules ; en revanche elle sera dispensée à toute unité se déployant en opération extérieure.

  • Raison d’être du soldat

Le développement des concepts de contrôle de foules, d’autoprotection face à une foule hostile et d’emploi des armes à létalité réduite à fait l’objet de nombreux débats, à la fois au sein de l’armée de terre mais également avec la gendarmerie nationale.

En effet, la raison d’être du soldat est de défendre son pays, et par extension ses intérêts, hors du territoire national, par l’emploi de la force armée. L’armée a été conçue pour faire la guerre. Toute son organisation, son équipement, son entraînement et son état d’esprit sont tournés vers cet objectif. Tout cela est prévu par la loi. L’action face à la foule n’est d’ailleurs qu’une des facettes des difficultés que rencontrent nos soldats pour employer la force dans les crises récentes. Le cadre juridique actuel d’engagement de nos forces a dû être revu et adapté dans le nouveau statut général des militaires. Lorsque la guerre est déclarée, l’emploi de la force est légitimé – et surtout légalisé – pour accomplir la mission assignée par l’échelon supérieur. En revanche, en crise, seule la légitime défense peut justifier de l’emploi de la force, puisque le soldat est assujetti à la loi de notre pays au même titre que tout autre citoyen. Cette difficulté est en grande partie résolue par le nouveau statut qui prévoit l’emploi de la force pour l’accomplissement de la mission.

Quoi qu’il en soit, l’idée que le soldat puisse s’opposer à un adversaire par des moyens à létalité réduite va donc à priori à l’encontre de sa nature. Il faut noter au passage que le vocable « non létal » n’a pas été retenu en raison du risque – même faible – de provoquer des blessures mortelles avec de l’armement à létalité réduite (tout comme les cailloux projetés par la foule peuvent tuer accidentellement un de nos hommes).

Ce dilemme n’a pas été sans poser de difficultés, et c’est pourquoi le développement des concepts précités a fait l’objet de toutes les attentions. Il faut bien comprendre que l’on a décidé de doter le chef en opérations d’une capacité de graduer l’emploi de la force, afin d’augmenter sa liberté d’action, sans pour autant le priver de la capacité à utiliser les armes classiques. La diversité des situations évoquées plus haut montre bien que nos hommes ne peuvent pas limiter leur action à du maintien de l’ordre.

  • Différence entre maintien
    de l’ordre et contrôle de foules

Le soldat fait du contrôle de foules et le gendarme fait du maintien de l’ordre. Les exemples cités ci-dessus montrent que les situations auxquelles sont confrontés nos soldats en opérations peuvent nécessiter l’emploi de moyens et de techniques auxquels la gendarmerie mobile n’est pas préparée : tireurs d’élite en couverture, intervention de blindés, tirs de riposte, emploi d’armes lourdes, même si la violence de certaines manifestations en France est extrême. La différence entre armée de terre et gendarmerie ne se fait pas en termes de courage ou de risques individuels : aucune de nos deux armées ne peut envier la situation de l’autre.

La véritable différence ne réside pas là, car après tout, avec entraînement et équipement adaptés, une compagnie de contrôle de foules et un escadron de gendarmerie mobile pourraient sembler presque interchangeables. Il s’agit pourtant d’une différence de fond qui est lourde de sens. La mission du gendarme est de faire appliquer la loi du temps de paix, si besoin avec emploi de la force, face à un individu ou un groupe d’individus, pour maintenir l’ordre dans la cité. Le gendarme est opposé à un citoyen de son pays qui s’exprime démocratiquement, même si cette expression peut être extrêmement violente. Le soldat agit sur le territoire national ou hors du territoire national, en dernier recours, pour défendre son pays ou pour mettre en œuvre la politique du président de la République et du gouvernement. L’emploi de la force est la raison d’être du soldat, comme je l’ai dit plus haut.

Toutes les dispositions sont donc prises pour que nos cadres et nos soldats ne perdent jamais de vue qu’ils doivent être prêts à s’engager dans un combat de haute intensité, au péril de leur vie et de celle de leur ennemi. L’armée de terre s’y prépare inlassablement, et l’action face à une foule n’est qu’un savoir-faire particulier qui ne remet pas en cause sa raison d’être.

Note introductive | L. Sourbier-Pinter
B. Durieux | Le soldat et le policier...