N°6 | Le moral et la dynamique de l’action – I

Xavier Pineau

Sarajevo 1995

De l’importance des forces morales dans l’action militaire

En mai 1995, au cours de la crise des otages en Bosnie-Herzégovine, les serbes encerclent ou saisissent plusieurs postes tenus par les casques bleus de la force de protection des Nations Unies.

Le dispositif tactique mis en place privilégie une grande dispersion des moyens placés « en interposition » entre les forces bosno-serbes et bosno-musulmanes. Au-delà de toutes considérations tactiques sur la pertinence du dispositif choisi, il faut admettre que celui-ci a créé des conditions d’expériences extraordinaires en isolant de petites unités – ou communautés – qui vont vivre des aventures aux issues plus ou moins heureuses. Indépendamment de celles-ci, l’application au domaine tactique des règles d’unité de lieu, de temps et d’action du théâtre classique offre la possibilité de mesurer la part des forces morales dans l’action militaire. Il s’agit bien, ici, de la capacité individuelle ou collective de prendre l’ascendant sur les événements ou sur l’adversaire pour imposer sa volonté et remplir la mission confiée.

C’est une de ces expériences que je relate, alors que j’étais lieutenant chef de peloton, à la tête du poste de Krupac, modeste fortin de sacs de terre d’à peine 600 mètres carrés, imbriqué en zone bosno-serbe dans un isolement total, sur l’un des accès au mont Igman. Avec mes onze camarades, deux maréchaux des logis et neuf soldats, nous avons été assiégés pendant dix-sept jours résistant aux pressions des Serbes et à nos propres moments de découragement. Toutes les conclusions tirées de ce « laboratoire des comportements humains » ne sont pas facilement transposables. En effet, elles sont assez logiquement marquées par un fort sentiment obsidional, d’une part, et par l’absence d’action offensive, d’autre part.

Si l’on ne prend en compte que les aspects objectifs de la confrontation qui s’est tenue à cet endroit et à ce moment précis – rapport des forces en présence, terrain, surprise, initiative, liberté d’action, possibilité de soutien et d’appui – jamais le poste de Krupac n’aurait dû tenir plus de quelques minutes. Il a suffi d’un instant pour qu’une alchimie subtile, faite de conscience, de confiance et de volonté, fasse basculer le déroulement des événements dans un sens favorable à terme.

C’est en partant du chef militaire, puis en élargissant sa sphère de perception et d’action à ses hommes et à ses chefs, puis à l’adversaire, que l’importance des forces morales sera mise en exergue. Comme il s’agit d’un témoignage, l’exercice reste difficile, puisqu’il revient à parler de soi au mépris de toute pudeur.

La liberté de dire « non »

Il faut être bien présomptueux pour parler de sa propre force morale, tant il vrai que nul autre que soi-même n’en mesure mieux les limites ou les failles. En effet, considérer la force sans s’attacher également à son contraire, la faiblesse, ne rime pas à grand-chose. Ainsi, c’est de cette dernière que démarre mon témoignage.

Le 26 mai 1995, les Serbes réclament la reddition du poste de Krupac, après en avoir miné tous les accès routiers et l’avoir encerclé avec une cinquantaine d’hommes. Le journal de marche que j’ai alors tenu au jour le jour relate ainsi l’ultimatum et notre réaction :

« Les personnels ont dix minutes pour déposer les armes, préparer un sac et se rassembler, prêts à être emmenés comme prisonniers. Doivent rester sur place deux hommes chargés de garder notre armement en liaison avec la police civile serbe.

Je refuse, […] fais regrouper les personnels à l’intérieur du chalet zone vie, pour éviter qu’un personnel isolé puisse être pris en otage […], et rends compte en cherchant à faire patienter les Serbes. Je confie la réorganisation de la défense du poste à mes sous-officiers [qui prennent] bien en compte ce problème.

[Une demi-heure après], le chef de section serbe et le chef de la police civile […] franchissent franchement le réseau de barbelés du poste et arrivent jusqu’à l’entrée du chalet. […] Ils cherchent à m’emmener de force en me prenant par le bras. Je me dégage par la force, arme ostensiblement mon fusil et les menace. Ils reculent1. »

Pourquoi, à l’annonce de l’ultimatum ai-je ainsi, dans un grand choc physique, répondu « non » ? Faut-il croire que j’avais fait mien l’engagement des Nations unies au service de la paix que proclamaient les autocollants appliqués sur nos blindés ? Faut-il chercher ce refus dans le culte de la mission, dont l’échec patent nous apparaissait tous les jours un peu plus ? Au cours de ce second séjour en Bosnie-Herzégovine, n’ai-je pas saisi l’occasion, à mon modeste niveau, de donner un coup d’arrêt à plusieurs années de renoncement onusien ? Ou plus simplement n’ai-je pas agi comme un jeune officier, comme un jeune homme, qui avait soif d’être reconnu par ses pairs ? C’est probablement l’orgueil, péché capital, qui me poussa ainsi dans la voie de la résistance aux injonctions des Serbes. À cet instant, poussé – porté ? – par mon état d’officier, il m’était tout bonnement impossible d’envisager d’accepter d’emblée de céder. Je me suis senti redevable de la confiance que l’institution avait placée en moi. La pensée de Guillaumet citée par Saint-Exupéry dans Terre des hommes m’est revenue : « Ma femme si elle croit que je vis, croit que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi. Et je suis un salaud si je ne marche pas2. »

En définitive, la décision m’a-t-elle véritablement appartenu ? D’un point de vue personnel, elle est plus vraisemblablement le fruit de l’éducation que j’ai reçue de mes parents, faite de responsabilité, de confiance et d’une grande autonomie pour formuler et assumer mes choix. D’un point de vue fonctionnel, plus jeune officier de la chaîne de commandement, seul confronté à la réalité des faits et conscient d’être le dernier à avoir été spécifiquement formé à la prise de décision, je ne pouvais me dérober. Au moment du choix, cette pointe d’orgueil s’est probablement appuyée également sur une bonne dose d’inconscience.

Ce refus initial instinctif a conditionné tout mon comportement ; à l’issue, j’en étais pour ainsi dire captif. Pourtant, cette posture n’aurait probablement pas résisté à une analyse objective de la réalité tactique si elle n’avait pas été soutenue par la force de l’ordre limpide que j’ai reçu, et si elle n’avait pu s’adosser sur une résolution ferme que j’ai cherché à entretenir dans la durée par l’examen régulier de son bien-fondé.

Quand je rends compte au pc de mon escadron de l’encerclement du poste de Krupac et de l’ultimatum des Serbes, l’officier adjoint de l’unité me dit simplement « tenir ». Bien décidé à utiliser la force si nécessaire, je lui demande de confirmer cet ordre en précisant : « tenir, comme dans le manuel ? » Ce qu’il fait. À partir de ce moment-là, mes derniers doutes se sont estompés. J’ai non seulement été conforté dans mon état par mon chef direct, mais il a balayé les dernières zones d’incertitudes qui pouvaient subsister dans la perception que j’avais de ma mission. Si l’action militaire est faite de contingences, la réduction de la part de l’incertain est un élément déterminant de la force morale d’un chef et de sa troupe.

Je dois aussi rendre hommage à la fidélité témoignée par le général commandant le secteur de Sarajevo qui, tous les deux ou trois jours, appelait personnellement à la radio pour diffuser quelques informations ouvertes et transmettre des messages forts et simples de confiance et d’encouragement. Je rediffusais ces messages à l’ensemble de mes subordonnés.

Parfaitement conscient de l’instabilité de la situation tactique, des lenteurs structurelles de la chaîne de commandement et de l’aspect éminemment symbolique de l’action que les Serbes menaient contre la forpronu, j’ai écouté, dès le début de l’action et en contradiction avec toutes les règles régissant l’emploi des transmissions, les échanges entre le pc de mon bataillon et celui de mon escadron. En d’autres termes, j’ai capté les ordres que mon chef direct recevait de son supérieur, mais aussi les comptes rendus issus de nombreux autres postes dispersés dans la zone du bataillon. En faisant cela, j’ai pu devancer des ordres qui me sont parvenus le plus souvent trop tard et percevoir les changements d’ambiance dans le secteur de Sarajevo. Ainsi, grâce à cette désobéissance minime, j’ai compris l’évolution de la situation générale, ce qui m’a conforté dans mes choix.

Persuadé, à tort ou à raison, que l’intention du commandement pouvait se définir en termes de pertes humaines, je me suis fixé une ligne de conduite et j’en ai très clairement informé mes subordonnés. Confiant dans les résistances passives de ma position et, fermement résolu à tenir mon poste par la force si nécessaire tout en évitant de faire couler le premier sang, j’ai décidé de résister « sans esprit de recul », tant qu’il s’agissait de tirs d’armes légères dirigés sur les éléments de protection du personnel ou de tirs d’armes anti chars sur les véhicules excentrés et laissés vides. En revanche, j’aurais demandé l’autorisation de me rendre en cas de tirs directs d’armes lourdes sur ma position. Avoir formulé ainsi une résolution ferme et mesurée m’a soutenu quand je doutais de moi ou quand le sentiment d’abandon se faisait trop fort. C’est à ces moments-là que la rédaction quotidienne du journal de marche et des opérations de mon peloton m’a offert l’occasion non seulement d’évacuer la tension créée par cette situation, mais aussi, de réviser régulièrement mon analyse de la situation et de porter un regard critique sur les décisions que je prenais ou sur les ordres que je donnais.

La relation « chef – subordonné » est bien sûr symétrique. Le subordonné, par son calme et la qualité des éléments de décision qu’il transmet à son supérieur, apporte des certitudes à ce dernier et ainsi le conforte.

C’est ce que j’ai cherché à offrir à mon capitaine, mais surtout, c’est ce que j’ai reçu des sous-officiers placés sous mes ordres. À aucun moment, je n’ai douté de la qualité des tirs d’appui que l’adjudant, sous-officier adjoint et « ange gardien » du peloton depuis une position située en retrait, fournirait à notre profit le cas échéant. Directement à mes cotés et associés à toutes les décisions, les deux maréchaux des logis ont pleinement participé à la réussite de la mission. Leurs qualités complémentaires d’allant, pour l’un, de mesure et d’expérience, pour l’autre, se sont complétées parfaitement. Auprès de mes sous-officiers, j’ai eu la chance de trouver une force complémentaire et un soutien qui n’a pas fléchi. Celui-ci s’est appuyé sur l’esprit de discipline et le grand professionnalisme des engagés volontaires du peloton.

Ainsi, au-delà des personnalités des chefs, de leurs compétences et de leurs lacunes, la chaîne de commandement, par sa cohérence, génère une force qui influe directement sur le cours des événements.

L’édification de la dynamique du succès

La force morale d’une troupe est plus difficile à cerner que celle de son chef car elle résulte non seulement de l’action de ce dernier, mais aussi du cycle « action – réaction » de chacun avec tous au sein de la cellule de base. Cette dernière est entendue comme la cellule d’emploi et de vie courante.

Sans avoir été capable de le formuler ainsi au moment des faits, il m’apparaît avec le recul que, comme en équitation, j’ai cherché la solution pendant le siège de Krupac dans « le mouvement en avant ». Je me suis donc efforcé de créer une dynamique, d’en entretenir l’élan et, au cas par cas, de rectifier les trajectoires individuelles.

Dès le début de cette mission, j’avais cherché à créer des rites pour encadrer la vie de notre communauté et permettre ainsi aux soldats de vivre ensemble et non seuls les uns à côté des autres. J’ai insisté en particulier sur le repas pris en commun sans télévision ce qui n’allait pas de soi. Bien conseillé par mes sous-officiers, j’avais choisi comme critère principal d’organisation du travail le cycle de sommeil de chaque soldat marqué par des gardes et des nuits complètes de récupération. À l’issue des diverses remontées de tension et d’alerte qu’a connu le siège de notre position, c’est ce cycle que mes sous-officiers rétablissaient au mieux. Ces mesures simples et extrêmement concrètes ont, à n’en pas douter, créé le socle fait de justice et d’équité sur lequel s’est constituée la force morale de la troupe.

Assez naturellement, le sens du partage s’est imposé à tous. Nous avons mis en commun les provisions individuelles, les tâches ingrates, les dangers et en plus pour ma part, l’information. Dans les premières minutes du siège, j’ai informé mes subordonnés que je refusais de céder au chantage des Serbes. De même, le rassemblement quotidien permettait de faire un point de situation, de rappeler les conduites à tenir et de faire écouter à tout le monde les messages de soutien reçus par radio. À la fin de la première journée, j’ai ressenti le besoin de faire raconter à chacun ce qu’il avait vécu, vu ou compris. En effet, il y avait eu de nombreuses expériences individuelles fortes mais parcellaires et, même pour moi, il était difficile d’appréhender la situation dans son ensemble. J’ai reformulé, à l’issue, « la » vérité commune.

La personne du chef se partage aussi et c’est là que la valeur de l’exemple prend tout son sens. Quand les Serbes ont cherché à me capturer et, qu’en me dégageant, j’ai armé mon fusil, j’ai entendu tous mes hommes faire de même, spontanément, derrière moi. J’ai eu, alors, la certitude, qu’ensemble, nous arriverions à tenir ce poste. Pendant la première journée, au cours de laquelle nous étions mis en joue en permanence par les assiégeants, je me suis efforcé de parler à chacun de mes onze subordonnés au moins une fois par heure. Enfin, afficher un visage le plus détendu possible et parler de façon extrêmement posée à la radio m’a semblé de nature à susciter la confiance de tous et à leur faire comprendre que j’étais serein.

Cependant, une troupe reste une somme d’individualités, aussi des mesures strictement collectives sont-elles rarement suffisantes. Ceci est d’autant plus vrai qu’au-delà de la confrontation initiale, cette affaire s’est apparentée à une course de fond. C’est dans la durée, que les évolutions du moral de mes soldats se sont avérées les plus difficiles à maîtriser. Notamment parce que la difficulté n’est jamais survenue là où je l’attendais.

Ainsi, le neuvième jour du siège, alors que les premiers otages pris sur d’autres postes commencent à être libérés, ce qui me paraît encourageant, je note dans mon journal de marche :

« 20h30, premier problème de moral et de discipline : refus d’obéissance d’un personnel pour effectuer une tâche bénigne. J’espère que le problème est résolu. En fait, la libération des otages de lukavitsa n’a pas eu l’effet escompté sur mes personnels. En effet, les plus faibles d’entre eux ont une baisse de moral, car ils voient surtout que d’autres sont déjà sortis d’affaire et pas eux.

Cette affaire est vraiment révélatrice de la force morale de certains3 »

Pour traiter ce cas, j’ai tenu un discours en deux volets comprenant une mise en garde et une mise en confiance. J’ai cherché à impliquer le soldat concerné dans la réussite de la mission commune. Isolé, c’est localement qu’il m’a fallu ramener au groupe celui qui s’en était exclu.

Dans un autre domaine, le quatorzième jour, j’ai été surpris par la réaction des fumeurs privés de tabac.

« L’évolution du moral reste mon souci principal […]. En effet, j’estime à 33 % les personnels diminués psychologiquement […]. Deux ont même eu un comportement pitoyable pour compenser la pénurie de tabac, en récupérant de vieux mégots dans le caniveau. Je leur ai demandé de cesser, mais c’est à mon avis un comportement scandaleux4. »

Naïvement, j’ai porté un regard moral sur cette faiblesse humaine. Non-fumeur, j’ai eu du mal à comprendre les difficultés de ces garçons privés de leurs habitudes, souffrant d’un malaise réel alors même que le stress augmentait leur dépendance. Le traitement de cette difficulté fut pourtant pragmatique, puisque j’ai distribué, au compte-gouttes en fonction des besoins de chacun, les cigarettes que je conservais pour faire des cadeaux à mes contacts locaux.

Enfin, à la fin du siège, nous avons souffert d’un sentiment d’abandon. La situation évoluant et quoique nous soyons toujours assiégés, le bataillon a semblé recentrer son effort dans un autre secteur. Nous avons perçu cette bascule, réelle ou supposée. J’ai dû fournir alors un effort important pour lutter contre une paranoïa naissante sans doute propre aux petits postes isolés. En définitive, la seule manifestation de ce sentiment sera positive, puisqu’à la levée du siège nous nous hâterons de prendre une photo de groupe avant que « les autres » n’arrivent sur notre position.

Le peloton, constitué pour cette mission, avait six mois. De cette épreuve commune va naître une véritable fraternité. C’est pourquoi, après dix-sept jours de siège, aucun personnel n’accepta la proposition de relève faite par le chef de corps.

La force morale d’une troupe évolue donc au gré des circonstances. Rien n’est jamais définitivement acquis, mais l’action du commandement participe pleinement à la constitution et à l’entretien de cette qualité fondamentale. Les mesures les plus simples, fondées sur le bon sens et l’équité, semblent les plus efficaces.

Une confrontation assumée

Affirmer qu’un soldat est fait pour se battre, quelle que soit la forme du combat, est un truisme. Mais l’expérience a malheureusement montré que la perception de cette vérité fondamentale avait été brouillée pour ceux d’entre nous qui n’avaient pas d’autres références que les reculades onusiennes subies depuis le début de l’engagement en ex-Yougoslavie. Pour ma part, habitué aux provocations des belligérants, je me suis engagé d’emblée dans cette confrontation en parant les coups des Serbes et usant des mêmes armes qu’eux. En effet, mis à part la première journée et quelques alertes brusques, l’essentiel du siège aura été une insidieuse guerre des nerfs. C’est pourquoi, condamné à l’immobilité, j’ai cherché dans la conquête de l’initiative à recouvrer la liberté d’action que j’avais perdue. Ainsi, en permanence ai-je entretenu l’esprit de combativité de mes hommes et ai-je fait en sorte que l’incertitude puis le doute changent de camp.

Le quotidien du poste de Krupac n’était pas vraiment rose : vie en huis clos, chaleur excessive, rationnement des vivres, pénurie de tabac, pressions des Serbes ou sentiment d’abandon. Aussi, il m’est apparu fondamental de redonner des perspectives à mes soldats au-delà de cet horizon bien terne. À cette époque les militaires engagés devaient passer une épreuve de français pour franchir un cap de leur carrière. À ceux d’entre eux qui étaient concernés par cette échéance, j’ai proposé de suivre, sur la base du volontariat, des cours de grammaire et d’orthographe. Ils ont accepté. Le lendemain, j’ai eu la surprise de découvrir tout le personnel non retenu par le service se presser autour de la table pour travailler aussi. Ils avaient saisi l’occasion de se projeter dans l’avenir.

Le siège s’installant dans la durée et, persuadé que l’inaction est la mère de tous les vices, j’ai relancé l’aménagement des défenses passives de ma position. C’était aussi un véritable impératif tactique puisque ce poste, initialement jugé peu exposé aux menaces des belligérants, n’avait pas bénéficié de la quantité de travail disponible. J’ai choisi d’agir de nuit, pour ne pas provoquer les Serbes et ne pas les conduire à durcir leur position contre nous. Surpris, ils découvraient au petit matin que tel poste de combat avait changé de place ou qu’une mine éclairante, qu’ils prenaient, sans que nous ne les détrompions, pour une mine anti personnel, avait été posée dans la nuit ! Ces travaux nocturnes dont je limitais l’ampleur pour ne pas épuiser ma troupe ont créé et entretenu un état d’esprit combatif tout au long du siège. Il m’a semblé alors que le mythe du prisonnier qui résiste à l’incarcération en creusant un tunnel à la petite cuillère était bien réel. La volonté de combattre s’appuie sur ces petites actions, peut-être inopérantes, mais qui redonnent au soldat conscience de son état. J’ai ainsi acquis la certitude que toute victoire sur soi-même est aussi une victoire sur l’adversaire.

Dans cette guerre des nerfs, notre capacité de dérision et d’autodérision a représenté indéniablement une force considérable. Le comique troupier est un levier classique de la cohésion et donc de la force morale. En l’occurrence, par ce biais, la pression que chacun d’entre nous subissait était répartie sur les épaules de tous et, à l’inverse, nous avons cherché à faire peser une forte pression psychologique sur nos assiégeants pris individuellement. Par exemple, chaque fois qu’un personnel isolé s’approchait de notre emprise pour nous observer, nous faisions en sorte qu’il soit mal à l’aise soit en inversant brutalement le rapport de force ponctuel face à lui, soit en faisant ostensiblement des plaisanteries à son sujet.

Nous avons également fait en sorte de provoquer chez les assiégeants des alertes inutiles et à contre temps par des actions de déception, comme démarrer les véhicules à des horaires aléatoires par exemple. La combinaison de l’ensemble de ces actions fit que l’incertitude changea de camp.

À l’annonce de l’ultimatum, les Serbes furent visiblement surpris par la violence de ma réaction. J’ai mis en œuvre une forme de dissuasion « du fou au fort » qui a entretenu le doute chez les Serbes. La définition de cette posture est apocryphe et volontairement caricaturale. Cependant, dès les premières minutes je leur ai clairement annoncé que, si effectivement il était probable qu’ils pourraient s’emparer de mon poste, j’étais déterminé à combattre pour le tenir, à supporter des pertes et à en infliger de sévères chez eux, utilisant parfois contre eux des provocations du même type que celles qu’ils formulaient à notre égard. Par exemple, en agitant la menace de frappes aériennes que l’on m’avait promises et dont j’ai su plus tard qu’elles étaient improbables. Qu’importe, le tout était sans doute d’être convaincu pour être convaincant…

Pour prendre l’ascendant sur eux, j’ai également choisi de marginaliser le chef des troupes qui nous assiégeait – un commandant que je n’avais jamais rencontré auparavant et qui se montrait particulièrement arrogant : cherchant à me contraindre à négocier en serbo-croate. À chaque contact que j’ai eu avec les autorités serbes, j’ai ignoré superbement cet officier pour ne traiter, qu’en anglais, avec l’officier de liaison du bataillon. En outre, j’ai imposé un débit d’échanges interdisant toute traduction si bien que certaines décisions des Serbes ont finalement été prises par l’officier de liaison lui-même. Pour l’anecdote, à l’issue du siège, ce dernier a admis avoir été réprimandé pour s’être ainsi fait manœuvrer. Je l’ai fait sans remords, même si j’avais remarqué que, symboliquement, il s’était présenté ce jour-là sans arme comme pour montrer qu’il prenait ses distances avec l’action en cours.

Le choix et le maintien d’une posture ferme et combative tout au long du siège de Krupac ont été déterminants, même s’il est également possible que la saisie de mon poste ne présentât plus d’intérêt pour les Serbes qui avaient capturé, vraisemblablement, assez d’otages sur d’autres positions. Si l’on considère à nouveau les six facteurs objectifs qui nous faisaient théoriquement défaut au déclenchement de l’action, l’on constate que trois d’entre eux – la surprise, l’initiative et la liberté d’action – ont été reconquis à mon niveau dès lors que j’ai assumé pleinement la confrontation avec les Serbes, les possibilités de soutien et d’appui ayant été restaurées par l’action du bataillon. La situation a été rétablie puis figée. Dans ces conditions, le dénouement de la crise ne pouvait plus intervenir au plus bas niveau tactique mais à un niveau supérieur.

Conclusion

L’action militaire se caractérise par l’opposition de volontés antagonistes. Cela présuppose bien évidemment que la volonté du chef – son intention – soit traduite dans des ordres clairs, que chaque chef ait conscience de son état et soit sûr de sa légitimité, qu’il entretienne cette relation particulière de confiance qui l’unit à ses hommes et, qu’enfin, il ne refuse pas l’adversité.

Quoi de neuf depuis la guerre du Péloponnèse et la considération de Thucydide sur la force morale des cités ? Probablement peu de chose si l’on admet que le combat fait partie de la condition humaine et que l’obéissance est l’école du commandement. Mais, là où réside peut-être la nouveauté, c’est que nos soldats et les jeunes chefs militaires ont été élevés dans une démocratie en paix, dans des familles où l’on meurt moins souvent au milieu des siens et dans une société dont les valeurs font les frais du relativisme ambiant. Sans chercher à alimenter une querelle des anciens et des modernes, peut-être devons-nous simplement reconnaître que les qualités des générations diffèrent mais que l’essence du combat demeure. Cela justifie d’adapter la formation des chefs et de la troupe, d’autant plus que nos adversaires asymétriques potentiels sont, eux, dans une logique d’affrontement brutal.

Synthèse Xavier pineau

Le 26 mai 1995, comme tous les postes imbriqués dans le territoire bosno-serbe, le poste de Krupac, situé à proximité de Sarajevo eut à faire face à l’offensive des forces serbes qui voulaient s’en emparer afin de saisir des otages. À la suite du refus de l’ultimatum initial par le lieutenant chef de poste, les douze hommes de ce poste durent affronter, dans un isolement total, un siège de dix-sept jours. L’évocation qui en est faite s’inscrit ainsi dans des conditions exceptionnelles d’observation des comportements individuels et des dynamiques de groupe.

Traduit en allemand et en anglais.

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