N°11 | Cultures militaires, culture du militaire

Peter Erlhofer

La tradition, élément de culture de la Bundeswehr

Les armées occidentales font aujourd’hui face à d’immenses défis. La philosophie de commandement, la formation, mais aussi la conception que les forces ont d’elles-mêmes sont régies par une perpétuelle mutation. L’émergence de nouvelles idées et connaissances impose à chacun de se défaire de convictions qui lui sont chères. Plus rien ne paraît acquis.

Devant l’affaiblissement des classes d’âge, le nombre de nouvelles recrues diminue. Les innovations technologiques imposent aux hommes des exigences de plus en plus contraignantes. Plus personne ne peut réussir sans consentir à l’apprentissage pendant toute sa vie. De nouvelles formes d’organisation apparaissent. Tout chef doit désormais savoir prendre des décisions de portée internationale sous les regards des médias. La menace asymétrique réclame des réponses nouvelles, une adaptation permanente et une démarche prospective. Le militaire, en particulier l’officier, doit être à la fois sauveteur, protecteur, diplomate et combattant. Il ne lui suffit plus d’avoir les compétences militaires de base. La capacité d’action dans le domaine social et interculturel est devenue une qualité indispensable. La constance de caractère et les facultés fondamentales telles que l’empathie, l’aptitude à communiquer et la compétence interculturelle supposent une base morale et éthique solide. Au regard de l’évolution constante du profil des exigences, la question qui se pose est de savoir s’il existe encore quelque chose de définitif. À quoi sert la tradition dans ce monde en mutation et quelles en sont les limites ?

  • La tradition au sein de la Bundeswehr

Ce que la Bundeswehr entend officiellement par « tradition », en ce xxie siècle, est défini dans un décret actuellement en vigueur : « La tradition, c’est la transmission de valeurs et de normes. Elle s’inscrit dans un processus d’examen du passé à l’aune d’un système de valeurs. La tradition relie les générations entre elles, garantit l’identité et jette un pont entre le passé et l’avenir1. » Ce n’est donc pas quelque chose de statique, mais le résultat d’un processus. Et ce ne sont pas la pensée et les actes des hommes qui déterminent la culture traditionnelle, mais les idéaux de notre temps.

Les enseignements de la recherche historique et les transformations de la conscience sociétale impliquent une réévaluation et un réexamen permanents des aspects inhérents aux traditions. « Dans la société pluraliste, les événements et les personnages historiques ne sont pas perçus de la même manière par tous les citoyens, les enseignements et les expériences tirés de l’histoire ne jouissent pas du même degré d’intangibilité aux yeux de tous2. » La tradition est et demeure une décision personnelle, un choix parmi l’éventail proposé des valeurs considérées comme étant dignes d’être cultivées.

Si, jadis, ces valeurs avaient un caractère officiel et obligatoire, elles se limitent aujourd’hui à des lignes de conduite. Sans prescrire de véritables règles de tradition, elles définissent plutôt ce que j’appellerais un « terrain de sport ». L’unité, de même que l’individu dans son double rôle de citoyen et de soldat, peut évoluer sur ce terrain. « L’appréhension de la tradition n’est pas quelque chose que l’on peut décréter. Elle se forme sur la base de convictions philosophiques et de choix de valeurs personnelles. C’est le cas également pour la Bundeswehr, avec son modèle de référence du soldat avisé, le citoyen en uniforme. La liberté de décision en matière de tradition s’applique dans le cadre de la loi fondamentale et de la loi sur le statut du militaire3. »

Les traditions constituent des fondements essentiels de la culture humaine. Leurs marques se présentent sous la forme de cérémoniels et de symboles spécifiques. Ces derniers sont souvent confondus avec les traditions proprement dites. Les symboles, les héros, les rituels et cérémoniels sont des pratiques nécessaires à une culture et, par là même, à une culture militaire. Elles renferment l’essence des valeurs et des normes à transmettre. Or, le plus souvent, seules ces pratiques sont perceptibles de l’extérieur. Les coutumes militaires, bien souvent assorties de singularités folkloriques, de convenances et d’habitudes, de symboles, de rituels, de cérémoniels et de formalités, ne font qu’illustrer des traditions et ne sauraient s’y substituer. Le plus souvent anciennes, leur sens originel est la plupart du temps tombé dans l’oubli. Néanmoins, le style et les formes, les us et coutumes contribuent à ce que nous nous comportions convenablement dans nos relations avec autrui.

Au sein de la Bundeswehr, les traditions ne servent pas à légitimer l’armée allemande en tant que telle, ou même en tant qu’entité particulière, ni à nourrir une pensée purement stratégique et tactique sur la base du souvenir de succès militaires anciens. À l’époque de sa création, en République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1955, le terme de tradition militaire, avait une connotation négative. Eu égard aux vertus prussiennes perverties et au passé national-socialiste, on comptait sur l’œuvre du temps : « N’y touchons pas ! Laissons se cristalliser nos propres traditions4. » Pour la Bundeswehr, cela implique de sélectionner sciemment les éléments de l’histoire qui sont dignes d’être transmis. La compréhension et la préservation de la tradition au sein de l’armée allemande ont pour critères essentiels la loi fondamentale et la mission qui lui est confiée. Cette préservation n’est pas quelque chose de statique. Elle implique de posséder l’ouverture d’esprit et le courage nécessaires à l’adoption de nouvelles traditions.

Cette recherche de la « juste tradition » accompagne la Bundeswehr depuis sa naissance. Ces dernières années, trois lignes essentielles se sont formées, lesquelles constituent les trois piliers de la tradition : le pilier noir et blanc des réformes prussiennes (1807-1813/1819), le pilier feldgrau ou vert-de-gris de la résistance de certains militaires contre le national-socialisme (1933-1945) et le pilier noir-rouge-or des traditions propres à la Bundeswehr (depuis 1955)

  • Premier pilier : la réforme prussienne

Si, au sein de l’armée de terre française, la victoire de Napoléon lors de la « bataille des trois empereurs » près d’Austerlitz (1805) est perçue comme un événement promoteur de tradition, la Bundeswehr devrait « fêter » la défaite de la Prusse contre l’Empereur lors de la bataille d’Iéna et d’Auerstedt en 1806. Celle-ci est en effet à l’origine des modernisations inspirées des idées des Lumières, en particulier la réforme de l’armée de terre prussienne entre 1807 et 1813. Les effets de cette réforme se font sentir aujourd’hui encore dans le système d’éducation, les principes juridiques et la conception de l’État allemand et par là même dans la Bundeswehr.

Cette refonte de l’armée de terre prussienne allait de pair avec la réforme de l’éducation d’Humboldt ainsi que la tentative de restructuration de l’État et de l’administration. L’idée des réformateurs, sous l’impulsion de Scharnhorst, selon laquelle tout citoyen d’un État doit être en même temps son défenseur, insiste sur la légitimité de la conscription du citoyen. L’éducation et la formation exigées du corps des officiers moderne, de même que l’obéissance réfléchie aux ordres, sont profondément ancrées dans la conception allemande d’un État de droit et constituent le fondement de la préservation de la tradition dans la Bundeswehr.

« La nomination et l’emploi du militaire doivent intervenir sur la base de son aptitude, de sa qualification et de sa performance, quels que soient son sexe, son ascendance, sa race, sa confession, ses convictions religieuses et politiques, la région d’où il vient ou son origine. » Ces dispositions de la loi sur le statut du militaire entrée en vigueur le 1er avril 1956 plongent leurs racines dans le règlement du 6 août 1808 relatif à l’abolition du privilège de la noblesse : « À partir de maintenant, le droit à un poste d’officier ne sera accordé, en temps de paix, que sur la base des connaissances et de la formation ; en temps de guerre, sur la base d’une bravoure irréprochable et de la maîtrise de l’art. Par conséquent, tous les individus de la nation qui possèdent ces qualités peuvent prétendre à un poste suprême au sein de l’armée allemande. Tout privilège de statut accordé jusqu’à ce jour n’a plus cours dans l’armée et chacun a les mêmes obligations et les mêmes droits. » Ce pilier de la tradition est également incarné par une série de personnalités parmi lesquelles Gneisenau, Clausewitz et Hardenberg.

De cette époque, la Bundeswehr n’a pas seulement repris les valeurs libérales et les personnalités, mais également les symboles : sa marque de souveraineté, la croix de fer noire, a été instituée sur ordre du cabinet de Frédéric Guillaume III comme décoration décernée aux soldats pour la qualité exceptionnelle du service rendu quel que soit leur rang social. Depuis 1956, cette distinction constitue un signe de reconnaissance nationale et un symbole de bravoure, d’amour de la liberté et d’esprit chevaleresque. L’instauration de la Große Zapfenstreich (« retraite aux flambeaux »), une grande cérémonie célébrée par la Bundeswehr, remonte également à cette époque.

  • Deuxième pilier :
    la résistance militaire sous le IIIe Reich

Ce deuxième pilier est fondé sur des considérations éthiques. L’armée allemande d’aujourd’hui s’inscrit dans la tradition de ces hommes et de ces femmes qui ont résisté à Adolf Hitler et à son régime inique, le national-socialisme, qui, poussés par l’intime conviction et la conscience de l’injustice des actes alors commis, ont tenté de mettre un terme aux crimes et à une guerre absurde. L’attentat du 20 juillet 1944 a montré que l’obéissance authentique comporte le devoir de résistance contre l’injustice. De nombreux officiers, et avec eux la majorité des combattants de la Wehrmacht, se sentaient liés par le serment qu’ils avaient prêté au Führer, commandant suprême des armées du Reich. Une grande partie de l’élite militaire allemande de l’époque s’était ainsi engagée sur cette « voie de l’obéissance ».

Lors de la création de la Bundeswehr, les devoirs accomplis par les soldats de la Wehrmacht durant la guerre et leur fidélité absolue à un parjure furent placés sur un pied d’égalité avec la décision de conscience des résistants. L’argument invoqué fut que la plupart des soldats n’avaient disposé ni d’informations ni de possibilités leur permettant de revenir sur leur engagement. Le destin ne leur avait donc pas donné d’autre choix que celui de persévérer avec obéissance au poste qui leur avait été confié. Cette problématique soulevait la question de savoir comment qualifier d’exemplaires des services militaires rendus pour le compte et à l’intérieur d’un État totalitaire. Les valeurs militaires furent proclamées comme étant intemporelles et éternelles, la bravoure militaire considérée comme une « valeur en soi », indépendamment de l’ordre politique, de la mission et de la nature de la guerre. Ce compromis était à l’époque une nécessité, dans la mesure où un grand nombre d’anciens membres de la Wehrmacht occupaient encore des postes de rang élevé au sein de la Bundeswehr, de l’État et dans la société.

Ce n’est que progressivement que s’imposa l’idée que les devoirs du soldat tels que la bravoure et l’obéissance ne constituaient pas des valeurs en soi, mais que leur caractère honorable passait nécessairement par le respect de la loi. Fut alors adoptée l’idée que tout soldat qui, de bonne foi, s’était limité à combattre courageusement durant la guerre méritait le respect. Il ne saurait pourtant servir de modèle à une armée opérationnelle au service d’une démocratie.

Une première exposition intitulée « Guerre d’anéantissement. Crimes commis par la Wehrmacht 1941-1944 » s’est tenue à Hambourg en mars 1995, l’année du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre, et a été présentée dans trente-quatre villes de l’Allemagne et de l’Autriche jusqu’en 1999. Dès le début, elle a suscité des débats vigoureux. Alors que ses détracteurs voyaient en elle une calomnie globale de tous les membres de la Wehrmacht ainsi que des militaires allemands, ses partisans saluaient l’initiative, considérant qu’elle répondait à la nécessité de faire la lumière sur un sinistre chapitre de l’histoire allemande. C’est en raison des critiques formulées à son encontre par certains historiens et de l’écho médiatique qui s’ensuivit qu’elle fut provisoirement abandonnée en novembre 1999. Un comité d’historiens chargé d’examiner son contenu fut constitué. Le 15 novembre 2000, celui-ci publiait son rapport, qui concluait que les « principaux témoignages de l’exposition sur la Wehrmacht et la guerre d’anéantissement menée à l’Est étaient exacts sur le fond », et précisait que les organisateurs avaient fourni un travail de recherche intense et sérieux, qu’il n’y avait aucune falsification. C’est ainsi qu’entre novembre 2001 et mars 2004, une nouvelle exposition intitulée « Crimes de la Wehrmacht. Dimensions de la guerre d’anéantissement 1941-1944 » a été présentée dans onze villes d’Allemagne ainsi qu’à Vienne et à Luxembourg.

Aujourd’hui, il est prouvé scientifiquement que l’institution de la Wehrmacht a été un pilier du système national-socialiste et que son commandement est responsable d’une planification obéissante et de la conduite d’une guerre de conquête et d’anéantissement. L’exposition montre la collaboration, en partie active, en partie passive, de la Wehrmacht aux crimes commis sur les théâtres à l’est et dans le sud-est de l’Europe. L’état actuel des recherches dans ce domaine ne permet pas de se prononcer sur le nombre de soldats et d’officiers qui ont participé à ces exactions. Néanmoins, l’exposition montre le comportement réel de certaines personnes prises individuellement.

Dans ce contexte, chacun s’accorde à penser aujourd’hui que la Wehrmacht en tant qu’institution ne saurait constituer une tradition pour la Bundeswehr. Ses membres ne sauraient servir de référence que si, de par leur personnalité et leur comportement général, ils avaient endossé des valeurs de liberté. Valeurs qui, à travers le cadre de la loi fondamentale, que représente la constitution allemande, s’appliquent à la conception de la tradition au sein de l’armée allemande. Les témoignages de respect sans restriction ni réserve vis-à-vis des combattants de la Seconde Guerre mondiale n’ont plus cours. La question n’est pas de savoir comment mais pourquoi on a combattu.

  • Troisième pilier : l’histoire propre à la Bundeswehr

La crainte des « ombres brunes » a conduit la Bundeswehr à se concentrer uniquement sur la période qui a suivi sa création. L’armée allemande a longtemps vécu dans un contexte de compromis concernant la tradition, refusant de trancher entre l’action purement militaire et les valeurs de liberté. Cinquante ans après sa naissance, elle peut se prévaloir d’avoir une histoire couronnée de succès.

Ses pères fondateurs ont servi dans la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale, mais ont essayé de tirer les leçons de cette période et d’éviter de reproduire les erreurs du passé. On s’est efforcé, au sein des corps de troupe, de se limiter à des aspects militaires, en traitant en partie le déroulement de la guerre en dehors de son contexte historique afin de rendre ces aspects « endossables ». Il fut demandé de « créer quelque chose de radicalement nouveau sans se référer aux formes de l’ancienne Wehrmacht »5.

Par ailleurs, la nouvelle armée ne devait pas être un corps étranger, mais une armée dite « parlementaire ». Il fallait d’emblée éviter toute évolution semblable à celle considérée comme responsable de l’échec de la République de Weimar. Il s’agissait, entre autres, de tous les facteurs qui avaient empêché une véritable intégration de la Reichswehr dans l’ordre étatique républicain-démocrate et avaient conduit à ce qu’elle occupe le statut singulier d’État dans l’État. Ces facteurs affectèrent non seulement les forces elles-mêmes, avec par exemple l’absence de véritable contrôle politique ou la distinction faite entre le pouvoir politique et le pouvoir de commandement purement militaire, mais également le statut du soldat dans la société : le soldat de la Reichswehr n’avait rien de commun avec le citoyen ; en entrant dans le corps de troupe, il se soumettait à d’autres normes et valeurs que celles de la société civile, il était sciemment apolitique. Il se forma une communauté solidaire fermée, caractérisée par une conception élitiste, un fort esprit de corps, en particulier chez les officiers.

C’est pourquoi le législateur avait pour objectif d’intégrer d’emblée la Bundeswehr dans l’État et dans la société, de telle sorte qu’elle ne puisse pas évoluer vers un État dans l’État et se détacher de la démocratie. Il fallait s’affranchir de la dualité existant entre le citoyen (civil) et le soldat, ainsi qu’entre l’État et l’armée ; celle-ci devait être fondée sur l’être humain et le système de valeurs incarné par la loi fondamentale.

Clausewitz avait déjà défendu la conviction selon laquelle le militarisme et le dévoiement de l’appareil militaire (l’État dans l’État) représentaient une menace si l’armée n’était pas soumise à l’autorité du politique. C’est pour cette raison que la Bundeswehr fut subordonnée à la primauté du politique. Un principe qui prévoit que l’armée, en tant qu’élément du pouvoir exécutif, est régie par la loi et le droit, qu’elle est intégrée dans la structure constitutionnelle et juridique de la République fédérale d’Allemagne, de même qu’elle est placée sous l’autorité du pouvoir politique et sous le contrôle du Parlement. Cela aboutit au fait, entre autres, que le commandement suprême de la Bundeswehr est assumé par des instances politiques civiles.

La loi fondamentale émane de citoyens libres et responsables qui participent activement à l’organisation politique de leur État, et dont la fiabilité et le discernement garantissent la mise en œuvre de principes démocratiques. Le soldat conserve ses droits de citoyen, dans la mesure où la mission militaire qui lui est confiée le permet. Son intégration dans la société et au sein de la population doit être maintenue. Cela signifie que dans une communauté fondée sur l’ordre et l’obéissance, chaque soldat a droit au respect de sa personne et de sa dignité en tant qu’être humain.

De par sa mission et sa structure interne, la Bundeswehr se distingue foncièrement de toutes les armées allemandes qui l’ont précédée. Elle est également marquée, dans une large mesure, par des traditions ayant émergé en son sein, telles que le principe du « citoyen en uniforme » et la mise en œuvre des principes de l’Innere Führung (formation morale et civique). Par ailleurs, la Bundeswehr est depuis ses débuts une armée de conscription au sein de l’Alliance. L’adhésion à l’otan et à d’autres organisations internationales fait partie de sa tradition. Son intégration dans des structures multinationales a été renforcée ces dernières années, et ce notamment à travers sa participation aux missions extérieures. En revanche, l’armée nationale populaire de l’ancienne République démocratique allemande (rda), dissoute lors de la réunification, en 1990, ne saurait, de par son caractère d’armée partisane et de classes relevant d’un régime communiste, fonder une tradition.

  • Le débat sur la tradition,
    une tradition au sein de la Bundeswehr

Le débat sur la tradition de la Bundeswehr est une tradition, dans la Bundeswehr comme au sein de l’opinion publique. Pendant cinquante ans, les Allemands ont débattu sur le caractère exemplaire de certains individus et sur la signification des valeurs militaires. Ces discussions ont abouti, entre autres, à une attitude hypercritique et circonspecte vis-à-vis des élites militaires. La question fondamentale de savoir comment la Bundeswehr peut et doit gérer l’héritage de la Wehrmacht semble réglée. Les Allemands ne peuvent se défaire de leur histoire. Les trois piliers sur lesquels repose la conception de la tradition au sein de la Bundeswehr sont là pour éviter qu’elle ne devienne un monde sans histoire.

Ce débat, la Bundeswehr en avait besoin. S’installer confortablement dans un temple de traditions et verrouiller portes et fenêtres auraient, à la longue, mené au traditionalisme, c’est-à-dire au « fait de s’agripper aveuglément au passé au détriment du présent et du futur »6. Dans le contexte actuel de la transformation de la Bundeswehr et de l’évolution permanente des exigences en matière de politique de sécurité, la recherche d’une tradition appropriée reste pourtant d’actualité.

L’habitude au sein de la Bundeswehr n’étant pas de demander d’accepter et de respecter en toute crédulité, mais de choisir avec discernement, en fonction des besoins de son temps, les traditions soutiennent une philosophie de commandement dynamique reposant sur une base éthique à même de faire face à la variabilité des exigences. La déontologie lui impose de respecter les valeurs fondamentales que sont la dignité humaine et l’humanisme, ainsi que les principes de liberté et de l’État de droit. La Bundeswehr est astreinte à la mission de défense en vertu de la Constitution, et à l’obligation d’aide, de sauvetage, de protection et de médiation sous forme de gestion des crises, d’aide aux sinistrés et, en dernier lieu, de préservation, de rétablissement et de maintien de la paix.

  • La tradition à l’heure
    de la coopération franco-allemande

Les traditions aident également les soldats de la Bundeswehr dans la conception qu’ils ont de leur métier et d’eux-mêmes. Avec les pratiques qui en découlent, elles servent de repères au commandement et à l’action militaire. C’est tout particulièrement le cas lors des opérations, mais également dans le cadre de la coexistence quotidienne avec des militaires d’autres nations. Notons que l’étroite coopération entre les Allemands et les Français, déjà devenue une tradition elle aussi, constitue une particularité qui, aux yeux de l’Allemagne, n’existe, en la forme, avec aucune autre nation. Coopérer avec d’autres nations est pour la Bundeswehr une évidence depuis sa création. La multinationalité implique de s’intéresser en permanence aux points de vue et aux attentes ainsi qu’aux traditions des autres. Il est, ce faisant, essentiel de conserver son autonomie.

La décision de l’Allemagne et de la France de constituer une brigade franco-allemande présente un autre mérite. Depuis 1988, un cadre militaire a été créé, lequel permet une coexistence et une coopération à l’échelon de l’état-major, mais également à celui de l’unité. Aujourd’hui encore, les différences linguistiques, de style de commandement, d’habitudes alimentaires et de gestion du quotidien sont sans cesse source de malentendus et de pertes d’énergies. Au début, on a minimisé l’importance de ce « jardin des malentendus »7 en indiquant qu’il s’agissait de difficultés de mise en route. On reconnaît aujourd’hui que les différences entravent en permanence la compréhension mutuelle. Les traditions militaires allemandes et françaises révèlent des différences notables. La « tradition allemande brisée » a rencontré un monde de traditions français figé, construit au fil des générations sur des formes et des rituels. Les soldats, produits de différents processus de socialisation, devraient et doivent travailler et vivre ensemble. Aujourd’hui règne une « coexistence-cohabitation » codifiée, soutenue par la bonne volonté des deux nations. Maintenant que les difficultés de mise en route ont été surmontées, il faut trouver le temps de dépasser le stade de la disponibilité opérationnelle et des relations individuelles pour franchir celui du rapprochement entre les traditions. Pour pouvoir opérer un tel rapprochement, il faut d’abord comprendre les différences. Il en va de même de l’Eurocorps, opérationnel depuis 1995, qui rencontre des problèmes de ce genre au quotidien. Là encore, la réalité passe par le compromis.

Cela fait deux ans que les armées de terre allemande et française ont commencé à envoyer jusqu’à cinq élèves officiers par promotion suivre une formation dans le pays d’échange. Les marines des deux nations le font, depuis près de quinze ans déjà, à plus petite échelle. Le programme de formation réciproque des officiers est cependant quelque chose de radicalement nouveau. Une partie des futurs officiers suit un programme de formation complet – et non plus seulement quelques modules d’instruction, comme c’était le cas jusqu’ici – dans un établissement du pays partenaire. Ce programme inclut, bien entendu, une partie consacrée à l’initiation aux traditions du pays concerné. Les premières expériences révèlent que les élèves officiers français ne font pas que constater les différences que l’on connaît au sein de la brigade franco-allemande et l’Eurocorps. Ils s’étonnent de la part importante et de la signification accordée aux questions juridiques dans le programme de formation allemand sanctionné par des examens. Ils s’escriment à comprendre les principes de l’Innere Führung et transpirent sur des exercices tactiques dont le degré de difficulté se situe bien au-dessus de l’échelon de commandement auxquels ils appartiennent. Les élèves officiers allemands, quant à eux, se préparent aux concours qu’ils devront passer dans les mêmes conditions que leurs camarades français. Ils découvrent dans le « système Saint-Cyr » un monde de traditions parallèles, fort éloigné de celui que leur formation et leur éducation leur ont transmis.

De part et d’autre du Rhin, on ne se préoccupe plus uniquement de savoir si la formation et l’instruction des élèves officiers marchent aussi « autrement », mais il s’agit de plus en plus de comprendre précisément comment et pourquoi cela fonctionne aussi. Un nouveau chapitre s’ouvre, pas seulement celui du partenariat franco-allemand, mais également celui de la compréhension des traditions des deux armées. Car une chose est sûre : cette formation réciproque aura une influence sur les systèmes de formation et de tradition de chacune. Une chose utile et nécessaire. Car c’est justement dans un environnement tel que je le décrivais au début de cet article, dans lequel tout change tout le temps, que nous avons besoin de repères, dont font partie les traditions et les symboles, héros, rituels et cérémoniels qui les incarnent en mettant en lumière la permanence du passé dans le présent. Le monde dans lequel nous vivons est devenu tellement abstrait qu’il n’y a plus que les images fortes pour nous aider à soutenir l’afflux permanent de sollicitations. C’est en travaillant ensemble, sur et avec les traditions, que nous parviendrons à les identifier, à les débarrasser de la patine qui les fait adhérer au passé, et à en faire une base inébranlable d’un partenariat. 

1 Directives concernant la conception et la préservation de la tradition dans la Bundeswehr. I. Principes, alinéa 1, ministère fédéral de la Défense, état-major des armées, division S I 3. Réf. 35-08-07 du 20/09/1982.

2 Idem, alinéa 3.

3 Idem, alinéa 4.

4 Adolf Heusinger, Compte rendu de réunion à Bad Tönisstein, 16-17/09/1954, cité par Donald Abenheim, Bundeswehr und Tradition, Oldenbourgh, Munich, 1989, p. 91.

5 En octobre 1950, quinze anciens officiers de la Wehrmacht se réunissent au cloître d’Himmerod dans la région de l’Eifel et, à la demande du chancelier fédéral, élaborent un mémorandum portant sur la constitution d’un contingent allemand de défense en Allemagne de l’Ouest. C’est le Mémorandum d’Himmerod.

6 7e principe concernant la tradition du Livre blanc (article 259, 1979).

7 Expression inspirée de Jacques Leenhardt, Robert Picht, Au jardin des malentendus, Arles, Actes Sud, 1992.

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