Entretien avec DON McCULLIN
Don McCullin, né en 1935, est probablement le plus grand photographe de guerre du xxe siècle. Il a couvert quarante années de conflits (guerre civile à Chypre, Congo, Inde du Nord, guerre des Six Jours, offensive du Têt au Vietnam, Biafra, Tchad, Cambodge, Irlande du Nord, Bangladesh, Ouganda, guerre du Kippour, Liban, Afghanistan, Salvador, première guerre d’Irak) et a toujours été très sensible à la détresse humaine (sida, inondations, misère sociale en Angleterre). Il n’a cessé, comme le souligne Robert Pledge, de « regarder les souffrances des autres à travers les conflits majeurs de ces quatre décennies. Un regard chargé de colère, de tristesse aussi, de désespérance même sur les inqualifiables cruautés infligées par les hommes à leurs semblables ». Il nous a donc paru intéressant de recueillir son témoignage sur ce que l’on peut appeler la « culture militaire » au moment des combats, car il y a peu d’hommes au monde qui aient vécu autant d’expériences extrêmes sur des continents différents avec des combattants de diverses origines.
DIDIER SICARD : Le plus souvent, sauf au Vietnam où vous étiez intégré aux troupes de Marines américains (vous aviez même le grade de major), vous vous êtes trouvé du côté des rebelles ou des troupes irrégulières. Avez-vous observé des différences majeures sur le plan du rapport des hommes à des situations extrêmes de combat entre l’armée régulière et des groupes rebelles ?
DON McCullin : Bien sûr. Une armée régulière a toujours une discipline, une organisation, une hiérarchie. L’information est structurée ; les blessés ne sont pas abandonnés. L’autorité des troupes ou des groupes irréguliers, en revanche, se fonde plus souvent sur des rapports de violence. Au Biafra, par exemple, j’ai vu la façon dont le chef de guerre Hanibal traitait ses prisonniers et ses hommes, les battant dès qu’ils refluaient ou cherchaient à s’enfuir. Ces combattants sont généralement mal vêtus, mal armés, et vivent sur le dos des populations civiles qu’ils martyrisent, violent souvent, sans être le moins du monde inquiétés. Une armée régulière peut certes commettre elle aussi des exactions, mais elle aura des comptes à rendre ultérieurement, comme ce fut le cas pour My~ Lai (16 mars 1968) et Srebrenica (juillet 1995) ; les déserteurs sont jugés puis punis, ce qui n’est quasiment jamais le cas des groupes autoproclamés. Le massacre des Palestiniens par les milices chrétiennes à Sabra et Chatila (16-17 septembre 1982), par exemple, n’a donné lieu à aucune poursuite par la justice nationale ou internationale. « Venez avec moi, on va aller chasser des rats aujourd’hui », m’a alors dit un commandant chrétien : la dénomination permet de mépriser la personne avant de la tuer.
Les pires, ce sont les mercenaires. Bob Denard, du fond de la prison congolaise de Stanleyville où il est enfermé pendant dix-neuf jours en 1967, se promet de se venger en tuant dix-neuf Africains : un par jour de détention. Après dix-sept assassinats, il aperçoit deux vieillards qui tentent de se cacher dans un poulailler. Il leur demande de sortir et les abat froidement. Le compte est bon ! Les partisans, quant à eux, sont peu enclins à faire des prisonniers. Ils ne respectent rien. Les moudjahidines, par exemple, n’ont aucune référence morale ; ils ne sont pas fiables. Mettre en scène de façon spectaculaire, comme on l’a vu dans Paris Match, sous la responsabilité de journalistes et de photographes français, les dépouilles prises à des soldats au combat, révèle l’absence totale de respect des morts et trahit peut-être l’évolution récente, médiatique, vers ce qui est le plus spectaculaire au détriment de la violence cruelle. L’émotion doit venir de la transgression plutôt que de la réalité. Mais les moudjahidines n’ont pas le monopole de la perte du sentiment de dignité humaine. Que penser en effet de ces chrétiens libanais qui improvisent un jazz-band devant le corps sans vie d’une jeune Palestinienne ?
DIDIER SICARD : Avez-vous eu le sentiment qu’une guerre peut être juste ?
DON McCULLIN : Évidemment. La guerre contre l’Allemagne entre 1939 et 1945 me semble être une guerre juste, comme celle des Nord-Vietnamiens qui avaient le sentiment de se libérer d’une emprise étrangère, française puis américaine, et faisaient preuve d’un courage impressionnant. À Chypre, en 1974, la responsabilité des Grecs qui tuèrent froidement des Chypriotes turcs avant l’intervention d’Ankara me semble évidente. La guerre du Biafra (1967-1970) n’est pas l’histoire manichéenne d’une pauvre région du Nigeria exploitée qui ferait sécession, mais le résultat de l’encouragement à l’éclatement d’une fédération par les influences étrangères, françaises et catholiques en particulier, plus soucieuses des richesses pétrolières de la région et de prosélytisme religieux que de l’intérêt propre du peuple biafrais. Les rebelles biafrais ont d’ailleurs été les premiers à se comporter de façon sauvage avec leurs propres civils. Une guerre peut donc avoir un point de départ légitime. Son déroulement n’en est pas moins la négation de l’humanité avec cette étrange jubilation que peut apporter le mélange du danger, de la peur et de la survie. Une ivresse dangereuse qui peut s’emparer du photographe lui-même, susceptible de devenir alors un « junkie » du danger des situations extrêmes en période de guerre. Il doit toujours en avoir conscience, se demander pourquoi il est là, quel est son devoir, se dire qu’il n’est pas un soldat !
DIDIER SICARD : Peut-on, en tant que photographe de guerre, rester indifférent à ce que l’on voit ? Ne pas prendre parti pour le groupe au sein duquel on opère ? Éprouver de la haine ou de l’euphorie ?
Don McCullin : Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai été bouleversé à plusieurs reprises. À Sabra et Chatila, au Biafra, au Vietnam. J’ai éprouvé le sentiment particulièrement frustrant de ne pas pouvoir aider, j’ai culpabilisé. N’étais-je pas, en tant que témoin, responsable d’encourager ou d’approuver, tout au moins dans les rapports avec les prisonniers, le passage à l’acte qui, sans sa mise en image photographique, n’aurait peut-être pas eu lieu ? En même temps, je suis sans cesse conscient que ma présence au sein d’un camp compromet mon objectivité. Mais ce que je tente de saisir n’est pas tant le combat en lui-même que le désastre qu’il induit, en particulier parmi les populations civiles. C’est de ce désastre dont j’ai voulu témoigner. L’objectivité est d’ailleurs difficile à saisir, car les armées régulières ont souvent tendance à masquer les faits réels ou à les subvertir. Je me souviens notamment des points d’information de presse au Vietnam tenus par des officiers américains tous les jours à dix-sept heures, et qui étaient pleins d’erreurs et de mensonges. Ceux-ci concernaient en particulier l’identité des tués, toujours présentés comme des soldats ennemis alors qu’il pouvait s’agir de civils totalement étrangers au combat. Mais les informations sont quand même mieux structurées chez les troupes régulières. En leur sein, je me suis toujours senti protégé : si j’étais blessé, elles ne m’abandonneraient jamais sur le champ de bataille, alors que ce serait évidemment le cas au sein d’un groupe de partisans. L’angoisse de l’abandon après une blessure au combat est terrible, la peur d’être atteint une seconde fois en raison de son immobilité ou d’être achevé de façon cruelle.
DIDIER SICARD : Avez-vous observé des différences majeures dans le moral des troupes régulières et celui des rebelles ?
DON McCULLIN : La question n’est pas là. Elle est dans le sentiment de la justesse de leur combat, de la dignité de leur mort éventuelle au service d’une cause qui les transcende. Au Vietnam, la situation était caricaturale entre des Vietnamiens totalement possédés par la foi en la justesse de leur combat et des soldats américains qui se battaient alors que leur opinion publique leur était hostile. L’inégalité de l’armement était ainsi contrebalancée par l’inégalité du moral.
DIDIER SICARD : Existe-t’il une fraternité d’armes entre combattants, qu’ils soient réguliers ou irréguliers, au détriment des populations civiles ? Autrement dit, la différence est-elle majeure vue du côté des soldats entre un combattant blessé ou mort et un civil blessé ou mort ?
DON McCULLIN : Oui. C’est justement cette différence que je veux montrer. Le mort des groupes rebelles autoproclamés est plus facilement abandonné que celui d’une armée régulière qui « fait payer » aux civils le décès de l’un de ses soldats.
DIDIER SICARD : La violence est-elle sans cesse à l’œuvre ? N’y a-t-il pas tout de même des moments d’humanité ?
DON McCULLIN : J’ai vu des officiers américains prendre dans leurs bras de jeunes Vietminh ou Vietcong blessés afin de les protéger des officiers qui voulaient les abattre. Dans l’horreur de la guerre, il y a toujours des moments lumineux d’amour et de bonté.
DIDIER SICARD : Avez-vous eu le sentiment d’une vulnérabilité extrême ?
DON McCULLIN : Comme mon ami John Le Carré, j’ai souvent éprouvé le sentiment d’un défi à mon créateur, et il a fallu que je sois blessé au Cambodge, que je vois mon sang couler, pour éprouver une proximité avec la mort des autres soldats. À plusieurs reprises il s’en est fallu de quelques millimètres ou de quelques secondes pour que ce ne soit moi la victime. La balle va toujours plus vite que votre action, et on peut se surprendre à prier comme un fou même si on est athée. En fait, le sentiment est toujours très complexe. C’est un mélange intense de peur, de courage, de dignité, de cruauté, d’hypocrisie, d’honnêteté, de malhonnêteté, de honte et de compassion.
DIDIER SICARD : Dans une telle situation, quelle est la place respective du photographe, de l’artiste et de l’homme ?
DON McCULLIN : Je prends la photo sans a priori et avec une finalité artistique, puis je la recadre plus tard, tel Henri Cartier-Bresson dont l’influence sur mon travail – comme celle d’Alfred Stieglitz – a été importante. Peut-être prendra-t-elle alors une valeur symbolique. Pour le photographe que je suis, la guerre dans une ville est plus intéressante, plus dramatique. La tactique employée est très différente dans une telle situation. Il y a plus de tension dans l’affrontement et les images sont plus riches. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la belle photo de guerre, mais l’incarnation de la détresse humaine et la violence qui est à son origine. Je retrouve l’universalité de ces situations dans les yeux des victimes. Combien de fois ai-je rencontré le regard des fusillés du Tres de Mayo peints par Francisco de Goya, qui témoigne en même temps de la peur et, par son élévation, d’une dernière espérance !
DIDIER SICARD : Peut-on montrer la vérité de l’horreur de la guerre ? Peut-on faire partager ce sentiment de folie collective ?
DON McCULLIN : Je le crois. Quand je remonte ces photos des ténèbres, je les voudrais être de précieux témoignages sur l’irracontable. Lors d’une exposition de mes clichés au Victoria and Albert Museum, à Londres, j’ai demandé que les visiteurs aient un comportement digne et respectueux, non pas de mes photos, mais des situations sacrificielles vécues par ces hommes. Je ne supporte pas l’indifférence polie des spectateurs qui déambulent un verre de champagne à la main. Ces images viennent du tréfonds de notre humanité. En fait, je suis toujours en deçà de la réalité. La guerre est plus horrible que ce que j’en révèle. On est marqué par le sacrifice des autres, tout le monde souffre.
DIDIER SICARD : Comment le photographe de guerre peut-il faire partager l’émotion qu’il éprouve en photographiant alors que celui qui regarde son œuvre est confortablement installé en feuilletant un album, ou passe devant un mur couvert d’images avec un sentiment absolu d’invulnérabilité ?
DON McCULLIN : Justement, en dévoilant l’universalité de la guerre, une situation visitée par la folie, un chaos où tout est possible. Je voudrais que ces œuvres, comme celles de Goya, continuent d’angoisser ceux qui les regardent et les renvoient à une analyse profonde d’eux-mêmes.
DIDIER SICARD : La photographie de guerre a-t-elle un avenir ?
DON McCULLIN : Je ne crois pas, car les affrontements sont devenus imprévisibles, avec des détachements réguliers confrontés à des explosions commandées à distance, des civils massacrés par des bombes à retardement déclenchées par des téléphones portables, des avions larguant des bombes à fragmentation à douze mille mètres d’altitude, des tanks touchés par des missiles tirés à plusieurs dizaines de kilomètres. Pour montrer la guerre, peut-être faudrait-il alors revenir aux dépouilles des soldats morts exposés comme aux premiers âges ? Si je devais continuer ce métier, j’aimerais plutôt photographier les conséquences concrètes, tragiques, de la guerre sur l’homme.