N°16 | Que sont les héros devenus ?

Jean-Paul Charnay

Philosophie et stratégie

Pourquoi une philosophie de la stratégie ?

Pour une raison historique d’abord. La Seconde Guerre mondiale débouche sur deux phénomènes majeurs, l’affrontement Est-Ouest et les guerres de décolonisation, qui suscitent deux doctrines stratégiques déconcertant les politiques et les militaires : la dissuasion nucléaire et la guerre révolutionnaire. Il en résulte une prolifération d’instituts de recherche en stratégie et conflits, en relations internationales, en Peace Research, et de mouvements protestataires non violents, écologiques, humanitaires. Puis arrive la fin du millénaire, où l’on s’aperçoit que, parmi ces « spécialistes », rares sont ceux qui ont pressenti les phénomènes capitaux que sont l’implosion de l’Union soviétique et la fin du duopole équilibré, la remontée des ferveurs religieuses comme argument politique, et le retour des massacres génocidaires. D’où la nécessité d’un recul critique sur ces échecs.

Pour une raison conceptuelle, ensuite. Philosophies politique, morale, sociale, économique ; philosophies du droit, de l’art, des sciences, du sport, de l’histoire… Ces disciplines majeures ont leurs auteurs classiques, leurs recherches contemporaines. Les philosophies de la guerre, de la paix, ont, elles, suscité de longues réflexions, mais pas une philosophie de la stratégie.

La notion de stratégie subit une extension et une déflation. Une extension, car elle est invoquée à propos des activités les plus diverses. Une déflation en raison de cette dispersion. Les études « stratégiques », loin de se rassembler en un ensemble cohérent, se cantonnent souvent en des domaines limités et séparés : exposition d’un système conceptuel (Clausewitz, Sun Zi, la théorie des jeux…), portion découpée à travers la réalité totale (politiques étrangères de défense, stratégie militaire, révolutionnaire ou nucléaire, stratégies du développement, d’urbanisme, de l’entreprise, pratique administrative…). Elles n’évitent pas la confusion entre la description des procédés d’action et des tactiques, d’une part, et la finalité politique d’autre part, en évacuant le phénomène « conflit » et en qualifiant de « stratégie » toute conduite sociale plus ou moins orientée. Dès lors sont dépassées les définitions de la stratégie classique (art de manœuvrer les armées avant et après la bataille), contemporaine (organisation et conduite générale de la guerre et de la défense), psychologique (duel de volonté) ou sociologique (programmation).

  • Qu’est-ce que la stratégie ?

Voyons d’abord ce que la stratégie n’est plus.

Elle n’est plus seulement l’art de la grande guerre ou de la lutte révolutionnaire, de la dissuasion ou de la non-violence, œuvre des militaires et des politiques.

Elle n’est plus seulement la géopolitique empirique des relations internationales, la maîtrise de l’économie ou de la sécurité, les tactiques des partis et des syndicats, des classes et des lobbies.

Elle n’est pas l’organisation de la recherche et de la gestion dans les laboratoires ou les entreprises.

Elle n’est plus l’apanage des seuls capitaines, César ou Napoléon, des seuls théoriciens, Guibert ou Clausewitz, des seuls révolutionnaires, Carnot ou Mao. Logique mathématisée et intuition des irrationnels, elle invoque aussi la mètis d’Ulysse et l’ars combinatoria de Leibniz, le pari pascalien et la méthode cartésienne, la Naturphilosophie romantique et la praxis marxiste, le besoin ludique et le calcul des probabilités.

Assemblant les partenaires-adversaires (des individus aux nations et aux civilisations) en des triangles stratégiques de plus en plus larges, elle est la présence de l’autre et varie l’intensité de leurs oppositions, alliances ou fusions. Elle construit des principes, des modèles, des systèmes espace-temps, mais elle réveille les doutes séculaires sur le libre arbitre et le déterminisme, la volonté de puissance et l’absurde de l’existence, le sens de l’histoire et l’aléa de l’événement. Elle est l’actualisation du désir ; elle est aussi réflexion désenchantée sur les désastres.

Référant au calcul des risques, aux constructions éthiques et aux projections vers l’avenir, elle est la notion en laquelle s’incarne et par laquelle se pense l’action humaine socialisée et finalisée. D’où la nécessité d’une redéfinition de la stratégie correspondant aux actuelles mutations sémantique, sociologique et épistémologique de la notion.

La stratégie est la « fonction rationnellement organisatrice et directrice de la totalité des forces (ressources et systèmes, lesquels ne sont pas toujours tous entièrement ni constamment mobilisés) d’entités sociales (de l’individu aux coalitions) dans leurs négations ou leurs rapprochements réciproques ». La tactique est, elle, « réification de l’adversaire/convergence avec le partenaire par maîtrise du milieu physique, psychologique et social ».

Ces définitions sont construites sur des concepts fondateurs de l’action humaine : ipséité et altérité, projection dans le futur et aléa de l’échec, sens de la mort. Elles dépassent les domaines spécialisés (et le premier d’entre eux, la bataille, l’art militaire, dont est issue la stratégie), référent à la transdisciplinarité. On peut les confronter aux vieilles divisions d’école, selon qu’elles s’adressent :

  • à la métaphysique, c’est-à-dire au rapport de l’homme à son destin (problèmes de l’être et du néant, de la position de l’homme dans l’univers, dans les conflits), au rapport de la pensée à la matière, plus précisément de la nature et de l’effectivité de l’action de l’homme sur la matière. Il s’agit d’interrogations sur l’« explication » du monde, sur le déterminisme et la liberté, sur la téléologie humaine cherchant à préciser la nature et les variations des négations possibles ;
  • à la logique, c’est-à-dire aux procédés de formalisation, de combinatoire, de stochastique et de déontique nécessaires à la stratégie pour avoir une représentation rationalisante de la réalité et la projeter dans l’avenir ;
  • à l’éthique, l’estimation des valeurs stratégiques et des jugements sur l’intensité de la négation ou de l’appel adressés à l’autre, sur la validité des contestations, des contradictions inexpiables pouvant jaillir entre individus et groupes, intérêts et idéologies, théodicées et Weltanschauung, organisation du bien et interdiction du mal, mutation de l’acceptation du sacrifice et du « vécu » de la mort par rapport à la personne, aux civilisations, aux sociétés ;
  • à la physique, lumières sur la structure de l’univers et les lois de fonctionnement des technologies par lesquelles s’exerce la réification tactique, mentale et matérielle ;
  • à la psychologie, c’est-à-dire la description des mécanismes mentaux par lesquels s’élaborent les croyances ou la représentation des intérêts, se définissent les aspirations, les mobiles et leur projection en buts, en objectifs. Analyse des comportements par lesquels se prennent les décisions et leurs rééquilibrages successifs. Description aussi des modes de persuasion, dissuasion, crainte, panique, espérance… Tout ceci en fonction des neurosciences cognitives et des ethnogenèses.

Ainsi la stratégie s’articule avec la philosophie d’une double manière. D’une part, par l’analyse comparée de l’élaboration et de la téléologie des principaux traités d’art militaire, de guerre révolutionnaire et de dissuasion nucléaire. D’autre part, par la décantation des grandes doctrines de philosophie générale élaborant des règles praxéologiques. En bref, il convient de procéder à une lecture stratégique des philosophes, et à une lecture philosophique des stratèges.

En réalité, il faut distinguer entre, d’un côté, la philosophie critique des modes de dissociation et de combinatoire ex ante dans l’énonciation de la doctrine stratégique, et, de l’autre, la philosophie légitimatrice d’attitudes existentielles réagissant sur les stratégies opérationnelles.

Inversement, l’influence des stratèges sur les philosophes, encore mal étudiée, semble relativement peu importante. Machiavel est plus connu pour ses théories sur la volonté politique que pour son art militaire : il était peu praticien de la guerre. Clausewitz et Sun Zi ont pâti d’une surdétermination d’intérêt. Quant aux doctrines de la guerre révolutionnaire et de la dissuasion nucléaire, elles ont filtré dans les opinions publiques. En fait, l’ensemble de la littérature stratégique, qui présente souvent le handicap d’être surchargée d’archéologie militaire ou de politique contingente, reste peu connu des philosophes généralistes, politiques ou moralistes, qui ont en revanche commenté les phénomènes de guerre, révolution et terreur sur les plans éthique, historique et politique dans l’ignorance des armes. Les stratégies d’entreprises, enfin, dépassent rarement la description des ressources et des moyens.

L’exploitation stratégique des doctrines philosophiques ressort des opinions des philosophes sur les problèmes stratégiques stricto sensu : conceptions des conflits, de la guerre et de son droit, théories sur les révolutions, sur les effets de la science et de la technique. Ainsi les idées de Platon et de saint Thomas d’Aquin sur la guerre, de Leibniz sur la géopolitique, de Louis XIV, de Hobbes ou de Marx et Engels sur la violence, de Kant sur la paix perpétuelle, de Vico ou Hegel sur la succession des nations dominantes, de Freud sur le malaise des civilisations, de Jaspers sur la bombe atomique, de Merleau-Ponty et de Sartre sur la terreur… Mais que comporte la stratégie ?

  • Spectogramme

Les domaines originaires de la stratégie sont l’art militaire, la défense, la géopolitique, la révolution. Ses extensions plus ou moins formalisées et hétérogènes sont l’économie et l’entreprise, la planification, l’urbanisme, la lutte sociale, le duel judiciaire ou électoral, les jeux et les sports, la séduction amoureuse, la publicité commerciale. Sa réflexion méthodologique porte sur le transfert et le réaménagement des catégories et des méthodes en divers champs d’action (de la stratégie militaire à la stratégie de l’entreprise, par exemple).

La stratégie se trouve au carrefour d’ensembles flous (populations, ressources, valeurs, signes) et de règles précises (usage tactique des armes, normes juridicisées, règles de jeux…), à interprétations variables, mais aussi de décisions singulières de plus ou moins grande amplitude relevant de l’introspection intuitive et de la mathématique des choix, et des patterns, des habitus collectifs à la fois résistants et incertains ; de développements cognitifs et d’applications potentielles destinées à promouvoir des équilibrations (au sens épistémologique du terme) successives, par échanges et transferts d’informations et de ressources ; de passages du micro expérimental au macro politique. Ceci s’applique même aux jeux formalisés : telle pièce du jeu d’échecs est dotée de tel mouvement de telle amplitude et de telle puissance par rapport à chacune des autres, mais sa relation à l’ensemble des autres la rend plus que proportionnelle à sa singularité.

De plus, toute stratégie induit un ordonnancement social articulant des fonctions institutionnelles (concepteurs, dirigeants, exécutants…) et des comportements sociaux diversifiés selon les champs d’action, des combinatoires agençant les données collectées et recomposées, une praxéologie articulant les deux premiers éléments, tendant à assouplir ou à aviver leurs contradictions.

La stratégie compte également plusieurs niveaux d’élaborations.

Tout d’abord, la recherche immédiate, phénoménologique, de changements doctrinaux, alternant l’intégration de nouveaux éléments technico-ergonomiques et les variations de l’intensité des négations réciproques d’où résulteront les variations de l’intensité de la réification de l’autre : destruction ou rapprochement. Bref, une anthropo-stratégie.

Ensuite, les interrogations sur les notions de crise, de révolution (sociale, militaire, scientifique…) entraînant ou non l’entrée dans un nouveau système socio-stratégique, et, au-delà, les éventuelles ruptures praxéologiques ou épistémologiques.

L’adaptation entre les réactions mentales et l’utilisation du temps au double point de vue : raisonnement discursif ou intuition/spontanéité. Étalement vers l’avenir ou résolution dans l’urgence : celle-ci dégradant celui-là.

Enfin, la marche vers une métastratégie surplombant les stratégies opérationnelles, la morphologie des batailles et les principes des diverses stratégies militaires (terrestre, navale, aéronavale et spatiale, nucléaire et révolutionnaire), englobant les stratégies politique, économique, judiciaire et la définition d’une téléologie. La stratégie se voudrait projection bénéfique de soi dans le futur. Elle se heurte à celle des autres. Obligée de se rationaliser pour être opérationnelle, elle aggrave ses contradictions latentes et accentue ses propres irrationalités. Exacerbée, elle tend à renverser toute la réalité sociale, et débouche sur un panstratégisme qui peut s’exalter en une philosophie de l’histoire.

La philosophie de l’histoire a pour but de décrypter l’histoire universelle, de dire si elle a un sens dans la double acception de ce terme : signification et direction. Là encore la critique philosophique doit s’exercer à divers niveaux.

Méthodologiquement, tout d’abord, la philosophie de l’histoire articule deux aspects. Elle précise le rôle des conflits, de « la violence dans l’histoire » (Engels) ou de leurs inverses, entendus comme modes de progression ou de stagnation historique. Elle pondère le rôle des individus, des groupes, dans les évolutions historiques générales, « minorité agissante » ou « grand homme », par rapport aux plus importants phénomènes souvent mal perçus dans l’instant : modes de production et courants économiques, flux et migrations démographiques, diffusions/épidémies idéologiques, fonction des origines ethniques, religieuses. Phénomènes qui sous-tendent les constructions géopolitiques et, donc, orientent les stratégies concrètes.

Éthiquement, ensuite, la philosophie de l’histoire insère le volontarisme stratégique dans ses deux grands versants. Le versant pessimiste offre une vision non significative de l’histoire humaine, celle du recommencement sans fin de cycles homologues en leur essence, ne supportant que des variations phénoménales dans leur accomplissement, entraînant des sensations de déclin, de décadence, d’entropie. Si de cette « histoire perpétuelle » peut naître la « tristesse philosophique », elle n’engendre pas fatalement l’ataraxie stratégique, car il est possible de vouloir hâter un apogée et le maintenir, s’opposer à une décadence ou promouvoir l’accession d’une phase nouvelle. Un optimisme contingent, relatif, peut donc se dévoiler dans un pessimisme profond, latent.

Le versant optimiste affirme au contraire que l’histoire a un sens ; elle indique les prises de conscience et de maîtrise croissante de l’homme sur sa destinée et celle de son espèce. Les doctrines des Lumières, du progrès, de la révolution postulent que non seulement l’ordre social, économique et politique peut être amélioré, mais encore que la nature humaine peut muter, donner naissance à un homme nouveau : le pessimisme tactique de la contingence engendre la dynamique du changement, puisqu’il est de l’ordre du possible. À la limite, la prospective postule le bonheur par la stratégie.

  • Épistémologie

Toute réflexion épistémologique résulte d’une inquiétude métaphysique : que représente l’homme dans la nature ? Il en est partie intégrante, matérielle, mais a l’intention de l’utiliser. L’intelligence naît-elle de l’acte, ou inversement ? Au commencement était le Verbe ou l’Action ? Constructivisme ou intuitionnisme, positivisme et réalisme ?

Fondée sur quelques principes rationnels permanents comme structures de l’esprit humain, affinée par des techniques de plus en plus complexes et perfectibles, la stratégie poursuit l’adéquation réaliste entre moyens et fins, la finalisation des conduites humaines. Sa fonction est d’insérer l’intuition stratégique dans le contexte physique et les ordonnancements sociaux généraux, c’est-à-dire de l’élargir en une praxéologie sociale non totalement rationnelle, mais qui ne soit pas négation de sa propre rationalité.

Son but serait d’intégrer l’analyse macrosociologique des stratégies conscientes et l’analyse microsociologique des mouvements globaux d’une société résultant de la synthèse des comportements individuels erratiques mais statistiquement regroupés. Là s’impose l’espoir – le rêve peut-être – de la praxéologie qui serait jonction de la connaissance anthropologique (Homo faber et Homo ludens) et, par l’Homo sapiens, de la force du futur : l’Homo cogens rassemblant, contraignant les faits à le servir, contre l’Homo credens, insuffisamment critique. Bref : l’Homo strategicus.

Dès avant la Révolution, et parallèlement à l’Homo œconomicus des économistes classiques, Guibert avait posé le problème de l’Homo strategicus comme ego rationnel. Sa problématique fut ensuite obscurcie par les passions révolutionnaires en partie irrationnelles et l’accent mis par l’école allemande (Clausewitz) sur les forces morales, tout aussi irrationnelles. Si cet Homo strategicus réalisait l’analyse et la combinaison des facteurs adéquats à la conduite générale de la nation et au type de guerre qu’elle pourrait être appelée à mener (fût-ce en y intégrant la fureur guerrière), il aurait été un modèle réel (au sens du réalisme philosophique) contre la mimesis hyperrationalisante (imitation du processus efficace à tel moment). Cette voie est phronesis (prudence avisée) dans les comportements, perception aisée des similitudes ou des nouveautés, usage des analogies à travers les divers arts et industries ; elle est invention, dévoilement, artificialité transformatrice ; elle est prudentia régulatrice et apaisante contre les dérives inconscientes, ou ubris, fureur de la démesure.

C’est le problème de l’inconscient stratégique responsable selon deux aspects contradictoires. L’inconscient au sens irrationnel, hors prudentia, débouchant sur le non-voulu : chance ou catastrophe. L’inconscient au sens de pulsions irréversibles : calculs inconscients inspirant des conduites extérieurement relationnelles mais camouflant des aspirations suicidaires ou les désarrois d’acteurs en déréliction ou en exaltation. Ce qui renverrait à des interprétations psychanalytiques et aux variations éthiques sur le désir de mort – négation de soi pour échapper à, ou punir, l’autre. Stratégies inversées comme travail négateur du résultat. À l’inverse, refus de la mort, pour soi et l’autre : non-violence, armes-robots non létales, refus de la compétition, donc de l’affrontement, qui peut cependant déboucher sur l’annihilation.

Pour les individus, les entreprises, les nations engoncées dans leur histoire – en ce qui concerne la stratégie –, l’interrogation philosophique est en définitive moins importante que la reconstruction génétique. Car au-delà du bon sens qui montre, quelle que soit l’option philosophique adoptée – de l’idéalisme absolu de Berkeley à l’empirio-criticisme matérialiste de Lénine –, que l’action humaine peut avoir une certaine influence sur le milieu et sur autrui, le problème est de savoir comment s’effectuent les acquisitions et les transformations de la connaissance, leurs variations par des systèmes conceptuels plus ou moins symbolisés et leurs restitutions par des actes sociaux et physiques. Comment réaliser la recombinaison synthétique des règles et des modules d’action dans le fonctionnement d’un système général ? Ce qui renvoie à un dilemme non plus stratégique ou philosophique, mais sociologique : peut-on dépasser la dichotomie entre phénoménologie (toute conduite est contingente) et structuralisme (quel degré d’opérativité acquiert une règle stabilisée) ?

Ainsi l’épistémologie stratégique serait moins intéressante en sa partie constructive, en tant qu’étude et développement d’un corpus de méthodes d’analyse et de regroupement, gnoséologie, noétique et herméneutique, qu’en sa démarche négative, dévoilement de ses ambivalences, critique et heuristique en tant que déconstruction des routines et intégration successive des attitudes empiriques de réflexion et de mises en œuvre.

L’heuristique négative de la stratégie doit donc procéder au renversement des questions qui sont d’ordinaire posées. Elle doit évoquer moins la recherche du maximum d’efficacité des conduites stratégiques (l’histoire, c’est-à-dire le déroulement de la chronique, le montrera en fonction de ce que l’on pense être victoire ou défaite à tel moment) que l’interrogation sur la preuve de la doctrine appliquée ou sous-jacente à ces conduites. Or cette preuve est variable selon qu’on la demande à tel ou tel modèle de causalité.

Contrairement à la construction d’une mathématique unique coordonnant l’ensemble des mathématiques particularisées, une stratégique ne peut s’élever au-dessus de l’ensemble des stratégies particularisées. Sa fonction n’est pas de surplombement logique (métastratégique), mais de juxtaposition d’agencement et d’usage contingent de pratiques, de tactiques hétérogènes, elles-mêmes plus ou moins formalisables (statistiques, techniques, rationalités sociales, normes déontiques, etc.).

D’où la nécessité d’une stratégie différentielle poursuivant la dissociation des conduites stratégiques dans les divers domaines où elles apparaissent afin de proposer ultérieurement certaines co-occurences, certaines régularités tendancielles. Une telle attitude est médiane entre les principes stratégiques trop généraux et les diversités stratégiques engluées dans la contingence et l’expertise.

Cette dissociation se rapproche de la classique analyse des contenus, entendue à un double niveau : d’une part celui des procédés, d’autre part celui des concepts. On aurait ainsi des séries entrecroisées de concepts, de principes orientateurs ; et de procédés spécialisés susceptibles de les concrétiser. Bref : les structures stratégiques s’animant en systèmes.

Certes, cette méthode accroît d’abord l’incertitude : modifier quelques éléments entraîne l’enchevêtrement des chaînes de causalités. Mais la stratégie différentielle se distingue de la stratégie comparative, qui consiste à juxtaposer des doctrines, des formes de conflits, des procédés stratégiques (école française ou école allemande, grande guerre ou guerre subversive, stratégie directe ou indirecte…). Elle dissocie à travers les catégories et les modes plus qu’à travers les formes et les événements. Elle débouche sur une question fondamentale : chaque ensemble social a-t-il sa propre culture stratégique selon tel domaine spécifique, ou est-il possible de dégager certaines règles, certains comportements communs à toutes les activités humaines ? Alors il serait légitime de tenter une théorie générale de la stratégie. À un certain degré d’abstraction, devient-elle moniste ou demeure-t-elle plurale ?

Par ses fonctions de négation et de rationalisation, la stratégie tend à dévorer la totalité de l’espace social, culturel et politique. Elle risque d’abolir les finalités, de les réduire à l’état de simples objectifs. La mort de la philosophie – qui n’est qu’une idéologie – conduirait à la prolifération cancéreuse des stratégies. En réintroduisant le souci des visions générales de l’existence dans les raisonnements et les comportements stratégiques, la philosophie les totalise, mais aussi les relativise. La philosophie de la stratégie définit celle-ci comme une activité de l’esprit, non comme un domaine particulier. En insistant sur les rapports entre effectivité et téléologie, la critique philosophique dévoile les distorsions entre les aspirations et leur avenir, distorsions qui ne résultent pas seulement de leurs déformations réciproques lors du déroulement de l’action, mais de la contradiction qui frappe toute stratégie : comme si les enjeux nécessaires à obtenir ne pouvaient l’être que par des actions frappées d’incertitudes. Mais hors incertitude, il n’y a pas de stratégie. 

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