N°16 | Que sont les héros devenus ?

François-Régis Legrier

Penser la guerre pour faire l’Europe

Nos démocraties occidentales ont perdu le nord ! Elles dérivent au gré du politiquement correct tout en étant ballottées par les caprices des vents médiatiques. Tel est en substance le message du dernier livre du directeur du pôle d’éthique militaire des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan1.

Qu’on ne s’y trompe pas, Démocratie durable n’est pas un énième ouvrage sur l’éthique militaire ou une publication géopolitique, mais un essai de philosophie politique. Un essai qui est une invitation à se libérer de l’idéologie du politiquement correct véhiculée par ce qu’Henri Hude appelle le « Léviathan médiatique ». Cet essai est au service d’une idée maîtresse clairement annoncée en introduction : l’Europe doit être une puissance politique capable de garantir la paix mondiale et d’« assurer une mission d’équilibre » entre les deux empires que sont les États-Unis et la Chine. Pour devenir cette puissance, les décideurs politiques doivent avoir des idées claires et justes sur la nature humaine et celle des sociétés, la liberté et le pouvoir, la religion et naturellement la guerre. Telle est l’ambition de cet ouvrage.

Résumer l’essai d’Henri Hude n’est pas chose aisée. Certains développements philosophiques sont parfois rebutants et l’agencement des chapitres peut sembler un peu artificiel. Cet ouvrage, qui est en réalité un recueil d’études ou de conférences, se divise en deux parties. La première « vise à mettre la démocratie en sûreté par une défensive efficace » tandis que la seconde doit lui permettre de retrouver son dynamisme et « la mettre sur la voie de la reconstruction ». Les mêmes thèmes sont donc traités à plusieurs reprises, ce qui ne facilite pas toujours la compréhension de l’ensemble. Pourtant, une fois dépassés ces quelques obstacles, le lecteur, et spécialement le lecteur militaire, découvre de quoi nourrir sa réflexion sur les principes qui régissent le gouvernement des hommes et les relations entre nations, notamment la guerre. À une époque où règne la confusion des idées et où toutes les opinions se valent, Henri Hude rappelle qu’il y a des principes philosophiques qui conduisent les hommes vers le bien et les sociétés vers la paix, et d’autres qui sont sources d’impuissance et de violence. Plus qu’une série de rappels, Démocratie durable est donc un cri d’alarme : nous faisons fausse route ; avec le relativisme comme boussole et l’hédonisme comme horizon, le naufrage semble inévitable !

De quelle filiation se réclame l’auteur ? Telle est la première question qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque un sujet aussi sensible que la démocratie d’un point de vue philosophique. Pour une bonne part, Henri Hude s’inscrit dans l’héritage de la philosophie classique et chrétienne, comme en témoignent les références à Aristote ou aux encycliques papales, mais il revendique aussi celui des « Grandes Lumières », c’est-à-dire la pensée kantienne, en opposition aux « Lumières tardives » dont la philosophie se résume de plus en plus à l’arbitraire de l’égoïsme individuel2. À cet égard, on peut penser qu’il se situe dans la lignée du philosophe chrétien Jacques Maritain3. En effet, à l’instar de celui qui fut ambassadeur de France au Vatican, Henri Hude cherche à faire la synthèse entre le christianisme et les Lumières. Il réaffirme la notion de dignité humaine chère à Kant, mais c’est pour l’inscrire dans une perspective chrétienne (concept de chute et de salut) et communautaire (dignité de la communauté)4.

Pourquoi avoir choisi la guerre comme porte d’entrée de la réflexion ? L’auteur de L’Éthique des décideurs5 nous l’explique en introduction. Penser la guerre, c’est penser le réel, c’est-à-dire « se libérer mentalement du politiquement correct ». Mais penser la guerre n’est pas seulement une question d’hygiène mentale, c’est aussi une condition essentielle pour penser le Pouvoir et remettre la Politique à la place qui est la sienne : la première. « Politique d’abord », tel est l’un des premiers messages forts délivrés en introduction.

Sans prétendre à une étude exhaustive, nous nous proposons ici de faire ressortir trois idées fortes développées tout au long de cet ouvrage avant de revenir sur les sujets traitant plus spécifiquement du métier militaire.

  • Des idées fortes ancrées dans l’héritage classique et kantien
  • La démocratie

Dans le droit fil de la philosophie aristotélicienne, Henri Hude nous rappelle que la démocratie n’est pas une religion mais un système de gouvernement, « mélange raisonnable d’oligarchie et de démocratie, laissant aux élites initiative et liberté, assurant aux classes populaires protection et sécurité, participation et promotion des meilleurs »6. C’est ce que la tradition philosophique appelle « régime mixte ».

Or ce système de gouvernement est aujourd’hui menacé par l’idéologie du politiquement correct (pc)7 et la toute-puissance des médias (l’infosphère). Le pouvoir8 doit donc se réapproprier ses fonctions et penser la guerre sans complexe, rejetant toute culture de guerre totale comme toute culture d’impuissance. C’est ainsi que, en démocratie durable, le leader, sûr de sa légitimité conférée par la volonté générale, ne se laisse pas désarmer et ridiculiser, mais exerce son autorité au bénéfice de la communauté dont il a la charge.

  • Loi morale, relativisme et liberté

Qu’est-ce que le politiquement correct ? C’est la « subversion la plus absolue de l’éthique des Grandes Lumières » par son refus d’une loi morale universelle et l’exaltation démesurée de la liberté individuelle. En dépit d’un scepticisme apparent, il s’agit en réalité d’une religion de substitution prospérant sur les ruines du christianisme et celles des grandes Lumières, religion où l’homme se prend pour Dieu et recherche exclusivement son bien-être matériel. Cette nouvelle religion exerce une pression sociale qui, au lieu de nous aider à faire le bien, nous enferme dans la médiocrité. En effet, refuser la loi morale, c’est finalement accepter de subir les déterminismes auxquels notre nature est liée : « Seule une nécessité morale a le pouvoir de nous arracher à cette nécessité physique. Autrement, nous ne sommes que des esclaves en cavale, et, sous prétexte de liberté, nous imposons au dehors notre égoïsme et notre arbitraire. La liberté humaine est inséparable de la loi morale. On ne bâtit pas sans cette liberté-là une société libre, ni une démocratie durable9. »

Cette culture fondamentalement nihiliste en ce qu’elle interdit aux individus et aux sociétés la recherche des vérités spirituelles repose sur une supercherie. La tolérance relativiste voudrait être la solution au problème de la paix entre les cultures. Or il n’en est rien… La tolérance relativiste cherche au contraire à imposer certaines notions philosophiques des plus discutables et considérées sans intérêt par la grande tradition philosophique (Aristote, Platon, Augustin, Thomas d’Aquin, Kant, Hegel). En effet, quiconque ose remettre en question le relativisme et l’arbitraire individuel présentés comme l’horizon indépassable de la raison humaine est taxé d’intolérant et aussitôt « excommunié »10 par le Léviathan médiatique. C’est ainsi que prétendant libérer l’individu de la pression sociale autrefois exercée par le christianisme, le politiquement correct ne fait qu’accroître cette pression sans qu’il y ait une quelconque régulation. À l’instar de ce qui s’est produit en Union soviétique, le risque réel est celui du mensonge collectif et son lot de catastrophes.

  • Religion et politique

Reprenant à son compte les théories de René Girard sur l’homme imitateur et violent, Henri Hude souligne à quel point la religion, et spécialement la religion chrétienne, est un régulateur de violence : « Le mysticisme chrétien devenu culture, fait social et anthropologique, au titre d’imitation de Jésus-Christ, bloque depuis lors, non pas le conflit, mais la montée aux extrêmes du conflit – l’imitation fratricide est bloquée par l’imitation du Christ11. » En reléguant la foi à la sphère privée, le laïcisme occidental a en réalité fait disparaître un des mécanismes essentiels de régulation de la violence au sein des sociétés.

Or le christianisme, avec ses concepts de chute et de salut, permet de penser la guerre. En effet, la notion de péché originel et la distinction entre nature humaine essentielle, dont l’essence est l’amitié pure, et nature humaine déchue, source de violence, ouvrent de réelles perspectives anthropologiques. En effet, dans cette optique, la guerre limitée, et donc la paix qui s’ensuit, est la conséquence d’une nature blessée mais rachetée et encore capable d’amitié. Ce postulat philosophique rejetant tout optimisme béat sur la nature humaine, mais aussi tout pessimisme de type hobbesien, permet seul de comprendre l’essence de la guerre et d’éviter ce va-et-vient permanent entre le pacifisme et le bellicisme caractéristique de nos démocraties.

  • Commentaire

Henri Hude se livre à une analyse sans complaisance des maux qui minent notre époque, en particulier la supercherie morale du politiquement correct avec son prétendu idéal de tolérance. Il est rare de voir un intellectuel « institutionnel » dénoncer le système de façon aussi radicale et assumer sans complexe la philosophie classique et chrétienne. En effet, sa conception de la démocratie est à rapprocher de celle de Thomas d’Aquin, pour qui la République et les formes mixtes d’aristocratie qui s’en rapprochent le plus sont les meilleurs régimes qui puissent se réaliser dans la plupart des cités12.

Pour lui, la fracture philosophique se situe au niveau des Lumières tardives (hédonisme et relativisme contemporains), et les Grandes Lumières (morale kantienne)13. Or il s’avère que la morale coupée de la religion est vite apparue comme une branche morte, qui tient quelque temps avant d’être brisée par une tempête. Dans L’Homme révolté14, Albert Camus a démontré de façon magistrale comment le refus du divin aboutissait au nihilisme et comment le nihilisme philosophique pouvait engendrer des monstruosités politiques.

Ainsi en est-il de Nietzsche ! Jamais celui qui voulait pousser le nihilisme jusqu’au bout de sa logique n’aurait adhéré au nazisme, et pourtant la philosophie nietzschéenne a enfanté le national-socialisme et le marxisme-léninisme. « Le national-socialisme, à cet égard, n’est qu’un héritier passager, l’aboutissement rageur et spectaculaire du nihilisme. Autrement logiques et ambitieux seront ceux qui, corrigeant Nietzsche par Marx, choisiront de ne dire oui qu’à l’histoire et non plus à la création tout entière15. » C’est ainsi que l’esprit de révolte, lorsqu’il quitte le monde des idées, aboutit au « césarisme biologique ou historique », et Camus de conclure : « Le oui absolu aboutit à universaliser le meurtre en même temps que l’homme lui-même. Le marxisme-léninisme a pris réellement en charge la volonté de Nietzsche, moyennant l’ignorance de quelques vertus nietzschéennes16. »

Force est de constater que les idées philosophiques produisent une vision du monde qui tôt ou tard agit et transforme l’ordre politique et social. À cet égard, la vraie rupture philosophique se situe sans doute entre d’un côté la philosophie classique et thomiste, et de l’autre les Lumières qui proclament l’autonomie de la raison humaine par rapport à Dieu, et plus précisément par rapport à l’Église catholique. Cette révolte métaphysique aboutit, quelles que soient les convictions religieuses des philosophes des Lumières, à la Révolution française et à la naissance d’une société sans Dieu.

Là encore, Camus nous donne la clé : « 1789 se place à la charnière des temps modernes, parce que les hommes de ce temps ont voulu, entre autres choses, renverser le principe de droit divin et faire entrer dans l’histoire la force de négation et de révolte qui s’était constituée dans les luttes intellectuelles des derniers siècles. Ils ont ajouté ainsi au tyrannicide traditionnel un déicide raisonné. La pensée dite libertine, celle des philosophes et des juristes, a servi de levier pour cette révolution17. » Pour être plus précis, le dieu du christianisme est alors remplacé par ce que Camus appelle le nouvel Évangile, c’est-à-dire le contrat social qui « donne une large extension, et un exposé dogmatique, à la nouvelle religion dont le dieu est la raison, confondue avec la nature, et le représentant sur la terre, au lieu du roi, le peuple considéré dans sa volonté générale »18.

C’est pourquoi, en réalité, les démocraties contemporaines, loin d’être seulement un système de gouvernement, sont aussi une religion ou au moins une mystique. 1789 proclamait la divinité du peuple, notre époque affirme la divinité de l’individu, mais c’est bien le même mouvement de révolte qui se perpétue… Changement de dieu, changement de morale ! Si chacun de nous est un dieu, alors il y a autant de morales que d’individus. D’une certaine manière, notre époque ne fait que pousser la logique du nihilisme jusqu’au bout…

Dans cette perspective, la troisième idée développée par Henri Hude prend toute sa signification : à rebours de l’individu divinisé, la religion du dieu fait homme, avec ses concepts de chute et de salut, permet une approche réaliste de la nature humaine en lui reconnaissant une âme en quête des vérités spirituelles capable de maîtriser ses instincts. Cette approche, qui prend la personne humaine dans sa globalité, doit aussi permettre de reconsidérer le christianisme comme fait social et non simple croyance d’ordre privé.

  • Penser la guerre et l’exercice
    du métier des armes dans le contexte actuel

La guerre, et plus exactement la violence, est la porte d’entrée de cet ouvrage et en quelque sorte le fil directeur. Nous nous proposons dans cette deuxième partie de revenir sur quatre idées clés développées essentiellement dans le chapitre III « Qu’est-ce que la guerre ? La démocratie durable et la guerre limitée », le chapitre IX « La responsabilité morale des dirigeants » et le chapitre X « Constitutionnaliser le Léviathan médiatique. La réforme éthique des médias ». Ces quatre idées sont les suivantes : une culture de paix implique le concept de guerre limitée ; le problème moral de l’homicide est résolu par le concept de dignité humaine élargi à l’ensemble de la communauté ; vouloir un corps militaire solide dans une société dominée par l’individualisme n’a pas de sens ; l’exercice du métier militaire sous pression médiatique constante n’est plus un acte politique mais une action de communication. Le militaire doit-il obéir à l’émotion collective ? N’a-t-il pas un rôle politique à jouer ?

  • La démocratie et la guerre

Sur ce sujet, Henri Hude part du constat que nos démocraties ne sont pas à l’aise avec la guerre : « Soit elles n’en font pas assez, soit elles en font trop », et oscillent trop souvent entre pacifisme et bellicisme. Il développe ensuite une définition classique de la guerre – affrontement entre deux entités politiques dans le but d’arriver à une décision – avant de mettre en lumière la relation paradoxale entre démocratie et guerre totale : « C’est un fait historique que la guerre totale en Europe apparaît, ou réapparaît, avec la poussée de la démocratie. Cela s’explique, car si les oligarchies ou les monarchies se battent entre elles, les peuples ne se sentent pas autant « dans le coup » que si le régime inclut le peuple lui-même comme son rouage fondamental. En ce cas, ce sont les peuples qui se jettent l’un contre l’autre, et on comprend que l’affrontement devienne beaucoup plus sanglant. L’idée que la démocratie est par elle-même un principe pacificateur n’est pas fausse, mais à condition de prendre aussi en compte le fait qu’elle est également, et par elle-même, un facteur majeur de montée aux extrêmes19. »

Pourquoi un tel paradoxe ? Parce que nos démocraties reposent sur un principe philosophique qui fait de la Liberté un Absolu, une divinité qui exige tous les sacrifices. C’est en cela que les guerres idéologiques20 sont beaucoup plus meurtrières que les guerres reposant sur des motifs plus terre à terre : « Le duel se transforme, pour toute pensée absolutisant ainsi la Liberté, en un affrontement d’une liberté absolue (nationale, par exemple) contre une autre Liberté, non moins absolue. La guerre entre les hommes devient un combat entre des dieux21. »

Pourtant, aujourd’hui, et en réaction à la barbarie des guerres européennes, nos démocraties cultivent l’irréalisme et l’impuissance en espérant y trouver la paix. Cette illusion n’est pas durable et il faut donc en revenir impérativement au concept de guerre limitée qui accepte l’épreuve de force sans pour autant diaboliser l’adversaire, attitude qui favorise la montée aux extrêmes. Admettre le concept de guerre limitée amène à reconsidérer l’apport du christianisme dans notre conception de la nature humaine.

  • La question de l’homicide

Dans le chapitre IX, Henri Hude, après avoir rappelé la nécessité d’une loi morale universelle, reprend un problème éthique vieux comme le monde : comment peut-on donner la mort et suivre la loi morale « Tu ne tueras point » ? En effet, soit cette loi est universelle et ne souffre pas d’exception, et il faut alors être prêt à subir toutes les injustices plutôt que d’y contrevenir, soit elle ne l’est pas et tout peut alors être légitimé selon les circonstances.

« La responsabilité morale du militaire consiste donc d’abord à répondre, en sa conscience, des actes par lesquels il a ôté la vie à son semblable, devant cette loi qui, apparemment, interdit de le faire22. »

Pour Henri Hude, la réponse réside dans le concept de dignité humaine élargi à celui de la communauté : « C’est pourquoi on peut dire que tuer un individu n’est licite que si, en ne le tuant pas, on prenait le risque de tuer à la fois d’autres individus plus innocents et de laisser se perdre la dignité de la communauté elle-même23. »

  • L’esprit de sacrifice au service de l’hédonisme

En dépit de sa forme interrogative, la conclusion du chapitre IX est un avertissement dont la radicalité en surprendra plus d’un. Comment une société dominée par la recherche du bien-être individuel peut-elle imaginer qu’elle sera durablement défendue par un corps militaire cultivant des valeurs d’un autre âge ?

Un tel comportement schizophrénique revient ni plus ni moins à mettre des valeurs fortes au service de la médiocrité : « Que serait une telle démocratie ? Un ensemble d’individus partageant une culture d’impuissance, qui n’aurait pas le courage de se défendre, défendu par des mercenaires d’un genre particulier, dont on assurerait à la fois l’efficience militaire et l’innocuité politique en préservant chez eux une culture de l’idéal, une morale exigeante ? On exploiterait les nobles sentiments des cadres et l’impécuniosité de la troupe pour préserver le confort d’une masse de petits riches sans idéal24 ? »

Or on ne peut pas vouloir une chose et son contraire ! Une démocratie durable ne peut vouloir une armée efficace et animée de valeurs fortes sans reconnaître dans la société la pertinence de ces valeurs. Elle ne peut être composée d’individus égoïstes assis sur leurs droits et défendue par une armée animée du sens du devoir et de l’esprit de sacrifice ; c’est pourquoi : « Sans un minimum d’élévation morale partagée, tout héros mort pour la patrie ressemble à un idiot qui se serait fait escroquer25. »

  • L’action militaire sous la pression médiatique

D’une manière générale, les conflits actuels ne font que reposer les problèmes classiques de la petite guerre – notamment la distinction entre combattants et non-combattants. Néanmoins, force est de constater que les nouvelles technologies de l’information modifient radicalement26 les relations entre le militaire et le politique : « Désormais, tout militaire présent et actif sur un théâtre d’opérations est immédiatement un homme politique ; non seulement il tente de gagner la « petite guerre » sur le terrain en assumant des fonctions civiles positives (instruction, médecine…), comme le faisaient déjà les « bureaux arabes » lors de la conquête par la France de l’Algérie ou du Maroc, mais il participe à une sorte de campagne électorale ou référendaire mondiale, pour ou contre la guerre, pour ou contre son État dans cette guerre. Comme agent électoral, son action devient par elle-même un discours éloquent, susceptible de faire l’objet d’une théâtralisation dont on tirera des effets pathétiques, ou toniques, ou de persuasion27. »

Or, aujourd’hui, l’émotion collective – et non la raison – est le moteur essentiel du fonctionnement médiatique et la justesse d’une cause se mesure au degré d’indignation qu’elle soulève. Qu’il le veuille ou non, le militaire ne peut rester à l’écart de ce phénomène. À l’intelligence politique sur le terrain, il doit donc ajouter l’intelligence politique par rapport aux opinions publiques, celle de son pays, celle du pays où il intervient, et plus largement l’opinion mondiale. Il doit « assumer une responsabilité morale supérieure ».

Selon Henri Hude, cette responsabilité morale supérieure légitime une intervention du militaire dans le débat public afin de ne pas se laisser enfermer « dans le rôle d’âme damnée ou d’histrion » et, bien plus, un devoir de désobéissance. En effet, doit-on obéir à un pouvoir dans lequel les décisions sont davantage dictées par l’émoi collectif que par la raison ? « Dans quelle mesure est-il légitime de tuer sur ordre, quand le donneur d’ordre ne peut presque rien faire d’autre que d’obéir à une logique de survie de son pouvoir dans les remous de cette agitation28 ? »

Henri Hude conclut par ces propos qui sonnent à nouveau comme une mise en garde : « Tous ceux qui ont à obéir en conscience et qui font exister l’État par leur discipline ont le devoir de rappeler qu’un homme libre n’obéit pas à n’importe quoi, ni à n’importe qui. Si les politiques veulent être obéis et respectés, ils doivent se reprendre et soumettre énergiquement à la logique d’un régime sensé un Léviathan de fait qui ne remplit aucune fonction de paix et qui n’a aucun droit à usurper ainsi le Pouvoir29. »

  • Commentaire

Ces quatre idées fortes abordent deux problèmes différents. Le premier est ancien : il s’agit de la violence et de la guerre. Le second est propre à notre époque : il pose la question du sens de l’action militaire dans un monde soumis à la puissance médiatique.

Concernant le premier problème, nous avons vu que la réponse d’Henri Hude consistait dans le concept de guerre limitée, vu comme un juste milieu entre la guerre totale et l’impuissance, et celui de dignité humaine élargie à la communauté. Cette approche est surprenante en ce qu’elle passe sous silence la notion de guerre juste. Assumant l’héritage de la philosophie classique et chrétienne, Henri Hude aurait pu prendre comme point de départ de sa réflexion, ou au moins rappeler, les trois conditions de la guerre juste30 énoncées par Thomas d’Aquin et qui permettent de résoudre l’apparente contradiction entre l’exercice du métier des armes et le respect de la vie.

En effet, le message du Christ est sans ambiguïté sur la violence : « Tout homme qui prend l’épée périra par l’épée31. » Ou encore : « Moi je vous dis, ne résistez pas aux méchants32. » À ces objections, Thomas d’Aquin répond en disant que, s’il n’est pas permis de se faire justice soi-même, en revanche l’autorité du prince est légitime pour employer la force en vue de protéger le bien commun contre les ennemis extérieurs. À cette première condition, il en ajoute deux autres : la décision de faire la guerre doit être motivée par une cause juste et une intention droite. Il s’agit non seulement de réparer une injustice mais de rechercher un bien meilleur ou d’éviter un mal plus grand. Par voie de conséquence, une guerre juste est en principe une guerre limitée qui respecte le principe de proportionnalité et où la prudence et la clairvoyance du décideur jouent un rôle essentiel33.

Or que voyons-nous ? Sur un plan historique, à partir du xvie siècle, le jus in bello éclipse progressivement le jus ad bellum, les États cherchant à s’affranchir du magistère moral de l’Église et s’estimant seuls juges du droit de faire la guerre. Or la montée aux extrêmes inédite que constituent les deux guerres mondiales met en évidence la nécessité de disposer d’une autorité morale supérieure aux États, capable de limiter la guerre.

À cet égard, la création de l’onu, véritable Église laïque, correspond à ce besoin de légitimité et les princes d’aujourd’hui agissent à son égard comme ceux du Moyen Âge vis-à-vis de l’Église. Ils recherchent son appui, ou au moins son approbation, quitte à agir sans si nécessaire. En tout état de cause, la quête de légitimité est au cœur des opérations militaires occidentales34. Le problème qui se pose dorénavant est que, dans un monde surmédiatisé, la tentation est forte de se contenter d’une apparence de légitimité.

Concernant la question de l’homicide et le concept de dignité humaine élargie, Henri Hude aurait gagné en simplicité à reprendre la notion de bien commun. En effet, la justification avancée semble ici davantage envisagée d’un point de vue privé que d’un point de vue politique : je suis en droit de tuer un agresseur qui menace directement ma femme et mes enfants par exemple. En somme, il s’agit tout simplement de légitime défense ! Mais, transposée sur un plan politique, cette définition n’aide guère à comprendre la nécessité morale de tuer. À partir de quel moment va-t-on estimer que la dignité de la communauté exige de tuer son prochain ? Si la dignité humaine individuelle est le principe premier, alors toute tentative pour en atténuer la portée reste bancale et peut être prise en défaut. Seul un changement de principe peut résoudre la contradiction. La société conçue non plus comme une somme d’individus mais comme un corps organique peut exiger le sacrifice de certains de ses membres en vue d’assurer sa défense, de même qu’un malade consent à l’amputation d’un membre pour préserver sa vie. Dans cette perspective, le bien de la communauté prime sur le bien particulier.

Le deuxième problème a trait à l’exercice du métier des armes dans l’environnement actuel. Sur ce sujet, Henri Hude s’exprime sans détour et pose des questions qu’il n’est plus possible d’ignorer ou d’écarter. Cultiver l’esprit de sacrifice pour défendre une société vouée à la recherche du bien-être a-t-il encore un sens ? Jusqu’où va le devoir d’obéissance ?

Cette question du sens et de la finalité de l’action militaire est effectivement un vrai problème. Nous peinons à donner du sens à nos opérations parce que leur finalité politique est trop abstraite, voire insaisissable. C’est vrai en interne et, de la Bosnie à l’Afghanistan, les mêmes questions ressurgissent avec récurrence. Or, même si le chef militaire est habitué à obéir et à faire taire ses doutes, cette difficulté à donner du sens influence directement la conduite des opérations : « Cinq cents mètres de plus valent-ils la mort d’un homme ? », serait-on tenté de dire en simplifiant. L’axiome « La mission est sacrée » a sans doute vécu pour laisser la place à un calcul coût/efficacité. Quelle prise de risque suis-je prêt à consentir en fonction de l’importance de la mission ? Telle est la nouvelle équation à résoudre pour les chefs militaires d’aujourd’hui.

Ce problème du sens est encore plus vrai vis-à-vis de l’opinion publique et le drame d’Uzbeen est là pour nous le rappeler. L’émotion considérable suscitée par cette embuscade et, surtout, le processus de victimisation35 qui s’ensuivit, ont montré à l’évidence le fossé culturel qui se creuse entre la population et son armée. Là où nous parlons héroïsme et sacrifice, nos concitoyens rétorquent accident du travail et erreur humaine, donc sanctions.

Enfin, concernant le rôle politique du militaire, Henri Hude aborde là aussi un sujet délicat. « Celui qui n’est que militaire est un mauvais militaire », disait Lyautey, et il est vrai que, par formation et par tradition, l’officier français n’est pas qu’un spécialiste de l’outil de défense : il est aussi porteur d’une certaine vision de l’homme et de la société. C’est cette culture qui lui permet d’assumer en opérations des responsabilités qui dépassent souvent le cadre de ses compétences militaires. Dès lors, le chef militaire ne peut pas se désintéresser de la Politique et il se doit de tenir sa place, rien que sa place mais toute sa place…

Porteur d’une vision humaniste et chrétienne, Démocratie durable est un livre fort qui refuse le confort intellectuel. À ce titre, il ne peut laisser indifférents ceux qui travaillent dans l’entourage du pouvoir ou qui s’intéressent aux problèmes de société. S’il ne fallait en retenir que trois points, nous proposerions ceux-ci :

Premièrement, notre modèle de société n’est plus tenable ; l’individualisme et la recherche du bien-être matériel poussés à l’extrême ne parviendront jamais à rendre les hommes heureux. La loi morale, loin d’être aliénante, libère l’homme de ses déterminismes et lui ouvre la voie vers la recherche des vérités spirituelles.

Deuxièmement, les décideurs politiques doivent reprendre la main, non pour exercer une emprise totalitaire sur la société, mais pour lui donner du sens. Ils doivent être persuadés que leur autorité est légitime et ils doivent donc l’assumer sans complexe.

Troisièmement, les militaires ne peuvent « rester sous leur tente » et se contenter d’être des experts de leur métier. Les transformations radicales de la société et des jeux d’influence obligent à repenser le rôle politique des militaires et l’exercice du métier des armes. 

1 Henri Hude, Démocratie durable. Penser la guerre pour faire l’Europe, Paris, Monceau, 2010. Cet ouvrage est à commander exclusivement sur le site/blog de l’auteur (www.henrihude.fr). Les Éditions Monceau (http://editions-monceau.fr) sont une jeune maison d’édition qui vend directement ses livres sur Internet.

2 L’auteur explicite cette idée p. 44, dans la note de bas de page.

3 Jacques Maritain, philosophe français (1882-1973), est l’un des intellectuels catholiques les plus marquants du xxe siècle.

4 Dans une conférence donnée en 2006 à l’université de Fribourg et intitulée « Le bien commun selon Jacques Maritain », Jean-Jacques Triboulet explicite la vision de la personne humaine du philosophe et la caractérise comme étant personnaliste, communautaire, pluraliste et chrétienne.

5 L’Éthique des décideurs, Paris, Presses de la renaissance, 2004.

6 Démocratie durable. Penser la guerre pour faire l’Europe, p. 13.

7 Henri Hude consacre deux chapitres à l’idéologie du politiquement correct, le chapitre I « Analyse du politiquement correct » et le chapitre VII « Le pc comme culture d’impuissance – quelle culture de paix en démocratie durable ? », et un chapitre aux répercussions du fonctionnement irrationnel des médias sur l’action militaire. Il s’agit du chapitre X, intitulé « Constitutionnaliser le Léviathan médiatique – La réforme éthique des médias ».

8 Dans le chapitre IV, Henri Hude revient longuement sur la notion de pouvoir à partir des théories de Hobbes et sur le rôle du leader. Refuser d’assumer le pouvoir, c’est accepter le retour à « l’état de nature » et le chaos, c’est-à-dire la guerre totale probable…

9 Ibid, pp. 43-44.

10 Henri Hude qualifie le lynchage médiatique de « meurtre rituel de la religion de l’impuissance », p. 250.

11 Ibid, p. 211.

12 Cette convergence de vues ne doit pas faire oublier les oppositions de fond. Pour l’Église, le principe d’autorité trouve sa légitimité dans le Créateur, or la philosophie des Lumières affirme l’autonomie de la raison humaine par rapport au divin. Par conséquent, l’autorité est consentie et tire sa légitimité de la « volonté générale ».

13 Henri Hude tiendra sans doute à clarifier sa position ultérieurement sur deux problèmes présents et non résolus dans son livre : celui du rapport entre le christianisme et les Lumières, et celui de l’évaluation globale de la Révolution française.

14 L’Homme révolté est un ouvrage fondamental pour qui veut comprendre l’essence profonde de la révolte métaphysique européenne dont nous subissons encore aujourd’hui les conséquences.

15 Albert Camus, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 104.

16 Ibid, p. 105.

17 Ibid, p. 143.

18 Ibid, p. 146.

19 Démocratie durable. Penser la guerre pour faire l’Europe, p. 112.

20 Henri Hude ne donne pas d’exemples précis, mais on ne peut s’empêcher de penser ici à la Révolution française suivie des guerres napoléoniennes ou encore aux deux guerres mondiales.

21 Ibid, p. 118.

22 Ibid, p. 298.

23 Ibid, p. 307.

24 Ibid, p. 308.

25 Ibid, p. 308.

26 Certes, cet état de fait n’est pas entièrement nouveau, mais il tend à devenir la norme là où autrefois il restait limité.

27 Ibid, p. 315.

28 Ibid, p. 328.

29 Ibid, p. 336.

30 Sur ce sujet, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Guillaume Bacot, La Doctrine de la guerre juste, Paris, Economica, 1989.

31 Matthieu C.26.

32 Matthieu C.5.

33 Peut-être Henri Hude, dans un second volume annoncé, répondra-t-il à ces deux questions : quel est le rapport entre guerre juste et guerre limité, et comment une démocratie durable peut-elle imposer une logique de guerre limitée ?

34 Nous invitons le lecteur désireux d’approfondir ce sujet à lire Justifier la guerre, Paris, Presses de Science Po, 2005. C’est un ouvrage collectif rédigé sous la direction de Gilles Andréani et Pierre Hassner qui traite du retour de la morale dans les interventions actuelles. Le chapitre III est consacré à l’actualisation de l’héritage de la guerre juste par l’Église catholique ; il est rédigé par Christian Mellon.

35 Samuel Duval, « Soldats français tombés en Afghanistan : rendez-nous nos héros », Le Monde, 11 mars 2010.

Philosophie et stratégie... | J.-P. Charnay