Les thèses classiques de philosophie politique sont centrées sur la figure de la paix incarnée par l’État. Construction purement juridique ; les juristes parlent même de « fiction » ; l’État n’existe pas en soi, mais seulement dans la représentation imaginaire que nous avons des institutions qui le constituent et qui organisent la vie sociale pour mettre des individus en relation et les rassembler en une unité factice, créée par le pouvoir étatique souverain.
- Position du problème : logique étatique et logique internationale
Émergeant de l’état de nature caractérisé, selon Hobbes, par exemple, comme une guerre de tous contre tous, l’État réalise une forteresse de paix à l’intérieur de ses frontières. Il doit maintenir l’ordre intérieur par ses forces de police et, par des forces armées, protéger sans cesse sa population et son territoire des attaques extérieures. La paix que procure l’État ne serait donc pas en contradiction avec l’usage de la force. Seul l’État possède l’usage légitime de la force : c’est son droit et son devoir de faire intervenir les forces de police à l’encontre de citoyens qui transgressent des lois dont le respect assure la paix civile, et c’est son droit et son devoir d’utiliser les forces armées contre des ennemis extérieurs qui menacent son indépendance et affaiblissent sa puissance. En effet, tout État n’exerce légitimement aucun pouvoir en dehors de ses frontières. Ainsi, dans la philosophie politique classique qui perdure de nos jours, tout espace externe qui reste en dehors du pouvoir de l’État est tenu – à des degrés divers, évidemment – pour un milieu généralement hostile et sans droit. L’État ne reconnaît comme du droit que son droit. Et, par conséquent, tout milieu externe est susceptible d’être un jour ou l’autre soumis par ses forces militaires – pour s’allier ou s’incorporer à lui –, devenant ainsi un espace de droit. S’il n’en était pas ainsi, quel sens aurait le maintien de l’institution militaire par tous les États, y compris par ceux qui se disent neutres ?
Or, l’ambition du droit international dans ses développements a été de faire admettre à tous les États qu’il n’y a plus d’état de nature au-delà de leurs frontières ; il n’existe que d’autres États qui doivent de façon identique faire régner la paix sur leur territoire de manière légitime : il n’y a qu’une pluralité d’États qui, loin de s’affronter en permanence, ont à se partager le flot sans cesse croissant de la population mondiale pour la stabiliser et lui donner les moyens de se maintenir en vie et de prospérer. Égaux et souverains en droit, figures de raison et de paix, selon le droit international, les États doivent bannir entre eux l’usage de la force.
Nous sommes ainsi en présence de deux logiques : la logique du droit étatique et la logique du droit international. Il importe de savoir les distinguer car, nécessaires toutes les deux, indispensables l’une à l’autre pour promouvoir la paix, elles se construisent selon des paramètres différents.
Dans les faits, tous les États membres de l’Organisation des Nations unies ont souscrit à sa charte constitutive, dont l’article 2 alinéa 4 proscrit non seulement l’usage mais aussi la menace de la force. Répétons la question : pourquoi ce maintien des forces armées par tous les États ? Si l’on observe les conflits actuels, on constate que le nombre des guerres interétatiques est très faible en comparaison des guerres civiles, latentes ou manifestes. Dites « conflits de basse intensité », ces guerres font pourtant des morts par milliers et centaines de milliers, ce qui n’est plus le cas de nos jours des guerres interétatiques. Est-ce donc que le droit international réussit à imposer sa logique de pacification interétatique, alors que les institutions étatiques ne parviennent pas à imposer leur culture de paix ? Nous verrons qu’une telle appréciation trop rapide de la situation est superficielle, incomplète et donc erronée. Si, théoriquement, il est capital de démêler les deux logiques, dans la réalité elles se télescopent : les États veulent jouer le rôle des Nations unies en faisant valoir la particularité de leur puissance effective, tandis que l’Organisation ne parvient pas à imposer la seule suprématie du droit sans moyens coercitifs. Ainsi, dans le brouillage des événements du monde, assistons-nous à des crises où la confusion est maîtresse. Nous prendrons des exemples dans l’histoire récente et contemporaine, et nous chercherons à approfondir ces deux logiques constitutives de la géopolitique qui s’articulent sur les rapports de la force et du droit pour promouvoir la paix.
- La guerre froide : « ni paix ni guerre »
En 1947-1948, pour caractériser la guerre froide, Boris Souvarine et Raymond Aron forgeaient l’expression : « ni paix ni guerre ». Aron précisait : « paix impossible, guerre improbable ». La menace de l’arme nucléaire dissuadait les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, de s’affronter. C’est la menace de l’usage possible, mais non probable, de la force maximale représentée par le nucléaire, qui a maintenu les deux superpuissances en respect. Il n’y eut pas entre elles d’affrontement direct, alors que s’exacerbait leur rivalité par États interposés. Dans leur politique intérieure, tous les États de la planète en ont subi par contrecoup des conséquences plus ou moins violentes, pouvant aller jusqu’au renversement de régimes en place, meurtres de dirigeants politiques ou syndicaux, insurrections, massacres de masse, disparitions… L’enjeu était de taille : les deux superpuissances s’assuraient de leur victoire ou de leur supériorité par le nombre de gouvernements qui leur faisaient allégeance. Des États se sont ainsi scindés : Allemagne, Yémen, Vietnam… qui, la guerre froide cessant, se sont réunifiés tandis que la Corée reste encore divisée. Quelques États ont changé de parrainage, passant de l’un à l’autre, selon les aides qui leur étaient offertes : Angola, Éthiopie, Indonésie, Mozambique, Nicaragua…
Une fois dissipée la crainte du communisme ou du capitalisme, l’un ou l’autre ennemi mortel et anti-civilisateur à abattre, des États ont entrepris de faire la lumière sur leur période sombre de dictature et tenté la réconciliation nationale grâce à la mise en œuvre d’institutions judiciaires et parajuridicaires comme les commissions « vérité et réconciliation », qui cherchaient à réparer le tissu social, affecté par des déchirures si radicales. Ces commissions sont des expériences riches d’enseignements pour comprendre sur quelles bases difficiles et périlleuses la paix civile peut à nouveau s’installer. Une culture de la paix peut être énoncée a contrario à partir de l’analyse des causes et des conséquences de la violence politique : non-séparation des pouvoirs, impunité des crimes politiques, usage et abus de milices paramilitaires tels les « escadrons de la mort », etc., et indiquer positivement les institutions à mettre en place en vue de renforcer le processus démocratique. Outre l’indépendance de la justice, la restructuration des services de renseignement, la réorientation de la mission de l’armée vers la défense extérieure et l’instauration de l’obligation pour toutes les agences de sécurité de rendre compte aux dirigeants élus, d’autres mesures sont nécessaires : apprentissage du respect mutuel et observation des droits de la personne humaine, mesures de réparation aux victimes, et notamment celles visant à préserver leur mémoire. Ce dernier point fut particulièrement fort dans la « Commission pour l’éclaircissement historique au Guatemala », car dans ce conflit qui, de 1962 à 1996, fit plus de 200 000 morts et disparus, et qui semble s’être achevé en 2004 avec le départ de la Mission onusienne pour le Guatemala (monug), plus de 80 % des victimes étaient des Mayas.
Dans plus d’une trentaine d’États, des commissions de ce genre ont été mises sur pied pour retrouver les bases de la paix civile et de l’union nationale, mais peu ont donné les résultats escomptés : des documents sur les exactions commanditées par les autorités du pays avec l’aide de forces étrangères ont disparu ou sont interdits d’accès, et les lois d’amnistie ont fait le reste, condamnant quiconque mentionne cette période sombre. Dans certains États, le rapport final de la commission a été autorisé de publication à condition que ne soit mentionné aucun nom de fonctionnaire ayant participé à ces crimes ; parfois même les responsables du rapport ont été exécutés de manière sommaire.
Or, paradoxe total, tandis que des dictatures se livraient à des déchaînements de violence, que sévissaient les escadrons de la mort, et qu’ailleurs la révolution marxiste-léniniste amenait son lot de troubles, d’injustices, d’insurrections, d’emprisonnements de masse et parfois de massacres, une relative accalmie régnait dans les relations internationales, ce qui a permis au droit international initié par la Charte des Nations unies de se développer, de se consolider. Un tel paradoxe s’explique. Chaque camp défendant son idéologie voulait se montrer apte à étendre son influence bénéfique et pacifique sur le monde. Nombre de conventions internationales ont été votées et ratifiées dans tous les domaines (droits de l’homme, droits civils et politiques, droits économiques, sociaux et culturels), et les institutions onusiennes spécialisées ont pu s’implanter durablement dans le paysage international : Unesco, Oit, Unicef, Oms, etc. Sur la scène internationale se développait donc une culture de la paix, alors que, pris séparément, chaque État, et plus particulièrement ceux qui sortaient de la colonisation, paraissait institutionnellement très fragile en raison des violences internes qui avaient pour but l’obtention du pouvoir, son maintien ou son renversement, tout cela étant dû à la rivalité des deux superpuissances.
Certes, la fin de la guerre froide a fait disparaître la concurrence acharnée dans l’armement et le surarmement entre l’urss et les États-Unis : elle s’est terminée par l’épuisement des ressources de l’un et a donné la victoire à l’autre. Il n’y eut pas entre eux usage de la force, mais seulement usage de la menace extrême. Il n’y eut que démonstration, représentation, spectacle, avec des armes bien réelles, certes. Mais ce spectacle ne devait en rien faire ignorer les zones de conflits internes qui se multipliaient selon une logique d’accaparement de richesses et de contrôle politique des points stratégiques du globe. Ainsi, pouvons-nous poser la question : pourquoi la fin de la guerre froide n’a-t-elle pas conduit à une culture de la paix ? Pourquoi la pax americana ne s’est-elle pas propagée en renforçant les institutions onusiennes dont les États-Unis sont le principal bailleur de fonds ? Sous le couvert de pax americana, les États-Unis pratiquent une politique de puissance. Mais ils n’en ont pas l’exclusivité. Tout État qui le peut investit dans ce genre de politique extérieure : occuper des lieux stratégiques et des lieux de production de richesses et d’énergies indispensables au développement de son économie.
- Les conflits de basse intensité (low intensity conflicts)
L’expression émerge aux États-Unis dans les années 1980 et reste d’un usage courant en théorie politique pour caractériser des conflits en marge, peu médiatisés, qui frappent les pays du tiers-monde sans paraître affecter l’ensemble du monde. Un tel concept permet d’établir une différence entre l’affrontement étalé au grand jour contre l’urss et qualifié de conflit de haute intensité en raison de la menace nucléaire, et les conflits de moyenne intensité, c’est-à-dire les guerres conventionnelles interétatiques. Il arrive qu’un pays qui soutient une faction opérant sur un autre territoire n’intervienne pas directement mais lui fournisse des armes de manière plus ou moins détournée. Et s’il décide d’une intervention, cela se passe sans déclaration de guerre : le conflit limité géographiquement est mené par de petites unités spécialisées, plus ou moins secrètes, mobiles, car les foyers peuvent être nombreux et discontinus. Lorsque les hostilités sont engagées, il n’y a d’informations ni sur les objectifs concrets, ni sur le déroulement du conflit, ni sur le nombre de victimes. Menées en territoire étranger, ces opérations s’avèrent être, par exemple, des missions anti-drogues qui ont seulement pour objectif l’assassinat ou la capture de quelque narcotrafiquant notoire, d’un leader charismatique, etc. ; elles peuvent prendre plus d’ampleur et donner lieu à des massacres de civils pour décourager les tentatives de résistance ou d’insurrection et pour assurer la protection de certains lieux d’extraction minière, d’exploitation forestière, etc. Si les États-Unis en ont établi la théorie, ils ne sont pas les seuls à mener sur le terrain ces sortes de guerres. François Géré écrit que jusqu’en 1994, la France n’hésitait pas à utiliser l’armée pour défendre ses intérêts économiques. Quand ils le peuvent, d’autres États, y compris les États du tiers-monde, ne se privent pas non plus de conduire des expéditions prédatrices, comme le montre la situation actuelle de la République démocratique du Congo, pillée de son or par des troupes armées ougandaises et de sa cassitérite par des troupes rwandaises, selon le rapport 2005 d’experts onusiens.
Dans ce type de conflit, tout porte à croire que pour faire advenir la prospérité chez lui et par conséquent garantir la paix civile, un État ne répugne pas à déstabiliser ses pairs. Sans usage légal de la force, peut-on parler de culture de paix ? L’idée de culture implique un travail d’acculturation qui nécessite du temps, et quand il s’agit de culture de paix on est en droit d’attendre une formation pour tous en vue d’atteindre un modèle universel d’échanges justes et égaux. Est-ce qu’à long terme la paix civile obtenue par l’appropriation des richesses des États voisins sera maintenue ? Ne laisse-t-elle pas soupçonner que des comportements prédateurs à l’extérieur ont comme corollaires des injustices et des inégalités à l’intérieur ? La paix suppose une sensibilité et un jugement qui ne valent pas pour soi seul mais qui contribuent à des relations pacifiques avec autrui, à moins d’être affligé d’autisme. Mais l’autiste n’est pas en paix avec lui-même.
L’État dont les richesses font l’objet de prédation, s’effondre en peu de temps, mais il en faudra beaucoup plus pour le restaurer, le reconstruire. L’effort de reconstruction passe de nos jours par la communauté internationale, comprise à la fois comme société civile internationale formée par les ong et comme ensemble des organisations interétatiques entretenues par les budgets des États.
Donc, en raison de l’interdépendance des relations multiples que les individus et les organisations entretiennent les uns avec les autres, une culture de paix nécessite un bon fonctionnement de l’État.
En 1996, les auteurs de l’ouvrage collectif L’Économie des guerres civiles, s’accordaient à reconnaître que la guerre du Liban de 1975 à 1990 donnait une intelligibilité particulière à ces guerres civiles d’un nouveau type. Des études portant sur le Kurdistan, l’Afghanistan, la Bosnie, le Liberia, le Mozambique, le Soudan, le Pérou, la Colombie nous présentaient des États affectés par ces conflits internes d’une cruauté extrême. Le recensement n’était pas exhaustif à l’époque, tant les conflits latents ou manifestes étaient déjà nombreux. Aussi peut-on se reporter par exemple à un autre ouvrage collectif, Les Nouveaux Mondes rebelles. Conflits, terrorisme et contestations, paru en janvier 2005, pour juger de l’ampleur du phénomène. D’une région à l’autre, les causes peuvent être de différents ordres : politique, social, économique, anthropologique. On s’interroge sur la conception patrimoniale du pouvoir africain, l’absence de réformes agraires dans les pays latino-américains, un certain archaïsme des mœurs comme des modes de gouvernement qui ne peut plus contenir, refouler ou satisfaire les exigences d’une population cultivée et ouverte sur le monde, etc.
Mais sur ces causes intérieures se greffent des causes extérieures, à savoir les liens que chaque faction rebelle, chaque gouvernement tyrannique est susceptible d’entretenir avec des réseaux transnationaux non étatiques, avec des entreprises nationales ou multinationales, ou encore avec les gouvernements étrangers qui le soutiennent. En conséquence, ces guerres n’en finissent pas : les rebelles, en se faisant mutuellement la guerre pour accaparer les régions les plus riches du territoire, sont en relation avec des réseaux qui leur permettent d’obtenir ravitaillement, armes et argent, en échange de quoi ils écoulent les richesses nationales à leur seul bénéfice, au détriment de la population. Les diamants (Angola, Sierra Leone, République démocratique du Congo), le latex du Liberia, le pétrole et le gaz du golfe de Guinée, du Moyen-Orient ou d’Asie centrale, attirent des convoitises internationales, et font naître, à l’intérieur, des dictatures à caractère patrimonial devant lutter contre les menaces permanentes de guerre civile, ou déclenchent des guerres civiles menées par plusieurs chefs de guerre, lesquels retirent plus d’avantages de la guerre que de la paix civile. Ahmad Tejan Kabbah, président actuel de la Sierra Leone, pays désormais pris en charge par l’onu déclare : « Notre guerre n’était pas une guerre civile. Ce n’était pas une guerre fondée sur l’idéologie, la religion ou l’origine ethnique, ni une « guerre des classes ». […] C’était une guerre par procuration axée sur le contrôle permanent par les rebelles de nos riches champs de diamants, au profit des étrangers . »
Se développe donc une culture de guerre dans un contexte ultralibéral qui permet une accumulation rapide de richesses grâce aux nombreuses infractions à la légalité portant sur les matières premières, la production, la fabrication et le transport de drogue ainsi que le trafic d’armes légères, activités hautement lucratives, indispensables en situation de crise pour alimenter la guerre : Afghanistan, Bosnie, Colombie, etc. Le président du Pérou, Fujimori, fut destitué à la suite d’une enquête révélant son implication quasi directe dans un trafic d’armes en faveur des farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie, productrices de coca, lesquelles s’opposent depuis les années 1950 au gouvernement colombien et, occupant une partie croissante du territoire, échappent totalement à son contrôle. L’usage de la force, il faut l’admettre, s’accorde plus avec une culture de guerre qui s’épanouit malignement dans nombre de pays qu’avec une culture de paix. Mais comment caractériser cet usage de la force ?
L’État s’effondre lorsque la force n’est plus régulée par le droit, lorsque, détournée de son usage public, il en est fait un usage privé : privé en ce sens que son exercice est tenu secret, qu’il ne vise pas l’intérêt général des citoyens et qu’il s’oppose à la répartition équitable des biens et des services. Ce sont les chefs de guerre (warlords) qui décident par la force des termes de l’échange, pour tirer personnellement bénéfice du conflit, et qui répercutent le poids des pertes sur la communauté. Les richesses nationales sont pillées et bradées dans l’intérêt exclusif d’un tout petit nombre d’individus, qui s’enrichissent et corrompent ceux qui les aident. Lorsque les chefs de guerre perdent leurs appuis extérieurs, ils s’en prennent à la population sans armes, qu’ils maltraitent et affament, afin de susciter une aide internationale d’urgence, qui devient pour eux un nouvel objet de racket et de prédation. Sur les lieux de ces conflits, les ong font unanimement état du sort des civils pris au piège de ces violences : intimidations, travaux forcés, viols, tortures, privation de nourriture sont leur lot quotidien et les obligent à fuir…
Il s’agit donc bien là d’une culture de la violence. Dans ces guerres, le fondement et la raison politiques finissent par être oubliés, tant sont nombreuses les exactions commises ; et ceux qui s’étaient engagés dans la lutte au nom d’un idéal sont devenus des combattants sans foi ni loi. La violence est voulue, entretenue, elle rapporte. Ces guerres durent des décennies. Elles n’ont pour but que de durer. Remporter la victoire, restaurer le pouvoir central est une entreprise difficile, onéreuse et risquée. En effet, un pouvoir digne de ce nom devrait être capable de démilitariser toutes les factions, d’organiser la vie publique, de remettre sur pied toutes les institutions, un Parlement et surtout la police et la justice, de réinvestir dans des zones dévastées pour rendre les moyens de transport opérationnels, de donner des emplois à ceux qui n’ont connu que le métier des armes, parfois dès l’âge de 7 ans, de scolariser la jeunesse, de permettre des échanges équitables et durables entre individus égaux qui s’entendent sur la valeur des biens et des services, de faciliter enfin pour tous indistinctement une vie paisible grâce à des services de santé et des prestations sociales, au moins pour le logement.
Qui ose se fixer un tel programme de culture de paix ? Un État, une grande puissance ? Et en l’occurrence, de nos jours, les États-Unis ? Ou bien l’Organisation des Nations unies ? Ainsi sommes-nous obligés de différencier les manières dont les États-Unis, puis les Nations unies usent de la force pour amener une culture de paix. Et nous ajouterons une troisième forme d’intervention dont la pratique se répand et semble s’imposer : la gestion des conflits par des entreprises privées.
- Usage de la force par une grande puissance en vue de promouvoir la paix
Ce fut l’ambition des États européens dits « civilisés » d’aller coloniser les «barbares » pour leur faire goûter les fruits de la vraie foi, des lumières de la raison et de la civilisation. Ces guerres menées en terre étrangère par les puissances occidentales rivales commencèrent au xve siècle et c’est au xixe siècle que le grand mouvement de décolonisation s’engagea en Amérique latine et trouva son apogée dans la seconde partie du xxe siècle en Afrique et en Asie. Mais le spectre de la colonisation hante toujours ces peuples, dont certains n’en finissent pas d’être décolonisés. Des études ont montré qu’une des causes du génocide perpétré par les Hutu sur les Tutsi en 1994 au Rwanda serait bien l’utilisation à des fins exterminatrices de l’idéologie coloniale fortement raciste.
De nos jours, c’est l’ambition déclarée de l’hyperpuissance américaine, déterminée à porter la démocratie dans toutes les régions du monde où ses intérêts stratégiques et économiques sont en jeu, qui est au centre des analyses géopolitiques. Mais les Américains ne réalisent là que ce que d’autres États – britannique, espagnol, français, hollandais, portugais… – ont fait en d’autres temps sous d’autres formes. Ce qui nous interroge, c’est, malgré tout, l’incapacité de l’État le plus puissant de la planète à remplir cette mission glorieuse : promouvoir la paix. En fait, dans les situations précises où cet État s’implique, l’usage de la force contrevient tout simplement au droit et au sentiment de justice.
Le droit international contemporain a désormais posé comme fondement l’égalité souveraine des États et interdit toute ingérence dans les affaires intérieures ou qui relèvent de la compétence nationale. En conséquence : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. »
La supériorité d’un État en matière de technologie militaire ne peut être tenue pour un argument de droit. Ainsi, l’interdiction de l’arme nucléaire pour les uns et son autorisation pour les autres contredit le principe de l’égalité souveraine. Le maintien du nucléaire sous prétexte de dissuasion est compréhensible dans le rapport de force qu’entretiennent les grandes puissances entre elles. En revanche, l’interdiction qu’elles imposent aux puissances moyennes d’y avoir accès nourrit et renforce le sentiment de dépendance, de mise sous tutelle et de stagnation. Une telle inégalité de traitement n’a pas le pouvoir de faire disparaître la crainte des menaces que les uns font peser sur les autres. La puissance de fait, à un moment donné de l’histoire, est prise pour du droit : peut-elle imposer la paix et la sécurité en bafouant le sentiment de justice qui la légitimerait ?
En 1963, quatre États sont dotés d’un arsenal nucléaire : les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’urss, auxquels s’ajoute bientôt la Chine ; ces cinq États sont les membres permanents du Conseil de sécurité. En 2005, quatre autres États possèdent l’arme nucléaire : la Corée du Nord, l’Inde, Israël et le Pakistan. Mais près de soixante États exploitent ou construisent des centrales nucléaires ou des réacteurs de recherche, et au moins quarante d’entre eux possèdent l’infrastructure industrielle et scientifique qui leur permettrait de fabriquer l’arme atomique dans des délais relativement courts si les contraintes normatives du tnp (Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires) cessaient de s’appliquer. Certes, on ne pourra qu’insister sur la duplicité internationale des États mais aussi sur leur loyauté à l’égard de leur peuple. Tout en adhérant au tnp, certains États se procurent les matériaux et les compétences nécessaires à l’exécution d’un programme d’armement et se ménagent la possibilité de dénoncer le tnp quand il sera opérationnel.
Obnubilés par la possession de la force mortifère entre toutes les forces actuelles, les États cultivent la guerre au nom d’une culture de paix. On ne peut en empêcher aucun d’entreprendre cette course inutile aux armements. C’est la possession de ces armes qui les tranquillise et leur donne confiance !
D’aucuns déclarent que les États-Unis peuvent agir en tant que « gendarme du monde ». Source de nombreuses confusions, cette expression est intéressante à analyser. Tombée en désuétude, il n’est pas sûr qu’elle ne réapparaisse pas. Elle contient en soi deux atteintes au droit international : une atteinte à l’égalité souveraine des États et une atteinte au droit de la guerre défini par les Conventions de La Haye (jus ad bellum) aussi bien que par celles de Genève (jus in bello).
Que la force militaire d’un État puisse devenir une force mondiale de police signifie que toutes les frontières des États ont volé en éclats : aucun État n’a plus de territoire bien défini, la planète est devenue un espace sans frontières sur lequel patrouillent les forces de police d’une seule nationalité. Du militaire au policier, il y a passage d’une externalisation à une internalisation des espaces politiques, alors que se profile l’affirmation suspecte selon laquelle la supériorité réelle de la puissance militaire particulière d’un État peut à bon droit se substituer à la supériorité juridique d’un droit universel valable pour tous les États.
En effet, une force de police ne peut s’exercer qu’à l’intérieur d’un État et sa capacité d’user légitimement de la force lui vient d’une instance supérieure. Quelle est l’autorité supérieure qui peut confier à un État ce pouvoir de police du monde ? Il n’en existe pas. En effet, déclarer que tout État est souverain signifie qu’aucune puissance n’est au-dessus de lui. L’Organisation des Nations unies, fondée juridiquement par des États souverains, est dépourvue de toute souveraineté effective, elle ne peut déléguer un pouvoir qu’elle ne possède pas. Si l’onu détenait ce pouvoir souverain, elle nierait le principe de souveraineté des États dont elle est le garant. Le droit international s’effondrerait de lui-même. Selon ce dernier, ne prévaut que l’égalité souveraine de tous les États. Donc, confier la force de police mondiale à un État, c’est le laisser agir unilatéralement en raison de sa souveraineté, puisqu’il détient la technique militaire la plus performante ; cela revient, par conséquent, à confisquer la souveraineté de tous les États du monde et donc à les désavouer en tant qu’États. Voilà pourquoi, au nom de la sécurité collective qu’un seul État saurait assurer de facto, et en l’autorisant à maintenir seul cette avance due à la disproportion des moyens d’intervention, y compris l’emploi de forces de destruction massive, on s’apprête à transformer cet État non en sauveur du monde mais en ennemi mortel de l’humanité.
La dérive de la confusion entre l’usage de la force par une police et l’usage de la force par une armée touche le droit concernant le déclenchement de la guerre, le jus ad bellum, et fragilise l’observance des règlements établis durant les conflits armés, le jus in bello. En effet, une opération de police criminalise le contrevenant. Il en découle que l’État soumis aux attaques d’une armée déguisée en force de police est un État voyou, hors la loi ; il doit subir humiliation et punition. Or, le droit de la guerre selon les Conventions de Genève impose toujours la reconnaissance de l’égalité souveraine des États et par conséquent le respect de l’égalité de traitement des forces armées dans le jus in bello.
À l’intérieur d’un État policé, c’est au nom du droit public souverain dont elle est l’exécutrice soumise que la force de police contrôle et maîtrise l’usage privé illégitime de la force ; voilà pourquoi elle ne peut accorder à ceux qui violent l’ordre public le même traitement que celui convenu internationalement aux combattants étrangers. Par conséquent, une force armée qui se prend pour une force de police enfreint les règles du droit humanitaire international qui vise la protection des prisonniers, des populations civiles, des monuments culturels, des lieux cultuels, etc. Ainsi, dans cette confusion des deux forces, policière et militaire, on assistera à une escalade de la violence. Outre la première guerre déclarée, une seconde se préparera et se développera sur le mode de la vengeance. En effet, le non-respect du jus in bello sera vécu par le peuple qui le subira comme une agression supplémentaire et provoquera ainsi, en droit et avec raison, un nouveau casus belli et non une culture de paix. Les belligérants entreront alors dans la spirale des représailles.
Une culture de paix doit reposer sur la distinction bien établie entre force de police et force armée. En effet, le pouvoir de police ne peut que conserver le droit existant qui l’autorise à user de la force à l’intérieur du territoire où policiers et citoyens ont la même nationalité ; de par sa nature, il n’est pas en mesure de fonder un droit nouveau. Exécutant une prétendue opération de police dans un autre État pour y installer la démocratie, l’État qui mène les hostilités souhaite faire émerger un droit nouveau, réaliser une refondation de l’État. Or, cette fondation ne peut se faire qu’à partir de l’État concerné.
En acceptant, à l’heure actuelle, qu’une puissance hégémonique devienne le gendarme du monde, on accepte qu’un État policier fonctionne sur la base d’une collusion entre la violence fondatrice et la violence conservatrice. Voilà pourquoi, en bien des lieux de la planète, cet État, devenu un État mondial de police, est ressenti comme atteignant le summum de la violence, une violence qui provoque d’autant plus indignation et révolte qu’il est difficile de se soustraire à ses diktats. En effet, comme superpuissance militaire, il peut fonder unilatéralement son droit, et comme superpuissance économique tendre à le conserver.
Mais à y regarder de près, les États-Unis ne veulent pas jouer ce rôle. Soucieux de leur sécurité économique, ils considèrent la dimension militaire comme le fondement ultime de la puissance à partir de laquelle ils entendent profiter au maximum de leur position actuelle d’unique superpuissance. Ainsi, contrairement aux définitions caricaturales de l’impérialisme américain, nous conviendrons plutôt que les États-Unis agissent dans une logique étatique, en tant que simple État. Ils exercent une hégémonie sans hégémonisme, car ils ne veulent pas jouer au bon samaritain en assumant les besoins incommensurables de la communauté internationale. Ils ont tiré les leçons du syndrome somalien. Ils sélectionnent la faisabilité de l’action en fonction de leur capacité militaire opérationnelle et de leurs intérêts. En cela, les États-Unis ne diffèrent en rien de la Chine, par exemple, qui ne craint pas de déclarer qu’elle fait du multilatéralisme un moyen et non une fin de sa puissance et qu’elle est prête à utiliser l’arme nucléaire contre ceux qui mettraient en péril ses intérêts vitaux touchant Taïwan. Il est perceptible que la question du Tibet, pour les mêmes raisons, restera « gelée » (sans jeu de mots) pendant très longtemps encore.
Les grandes puissances n’agissent sur la scène internationale qu’en tant que puissances étatiques. Si elles sont de grandes puissances, c’est qu’elles s’entendent à faire coïncider leurs intérêts nationaux avec ceux des autres États et avec les aspirations du moment de la société internationale ; mais elles ne craignent pas de faire valoir leurs divergences profondes et radicales quand elles découvrent leurs propres limites, leur propre faiblesse et leur vulnérabilité, comme l’envers de leur puissance à préserver. Ainsi, par exemple, les États-Unis refusent de signer le Statut de la Cour pénale internationale (cpi), considéré par beaucoup comme une promesse de paix en vertu du développement du droit pénal international.
- Usage de la force et culture de la paix par l’ONU : les opérations de maintien de la paix
Certes, ces opérations n’ont de qualification juridique ni en anglais (peacekeeping, peacemaking, peace maintenance, peace pushing, peace building) ni en français (maintien, rétablissement, imposition, stabilisation, consolidation de la paix), car elles ne renvoient à aucun article précis de la Charte. Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations unies de 1953 à 1961, suggérait que ces opérations prennent place à mi-chemin entre le chapitre VI et le chapitre VII de la Charte. Or, les articles de ce chapitre « VI bis » n’ont jamais été écrits. C’est donc une connaissance empirique de l’histoire de ces opérations de 1948 à nos jours qui permet de préciser leur nature et leur évolution.
Les opérations de maintien de la paix (omp) sont liées à des conditions plus ou moins favorables à une désescalade de la violence dans un conflit interne ou international. Au cours d’une première période, de 1945 à 1978, les omp attendaient que cette désescalade ait déjà eu lieu pour intervenir sur le terrain. En pleine guerre froide, de 1978 à 1988, il n’y eut aucune omp. De 1988 à nos jours, étant donné le constat fait de la longue durée des conflits, l’objectif de ces missions est de créer les conditions favorables à cette désescalade sans attendre qu’elles se créent d’elles-mêmes. Nous avons ainsi deux figures précises, et une troisième, intermédiaire.
Le consentement des belligérants est requis explicitement avant le déploiement des casques bleus. Les soldats reçoivent une mission d’interposition ou de surveillance des frontières après un cessez-le-feu. Les contingents, de taille réduite, faiblement armés, appartiennent à de petites ou moyennes puissances. Mettant en doute leurs engagements réciproques, les belligérants sont conscients que la paix récemment établie entre eux est encore bien fragile. L’usage de la force est donc voulu, souhaité, demandé à un tiers neutre et impartial, après que les belligérants sont arrivés à des accords et souhaitent que chacune des parties les respecte et soit surveillée dans le maintien de ce respect. La force, sous la forme d’une présence, d’une menace éventuelle, impartiale mais sûre, est donc bien au service de la paix, pour la maintenir, la stabiliser, la consolider. L’usage de la force se limitera aux cas de légitime défense. En conséquence, l’intervention des casques bleus peut être considérée comme une réussite en faveur de la paix.
Le cas de figure intermédiaire est rencontré lorsqu’une partie à un accord de paix en viole les clauses de façon claire et irréfragable. Si la mission continue à accorder le même traitement à toutes les parties, elle risque, au mieux, de compromettre l’efficacité de son opération, et, au pire, de se rendre complice du crime. Dans son rôle de tiers impartial, il lui importe de savoir qualifier les faits de guerre, car ne pas savoir distinguer la victime de l’agresseur, les manquements au droit de son respect, contribue à la poursuite de la guerre et non au maintien de la paix. L’impartialité dans l’usage de la force signifie donc ici que l’on prend parti pour le droit. Ainsi, l’onu a été amenée à inclure dans les mandats des omp l’autorisation d’employer la force et, pour cela, à fournir sur le terrain des forces plus nombreuses, mieux équipées, capables d’avoir un effet plus dissuasif.
Or, dans le deuxième cas de figure, quand l’usage de la force est requis sans le consentement exprès des belligérants, les missions ne réussissent pas aussi bien. Pourtant, c’est cette orientation plus volontariste des opérations de maintien de la paix qui s’est dessinée après 1988. Des missions se montent non plus demandées par les belligérants, mais autorisées par le Conseil de sécurité et soutenues par les puissances régionales qui peuvent se sentir particulièrement concernées par le conflit : troupes américaines à Haïti en 1994, troupes de l’otan en Bosnie en 1995 et au Kosovo en 1999, troupes du Nigeria et de l’ECOMOG dépêchées en Sierra Leone en 1997, initiative australienne au Timor-Oriental en 1999. C’est ainsi que, faisant appel aux troupes régionales, l’onu tend à montrer que l’opération d’imposition de la paix est demandée non pas par les belligérants mais par ceux qui subissent le contrecoup du conflit sous la forme d’incursions de troupes sur leur territoire, de camps de réfugiés à leurs frontières, d’immigration, etc. Elle veut prévenir les risques d’instabilité qu’un tel conflit fait courir à toute une région, et donc le faire cesser.
Bien souvent, d’ailleurs, il est quasiment impossible d’attendre le plein consentement des autorités politiques au pouvoir pour déployer les omp, car ces autorités ne sont plus en poste ou sont tombées au rang de chefs de guerre ou de mafia. En intervenant, l’onu ne viole donc pas la souveraineté de l’État. Les guerres, en effet, sont des guerres civiles à plusieurs fronts, menées par des acteurs non gouvernementaux qui souhaitent continuer leurs luttes intestines et arrivent à pervertir les codes de conduite des casques bleus pour poursuivre leurs objectifs de guerre : pillage de convois humanitaires ou perception de taxes sur leur passage, promesses de miliciens non tenues, corruption des casques bleus qui échangent leurs armes contre les « diamants de la guerre »… Ainsi, la plus grande difficulté que rencontrent ces missions, c’est qu’en l’absence d’interlocuteurs étatiques crédibles dans les zones de crise, elles s’exécutent dans un environnement hostile. Les belligérants ont l’intention manifeste de poursuivre la lutte, et c’est la société internationale qui veut arrêter les massacres, soit en prenant parti pour un camp, soit en obligeant les parties à se mettre d’accord pour une réconciliation nationale. La paix n’est ni désirée, ni voulue, ni mise en œuvre par les parties, qui profitent encore du chaos de la guerre. Tout l’art de ces missions consisterait en une combinaison de techniques de combat et de négociations. Mais, avec qui négocier ? Les acteurs les plus en vue sont les plus bellicistes ou les plus sanguinaires, ils s’imposent donc sur le terrain, mais ils violeront les engagements pris. Quant aux plus modérés, qui tiennent leur engagement auprès de la mission onusienne, s’ils désarment, ils se feront aussitôt exterminer par ceux qui refusent de le faire.
S’en remettre à l’onu qui veut imposer la paix, c’est devoir déposer les armes. Mais vouloir conquérir le pouvoir pour construire un État libre et indépendant, c’est devoir les garder, au moins tant que les autres parties n’ont pas désarmé. Les événements tragiques de la guerre de Bosnie sont source de leçons. On voit la contradiction entre logique étatique et logique internationale quant à l’usage de la force : l’onu ou ses représentants ne peuvent se substituer aux forces étatiques quand il en va de la survie d’un État. En Bosnie, au nom de leur mandat de paix, les troupes missionnées se sont abstenues de combattre et ont empêché les combattants bosniaques sur place de se défendre, sous prétexte que leur enclave était protégée par la seule présence des casques bleus.
Certes, le mandat onusien est cohérent, c’est la paix. Donc, la première tâche des troupes de l’onu consiste à désarmer les belligérants, les démobiliser, les amener à négocier et enfin à se rendre aux urnes pour décider de leur avenir commun. Mais quand ce programme peut-il commencer à être mis en œuvre ? Une paix envisagée prématurément alors qu’elle a encore besoin du soutien de la force pour se consolider conduit à des désastres. Le massacre de Srebrenica a brutalement réveillé les esprits et permis que Sarajevo ne connaisse pas le même sort.
Des missions de paix furent des échecs : Somalie, rdc (ex-Zaïre), Bosnie (ex-Yougoslavie) et Rwanda. Dans les deux premiers États, la guerre persiste, dans les deux derniers l’opération d’imposition de la paix s’est prolongée en se transformant en un mandat du Conseil de sécurité pour la création d’un tribunal pénal ad hoc afin de poursuivre tous les auteurs de crimes de guerre, de nettoyage ethnique, de génocide et crime contre l’humanité, la paix pouvant se consolider par la justice.
Cependant, là où l’onu a le plus de chances de réussir, c’est dans la formulation de la théorie de la paix préventive, en opposition avec celle de la guerre préventive que défendraient certains États. Ainsi le rapport Brahimi mentionne la nécessité d’observatoires de prévision des crises, en insistant sur le fait que « ne pas investir du temps et des ressources dès le départ pour prévenir l’éclatement des conflits, c’est courir le risque de les voir dégénérer en conflagrations beaucoup plus meurtrières et beaucoup plus coûteuses à éteindre ». La Macédoine fut un modèle de réussite, les autorités du pays ayant demandé un déploiement préventif des casques bleus pour éviter la contagion de la guerre que le Kosovo et le reste de l’ex-Yougoslavie avaient connue.
Les opérations de maintien et de consolidation de la paix ne peuvent avoir lieu que dans certaines conditions. Il faut que la guerre ait effectivement cessé pour que ces opérations prennent tout leur sens. Il est donc nécessaire que la force fondatrice de l’État ait déjà inscrit la victoire dans les faits, l’onu ne pouvant que parachever l’œuvre fondatrice des armes. La force onusienne d’imposition de la paix ne saurait instaurer la paix dans les situations où la guerre n’a donné la victoire à aucun des protagonistes, où les hostilités n’ont cessé qu’en apparence soit à cause d’une impasse militaire, soit sous la pression internationale, ou pour ces deux raisons à la fois, mais où certaines parties refusent de mettre un terme au conflit.
L’exemple somalien reste présent dans notre réflexion. En 1992, les États-Unis déclenchent l’opération Restore Hope. En 1993, les Nations unies prennent le relais et en 1995 les derniers casques bleus sont évacués, laissant la Somalie à ses démons claniques regroupés en cinq entités principales, elles-mêmes divisées en plus de trente entités secondaires, plus ou moins alliées ou rivales selon les circonstances, mais dotées toutes d’une organisation politique soutenue par une milice propre ; et outre ces subdivisions, se dressent de temps à autre quelques nouveaux chefs de guerre sans rattachement bien défini qui « tentent leur chance ». Encore aujourd’hui, la Somalie est un non-État, en proie aux hostilités intérieures et fortement suspectée de servir de refuge à des éléments terroristes liés à al-Qaida. Cependant, une évolution lente se dessine, il semble que, fatigués de ce type de guerre qui dure depuis au moins quinze ans, soit depuis la fin de la guerre froide, les Somaliens désireraient former un gouvernement, mais ils s’affrontent depuis la fin 2004 sur la forme constitutionnelle de l’État : sera-t-il unifié ou confédéral ?
La paix peut-elle venir d’ailleurs que de la population elle-même ? La force n’est perçue comme porteuse de paix que si, émanant de soi, elle est appliquée à soi, ce qui signifie en termes politiques : autodétermination et autonomie. Toute contrainte étrangère qui s’exerce sur un corps social, aussi déficient soit-il, est ressentie comme aliénante ; elle court donc le risque d’être rejetée et, loin de conduire à la paix, elle exacerbe les conflits en radicalisant les oppositions et les rivalités existantes.
Instruites en particulier par l’échec des États-Unis en Somalie, les grandes puissances hésitent à envoyer leurs contingents nationaux dans ces conflits de basse intensité. Des unités de combat, plus souples, mieux aguerries, possédant une panoplie d’armes très sophistiquées et hautement intégrées, seraient plus aptes à venir à bout de ces combattants nombreux, mobiles, se présentant en groupes dispersés et capables de se fondre rapidement dans la population civile. Dès le début de son premier mandat de secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan lui-même avait émis cette hypothèse : éradiquer les conflits de basse intensité et préparer le terrain pour la reconstruction d’un État serait l’affaire de sociétés militaires privées ou de compagnies privées de sécurité, commanditées par les représentants d’institutions internationales, régionales ou onusiennes. Il ne recueillit aucune réponse favorable et jugea alors que la communauté internationale n’y était pas encore préparée.
- Généralisation de la privatisation de l’usage de la force
Prolifération des conflits de basse intensité : plus de quatre cents dans quatre-vingt-dix pays en 2001-2002, selon le dénombrement indiqué dans Mondes rebelles. Phénomènes concomitants, la perte d’intérêt stratégique des grandes puissances envers leurs anciens protégés ou colonisés et le délestage d’une main-d’œuvre militaire sur le marché du travail du fait de la professionnalisation des armées ont favorisé la multiplication exponentielle des sociétés privées de sécurité ou compagnies militaires privées.
Le savoir-faire de ces entreprises est multiple : analyse du danger de certains sites, conseil en matière d’achat d’équipement, surveillance de bâtiments, de quartiers, de zones sensibles, protection des transports dans des zones hostiles, acheminement d’armes, entraînement de forces dans toutes les situations de guerre, y compris le combat, encadrement pour le déminage, etc. Bien que mieux payé que les soldats ordinaires, le personnel tire avantage à accomplir la tâche demandée avec rapidité et un extrême professionnalisme.
Innombrables deviennent les occasions pour lesquelles on fait appel à ces sociétés : lutte contre les activités criminelles du gia algérien, contre les confréries de pirates en mer de Chine, contre les mafias russes, contre les exactions de l’eln, guérilla concurrente des Farc, qui dynamite l’oléoduc de la zone pétrolifère colombienne, contre les divers sabotages en Irak et ailleurs…, sécurisation des bâtiments administratifs des ambassades dans des pays souffrant des séquelles de la guerre civile, exploitation et exportation de ressources minières ou pétrolières sans avoir de comptes à rendre à ceux qui devraient en être les légitimes bénéficiaires, transit de convois humanitaires dans des zones de combat, etc. Nationales, elles exercent leurs activités dans le prolongement des milices paramilitaires : ainsi certaines opèrent au cœur de villes africaines ou brésiliennes pour assurer la sécurité dans des quartiers habités par des citoyens riches qui les commanditent. Multinationales aussi, elles sont susceptibles d’être mêlées à des activités relevant du renseignement, du terrorisme, de l’extrémisme radical, de la prolifération d’armes.
Comment apprécier de telles sociétés ? Tout dépend du commanditaire de leurs opérations. Ont-elles ou non une licence d’accréditation ? Se sont-elles dotées d’un code éthique qui les rend responsables des actions de leurs salariés ? Dans certains cas, en effet, ces sociétés ne se différencient nullement des groupes terroristes, paramilitaires ou mercenaires. L’une d’elles d’ailleurs a défrayé la chronique.
En effet, en mars 2004, les autorités équato-guinéennes déjouent un énième complot. Deux contingents de « mercenaires » sont arrêtés, l’un à Malabo, l’autre sur l’aéroport de Harare, en train de charger des armes. Ce sont des hommes recrutés par une société militaire privée établie en Afrique du Sud, qui offre les services d’anciens miliciens du Parti national sud-africain. À la suite d’interrogatoires musclés, les autorités remontent la filière qui aboutit au milieu « pétro-affairiste » de Londres : elles découvrent, comme complices du coup d’État, Mark Thatcher (le fils de Margaret, Premier ministre du Royaume-Uni dans les années 1980), ancien ministre britannique, et les services secrets sud-africains. Quant aux pilotes des avions, d’origine arménienne, ils ignoraient le but de l’opération. Le commando aurait été convaincu de mener ce coup d’État par un ancien opposant, Severo Moto, chef du Parti du progrès de Guinée équatoriale, réfugié politique en Espagne.
Il est vrai que, grâce à quatre sociétés pétrolières américaines, la Guinée équatoriale, troisième producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne, après le Nigeria et l’Angola, promet de couvrir dans les dix ans qui viennent 25 % des importations américaines de brut. Les 500 000 habitants de ce petit territoire seraient les plus riches du monde si le produit de la manne pétrolière n’était pas confisqué au profit du chef de l’État et de son clan de Mongobo. Comment maintenir la stabilité de cette micro-république dont le taux de chômage atteint les 30 %, qui ne publie pas de listes électorales, interdit les candidatures des opposants au régime, ignore l’isoloir et ne distribue que les bulletins de vote du parti au pouvoir ? Comment s’assurer que ceux qui succéderont à l’actuel président auront la même bienveillance envers les compagnies pétrolières étrangères ? Les tentatives de complot ne manquent pas contre le gouvernement en place, lequel ne compte plus que sur l’appui des États-Unis, qui savent exploiter les richesses nationales et font de lui l’unique bénéficiaire dans le pays.
Des compagnies privées multinationales vont donc jusqu’à cumuler diverses activités : par exemple, elles vendent ou échangent expertise, équipement, formation et divers services de sécurité contre des concessions minières. Ces compagnies rejettent toute comparaison avec les formes classiques de mercenariat puisqu’elles s’implantent et prospèrent sur un territoire donné ; mais elles ressemblent à des clans mafieux, car elles ne sont assujetties à aucune régulation internationale et ne respectent pas les principes du droit international auquel tout État et toute organisation interétatique est soumis, à savoir : la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’autodétermination des peuples. Par contre, d’autres agissent pour le compte d’ong humanitaires qui leur demandent conseil pour évaluer le risque d’une opération, aide pour sécuriser un convoi, secours pour libérer des otages…
De la même façon que le brouillage de l’humanitaire et du militaire sur des régions en guerre avait donné lieu à des réexamens sévères du partage entre privé et public, entre engagement avec mandat politique et engagement bénévole, faire assumer des activités militaires d’ordre public par des privés suscite réflexions et mises en garde. La chaîne de commandement, colonne vertébrale de l’activité militaire, laquelle reçoit mandat du pouvoir politique, disparaît, ôtant sa légitimité à l’usage de la force. Le salaire que l’on reçoit pour prendre les armes ne suffit pas à justifier l’action. Sous les drapeaux, discipline et contrôle sont régis par un ensemble de règles à la fois nationales et internationales, et ceux qui les enfreignent peuvent être traduits devant une cour martiale, un tribunal pénal. Or, il se trouve que les contrats que certaines sociétés font signer à leurs employés, stipulent explicitement qu’ils échapperont à la justice du pays où ils mènent leurs actions. Est-il pensable que tout État puisse devenir otage d’opérateurs qu’il ne contrôle pas, sous le seul prétexte que ces opérateurs ont reçu un salaire pour leur mission ? Qu’en sera-t-il aussi lorsque, sur un sol étranger, des soldats de même nationalité, aux ordres de commanditaires rivaux, se feront la guerre ?
Nos schémas de pensée sur le légitime et l’illégitime, sur le permis et le défendu, sont calqués, quant à l’usage de la force, sur la distinction entre le privé et le public. Faut-il renoncer au critère privé/public pour faire ou non confiance au titulaire de la force dans l’établissement d’une culture de paix ? La force publique est encore considérée comme seule légitime pour instaurer la paix. Encadrée par le droit -expression reconnue et manifeste de la volonté politique -, la force demeure son expression coercitive la plus claire. La force ne dénature pas le droit ; quand elle en est l’exécution, elle en assure même la prééminence. Elle ne prive en rien le droit de la part de socialisation dont il est le vecteur.
Comment voir dans le développement exponentiel de ces entreprises privées de sécurité l’annonce d’une pacification possible des rapports de force ? Est-on prêt à consacrer l’usage de la loi du plus fort et du plus riche, estimant que la victoire de la force, en un lieu et en un instant toujours révocables, est préférable à un règlement endogène, plus visible, plus long, plus global, plus responsable, plus démocratique, assumé par les intéressés eux-mêmes ? Ces opérations militaires privées pourraient être envisagées, dans le meilleur des cas, comme des périodes d’hospitalisation dans l’histoire d’États malades qui, après intervention, retrouveraient la santé. Mais à qui revient-il le droit de diagnostiquer la maladie d’un État, de décider de la nécessité d’une intervention et de la nature de l’opération ?
« Le 10 août 2004, Paul Wolfowitz, sous-secrétaire d’État américain à la défense […] a demandé au Congrès de lui accorder 500 millions de dollars pour construire un réseau de milices amies dans le monde afin de “combattre le terrorisme et les insurrections”. Cette manne devrait bénéficier à des groupes établis le long de la frontière pakistano-afghane, en Irak, dans le Caucase et dans la corne de l’Afrique, ainsi que sur plusieurs îles des Philippines où opèrent des combattants islamistes. La guerre, ainsi sous-traitée, est en train de changer de nature. » Cela signifie que la guerre décidée par les États-Unis ne sera plus menée par des troupes de nationalité américaine, car la législation américaine l’interdit. Même si son siège social est aux États-Unis, une société de sécurité n’est pas autorisée à recruter ses militaires-mercenaires sur le sol américain. Le personnel qui travaille à l’étranger pour le compte d’une société américaine doit être recruté à l’étranger et avoir une nationalité étrangère. D’autres pays agissent de même, afin de ne pas contrevenir aux lois nationales et internationales sur le mercenariat. La force ainsi offerte pour relayer des engagements étatiques qui mettraient en péril une certaine vision politique de la nation, de la patrie, du sacrifice pour des idéaux, serait donc entièrement instrumentalisée. Modulables selon les interventions, ces panoplies de services de sécurité sont d’ores et déjà mises à la disposition de toutes les parties en conflit sur le marché national ou international.
De même que les États et le secrétaire des Nations unies penchent pour cette solution afin de satisfaire les exigences de leurs luttes pour les premiers, de la paix pour le second, certaines ong seraient favorables à l’utilisation des services de ces sociétés. Mais elles reconnaissent qu’il serait de leur devoir de faire d’abord diffuser auprès d’elles les règles du droit international humanitaire afin que, sur le terrain, elles respectent leur déontologie et n’entravent ni n’alourdissent leurs tâches.
- Conclusion
Nous avons présenté cinq « cas de figure », qui incitent à penser que les rapports entre une culture de paix et l’usage de la force sont toujours inclusifs dans nos sociétés.
1. Pendant la guerre froide, la menace permanente de la force maximale dans le jeu des deux puissances rivales les a paralysées. Une certaine paix règne sur la scène internationale, permettant d’avancer dans la rédaction des textes internationaux. Mais cela n’empêche nullement leur rivalité de se manifester dans tous les autres États, parfois même sous forme de guerres intestines.
2. La multiplication des conflits de basse intensité nous montre qu’une culture de la guerre peut devenir un but en soi, au service de l’enrichissement personnel d’un petit nombre. En se développant, la privatisation de la violence crée les réseaux internationaux des commerces illicites en tout genre, lesquels affaiblissent et parfois détruisent les structures des États et les échanges équitables, mais elle renforce les liens transnationaux mafieux et amicaux.
3. L’usage légitime de la force par un État fait advenir la paix à l’intérieur de ses propres frontières, c’est la force de police. Mais, en dehors de ses frontières, l’usage de la force militaire est interprété comme du non-droit, la paix ne provenant que de la libre disposition d’un peuple à se donner ses propres lois en fonction de ses propres richesses à partager, de sa propre expérience historique de liberté et de justice, donc en vertu de l’autodétermination, qui suppose un accord entre le peuple et le gouvernement. Qu’un État mène une guerre préventive, qui n’est ni une guerre offensive ni une guerre défensive mais une sorte d’opération de police internationale, pervertit l’usage de la force comme maîtrise et contrôle de la violence interne et va amplifier la violence dans le territoire étranger sur lequel il intervient. Dans un monde où les États se sont réparti toutes les surfaces à occuper et, donc, où chacun a accompli sa fondation, il n’est plus de force fondatrice qui légitimerait l’usage de la violence, instituant un droit nouveau ; seule une force de conservation conforme au droit international peut agir pour maintenir la paix.
4. Ainsi, une force multinationale formée par les contingents prêtés par divers États au Conseil de sécurité de l’onu pour mener une opération de maintien de la paix, exprime une culture de la paix que l’État dans une politique étrangère de force ne peut imposer unilatéralement. Le maintien de la paix est demandé par toutes les parties au conflit, une fois qu’elles ont pris l’engagement de la respecter. Le casque bleu népalais qui meurt sous les balles d’un rebelle congolais en Ituri aurait pu rester au Népal et défendre son roi contre les insurgés maoïstes. La paix qu’il vient restaurer avec son propre contingent comme avec ceux d’autres États ne sera pas celle qu’un vainqueur cherche à imposer et dont il tirera des avantages personnels. C’est une paix qui permettra à un autre pays que le sien de se redresser et de se développer dans un climat de sécurité.
La paix qu’un État vainqueur impose par la force est une paix unidimensionnelle : elle convient au vainqueur et non au vaincu. La paix qui pourrait être favorable à la fois au vainqueur et au vaincu serait une véritable paix, mais elle ne s’obtient que par la négociation, menée avec sincérité et bonne foi. La force peut imposer l’arrêt de la violence extrême et injustifiée, mais elle n’apporte pas la paix. Il n’y a paix que lorsque les belligérants cessent de vouloir la guerre.
Certes, la paix peut être obtenue par la force, qu’elle soit légale ou illégale. Mais les hommes qui disent vouloir la paix en faisant la guerre cherchent à obtenir la victoire qui leur procurera la paix qu’ils souhaitent : celle dont ils tireront avantage. Autant dire qu’en voulant la paix, ils veulent la guerre. Ceux qui font une paix dont ils tirent des avantages illégitimes préparent la guerre : les vaincus, forcés d’accepter cette paix, savent qu’il s’agit d’un simple pacte, qui durera le temps nécessaire pour leur permettre de se préparer à la guerre suivante et de prendre leur revanche. La paix suppose une union des parties en conflit et non la soumission de l’une à l’autre. Le contingent onusien ne vient pas pour piller les richesses du territoire où sévit la guerre, il vient participer à l’effort de paix.
5. Enfin, la privatisation de l’usage de la force comme un produit sur le marché international semble avoir des partisans parmi les États, à l’onu avec le secrétaire général, parmi les ong avec la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge. Alors que trop peu de règles juridiques le régulent, il est confié au marché le soin d’imposer sa propre loi. Une culture de la paix qui se réduirait à un calcul économique de l’usage de la force ne s’assimilerait-t-elle pas à une culture de la guerre ?
La Pensée 299 de Pascal peut nous mettre sur la voie : « Sans doute, l’égalité des biens est juste ; mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien. »
Le caractère ramassé de l’écriture pascalienne a cela d’étonnant qu’en énonçant la vraie thèse en termes idéaux, il en montre l’impossibilité concrète, due à la condition humaine. Promouvoir une culture de la paix supposerait un partage équitable des biens et un usage toujours juste de la force, voilà la thèse. Mais la réalité est bien différente. Nous aimerions tant que le fort et le juste puissent passer l’un pour l’autre ou se manifester ensemble, toujours conjoints ; or, ils s’opposent. On ne peut forcer les gens à être justes, la justice ne s’impose pas par sa seule équité, la force donc est nécessaire, elle contraint à l’obéissance, et l’obéissance n’est pas l’expérience de l’autodétermination qui conduit à la paix. La force est opérationnelle mais exige sa justification. Or, les camps qui s’affrontent le font précisément quant à l’énoncé de cette justification. Ainsi élaborons-nous toujours une culture de la paix à partir d’une réflexion sur la guerre.
Concluons toutefois : la guerre, phénomène obnubilant dans la vie de nos sociétés en raison de l’usage paroxystique de la force, ne peut nous faire oublier que, tant que des sociétés existent, même en état de guerre, elles sont traversées par des principes générateurs du tissu social. Que les sociétés se dotent d’une force de police pour assurer l’observance des lois régissant leur ordre interne, que le droit international donne une intelligibilité aux rapports de force entre les puissances étatiques, et qu’ensemble droit étatique et droit international enseignent les éléments de base constitutifs de la culture de la paix, cela ne dissimule pas le fait qu’en un temps autre, en un lieu autre, l’histoire peut s’écrire autrement, modifier les formules juridiques parce que les rapports de force changent. Mais les principes générateurs de la vie sociale l’emportent toujours en vue de la cohésion, de l’alliance et de l’entente, même si ces différentes formes d’union restent parcellaires, fragiles, toujours soumises à une relance. Si la force brutale vient déchirer les familles, les ethnies, les peuples, les sociétés, c’est bien parce qu’en profondeur, en deçà ou au-delà, les hommes ne cessent de tisser des liens indispensables à leur survie.