N°20 | L’armée dans l’espace public

Pham Thanh Tâm
Carnet de guerre d’un jeune Viêt-minh à Diên Biên Phu
Paris, Armand Colin, 2011
Pham Thanh Tâm, Carnet de guerre d’un jeune Viêt-minh à Diên Biên Phu, Armand Colin

Ce livre est exceptionnel à plusieurs titres. Il émane d’un carnet de guerre illustré d’aquarelles et de dessins réalisés au fusain et à l’encre de Chine par un artiste de vingt-deux ans, membre de l’armée populaire du Viêt-minh depuis l’âge de quinze ans. Le texte est accompagné d’une préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, qui dirige la collection « Le fait guerrier » dans laquelle paraît ce livre en France et explique cette « manière différente de dire la guerre » (p. 5) ; d’un avant-propos de Jessica Harrison-Hall, conservatrice d’art vietnamien au British Museum, qui présente l’originalité de ce document historique car « peu de dessins faits à Diên Biên Phu existent encore aujourd’hui, et bien moins encore semblent avoir été catalogués et publiés » (p. 7) ; et d’une introduction de Sherry Buchanan, éditrice en anglais dès 2005 et une des traductrices en français de ce témoignage, qui relate les conditions de découverte de ce carnet – dans une boîte en carton à l’étage de la maison de Pham Thanh Tâm, protégé par du plastique et recouvert par un morceau de sa chemise – et rédige la biographie de l’auteur et la présentation du carnet.

Plusieurs lectures peuvent être faites de ce carnet de quarante-quatre pages.

Son intérêt principal réside dans la description de la bataille de Diên Biên Phu. L’auteur, Tâm, est un témoin direct : il appartient à la division d’artillerie lourde de l’armée populaire – F 351 – et, à ce titre, intervient en tant que soldat durant la bataille. Il a participé au déplacement et au camouflage des pièces d’artillerie ainsi qu’à l’assaut final, chargé de l’appareil de pointage d’un canon. Cette bataille a rarement été décrite du point de vue des Vietnamiens. Tâm y relate les techniques pour acheminer les armes : « La pente était trop raide pour porter les pièces d’artillerie à quatre, nous ne pouvions avancer que deux par deux. On a dû faire cinq allers et retours. Hommes et canons étaient couverts de boue. L’opération se déroulait pendant la journée et nous étions visibles de très loin ; une fois près de l’abri, on s’allongeait par terre et on faisait glisser par-dessus nos corps les bouches à feu, les plaques de base, les roues, les affûts et autres pièces détachées jusqu’à ce que tout soit dans l’abri. Une fois les canons en place, nous sommes redescendus trois cents mètres chercher de l’eau pour laver la boue. » Il détaille l’importance des camouflages en bambou ; les mille kilomètres de routes construits en secret ; les ponts construits, démontés, camouflés ; les toits de bois et de bambous des pistes pour qu’elles échappent aux avions ; les canons tirés à bout de bras sur plusieurs kilomètres de pente.

La propagande est constamment présente dans ce récit : Tâm est journaliste et illustrateur officiel de l’Armée populaire depuis 1950. Il glorifie le courage des combattants, mais aussi des civils, qui risquent leur vie, se sacrifient, se privent de nourriture pour la victoire contre les Français. Il met notamment l’accent sur les paysans, habitués au labourage et au travail de la pioche, qui ont creusé des tunnels, sous les barbelés, débouchant au cœur même du camp français.

Tâm n’est pas un combattant de base ; il a une culture militaire : admirateur du correspondant de guerre russe Ilya Erhenbourg, il a une vision globale de la bataille et n’hésite pas à comparer les systèmes de fortification de la Grande Guerre et ceux de Diên Biên Phu : « Pendant la Première Guerre mondiale, les deux camps étaient face à face et s’affrontaient chacun depuis leur réseau de tranchées. À Diên Biên Phu, nos tranchées ont pénétré le camp ennemi. Il n’y avait plus qu’un seul vaste champ de bataille. Pour avancer, nos fantassins ont emprunté les voies que les Français avaient eux-mêmes creusées pour se protéger. L’ennemi a été pris au piège dans ses propres tranchées et galeries. Il ne pouvait mener ses contre-attaques qu’en petits groupes épaulés par les blindés » (pp. 148 et 149).

Tâm a accès à des informations de grande importance : il parle à plusieurs reprises de l’aide que les États-Unis apportent à la France ; il sait que des lettres des familles de Navarre et de Castries ont été trouvées, provenant de parachutages et évoquant les demandes d’évacuation des blessés des Français. Il est capable, dès le 8 mai 1954, de fournir dans son carnet le bilan officiel, selon l’Armée populaire, des prisonniers, des morts et des blessés, des avions détruits, et il récapitule les trois étapes ayant conduit à la victoire : « Pendant le premier assaut du 13 mars, nous avons percé l’écorce dure de Him Lam. Pendant la deuxième offensive du 30 mars, nous avons conquis les collines 1, 2, 3 et 4 de la zone est. […] Au cours de la troisième et dernière étape, nous avons préparé l’offensive du 1er mai. […] Dans la nuit du 6 mai, nous avons donné l’assaut final » (p. 153). Mais la bataille n’est pas totalement décrite. Il parle des blessés, mais uniquement pour glorifier leur courage : il ne s’attarde pas sur les horreurs de la guerre.

Ses illustrations sont à ce titre révélatrices et permettent de réfléchir au rôle de l’artiste pendant la guerre. Bien sûr, il dessine des armes, mais plus pour représenter les soldats qui les servent. Les légendes des croquis – sur tous sont indiqués un titre, l’endroit ou les personnes représentés, la date – évoquent « un fantassin aux aguets armé d’une baïonnette » (p. 130), « un canon antiaérien » (p. 117), « dans une casemate, les artilleurs se préparent à ouvrir le feu » (pp. 86-87), mais nulle fumée prouvant l’activité de ces armes. D’autres croquis et aquarelles, tout aussi nombreux, montrent des blessés et l’aide qui leur est apportée, des femmes thaïes qui fleurissent les tombes des soldats morts, des paysages...

Pham Thanh Tâm explique à Sherry Buchanan : « Il y a une esthétique de la guerre. Les conditions sont tellement effroyables que le rôle de l’artiste est de réaffirmer pour les autres sa croyance en la vie et de communiquer sa foi en l’avenir. Les Français et les Américains brûlaient nos villages, et bombardaient nos campagnes. La guerre était tellement dure que je voulais soulager les soldats en leur montrant que la beauté existait toujours. D’ailleurs, ils aimaient me regarder dessiner, cela semblait les calmer. Je ne voulais pas exprimer de haine dans mes dessins. Mon devoir d’artiste était d’illustrer mon amour de la patrie et de mes camarades. Je cherchais à exprimer un sentiment délicat » (p. 15). Pendant la bataille, il réalise aussi des portraits pour que les familles puissent les placer sur l’autel si les soldats meurent.

Mais ce don du dessin est au service de la révolution et participe à la guerre. En effet, il a été formé dans un des cours des beaux-arts organisés par des professeurs de dessin, tous formés aux Beaux-Arts à Paris et devenus résistants. Dès le début, ils dessinent les panneaux et affiches révolutionnaires. En 1948, Tâm est nommé artiste militant, il fabrique les slogans et banderoles et risque la mort s’il est capturé par les Français.

Enfin, ce livre permet d’éclairer les rapports entre les Français et les Vietnamiens. Pham Thanh Tâm, dont les parents sont ouvriers, est allé au lycée français. Il a vécu la famine de 1944-1945 qui fit deux millions de morts : le riz était réquisitionné par les Japonais pour leur armée, mais saisi par les administrateurs français ; la France est donc assimilée à la famine. En novembre 1945, lorsque Haiphong est bombardé, Tâm fuit, est séparé de sa famille et prend le maquis. Il a quinze ans.

Dans son carnet, l’ennemi français n’est pas insulté, mais on le voit intervenir trois fois, lorsqu’il est fait prisonnier. La première description des Français, datée du 18 avril 1954, est la plus violente : « Des prisonniers français se trouvaient là. Certains travailleurs les ont injuriés. Les femmes leur tiraient les oreilles ; les hommes leur brûlaient la barbe et leur tiraient le nez. Les soldats français n’osaient pas riposter. Une femme, qui savait quelques mots de Français, les a traités de “chiens” (lo-xieng) et de “salauds” (xa-lu). Un de nos officiers a dû intervenir. “Nous demandons à nos frères de ne pas agir comme ça. C’est contre notre politique ! […] – Je leur ai tiré les cheveux parce que je n’ai pas voulu désobéir aux règles, sinon je les aurais tous ficelés et exécutés”, a répondu un des travailleurs. » Et Tâm conclut : « Ce n’est pas édifiant et ils ont eu tort de maltraiter ainsi les prisonniers, mais il semble que le peuple crie vengeance » (p. 131).

La deuxième description des Français intervient le 7 mai 1954 : « Les soldats obéissants se sont mis en rang, la tête inclinée. Aucun n’a essayé de s’enfuir, tous savaient qu’il n’y avait pas d’issue ; nos troupes étaient partout. […] Officiers et soldats, blancs ou de couleur, se sont alignés sur quatre rangs. Un des Vietnamiens (s’étant battu du côté français) s’est écrié en voyant nos soldats : “Vous nous sauvez la vie !” Je ressens du mépris pour lui, mais aussi de la pitié pour lui et pour notre peuple. Nous avons été divisés et incités à nous entretuer par l’ennemi » (p. 147). Enfin, le 12 mai 1954, les prisonniers français sont décrits « en guenilles » et portant « des sacs de riz sur les épaules. […] Blancs ou Noirs, étrangers ou Vietnamiens, soldats ou officiers, tous marchent en une seule colonne. C’est probablement la première fois qu’ils sont égaux » (p. 156). Les Français sont donc décrits comme des colonisateurs.

Pham Thanh Tâm vit à Ho Chi-Minh-Ville, retraité de l’armée avec le grade de colonel. Artiste officiel pendant la deuxième guerre du Vietnam, il a réalisé des dessins jusqu’en 1975. Ils appartiennent aux collections permanentes du British Museum, du musée des Beaux-Arts de Ho Chi-Minh-Ville et à d’autres collections au Vietnam. Son carnet de guerre nous permet d’accéder une autre vision de la guerre d’Indochine et d’enrichir la nôtre.


Le Complexe de l’autruche | Pierre Servent