N°20 | L’armée dans l’espace public

Elyamine Settoul

À propos de quelques perceptions des armées par les jeunes issus des quartiers populaires

«On a beau être né

Rive gauche de la Garonne

Converser avec l’accent des cigales

Ils sont pas des kilos dans la cité gasconne

À faire qu’elle ne soit pas qu’une escale

On peut mourir au front

Et faire toutes les guerres

Et beau défendre un si joli drapeau

Il en faut toujours plus

Pourtant y a un hommage à faire

À ceux tombés à Monte Cassino»

Zebda (Le Bruit et l’Odeur)

Restituer en quelques pages la perception des armées par les jeunes issus de banlieues populaires constitue un défi qui incite, à plus d’un titre, à l’humilité. En effet, l’un des principaux écueils d’une telle entreprise consisterait à aborder cette population tel un bloc monolithique socialement homogène et dont les caractéristiques seraient standardisées. Or la composition sociologique des banlieues françaises est loin de refléter cette apparente uniformité. Elles forment en réalité un monde extrêmement disparate traversé par des clivages sociaux, ethniques, culturels, mais aussi mémoriels. L’usage inconditionnel mais impropre du terme de ghetto par le sens commun tend à occulter cette diversité et à conforter un peu plus le grand public dans cette illusion.

Ces quelques remarques liminaires précisées, il nous est néanmoins possible d’esquisser quelques lignes directrices sur les schèmes représentatifs dominants parmi ces segments de population. Leur élaboration provient pour l’essentiel d’une recherche ethnographique menée sur les militaires issus de l’immigration entre 2006 et 2011.

  • De la dichotomie police/armées

Nos pérégrinations sur le terrain ont rapidement mis en exergue la profonde dissociation de l’institution militaire et de l’institution policière. Si toutes deux incarnent des institutions d’État détentrices du monopole de la violence physique légitime1, elles font néanmoins l’objet d’une nette distinction dans les représentations des jeunes. Cette dichotomie trouve en partie son origine dans l’histoire spécifique des banlieues françaises. Leurs embrasements chroniques depuis maintenant près de trois décennies ont fréquemment eu comme étincelle l’expérience d’une bavure policière. Des émeutes lyonnaises des Minguettes de 1981 aux violences urbaines amorcées à Clichy-sous-Bois au cours de l’automne 2005, les banlieues conservent longtemps en mémoire ces événements qui sonnent comme autant de souvenirs tragiques.

De même, les études sociologiques ont largement mis en relief la surexposition de ces populations, et particulièrement les minorités visibles, dans les contrôles policiers2. Aux yeux de ces dernières, ces contrôles répétés et jugés abusifs ne viennent qu’entériner et parachever leur état de relégation sociale, économique et symbolique. Au fil de notre enquête, nombre d’acteurs policiers et militaires ont corroboré cette idée de rupture. Une anecdote personnelle relatée par un orienteur du centre d’information et de recrutement des forces armées de Marseille illustre particulièrement cette dualité : « Un ami m’avait invité à son mariage dans les quartiers nord de la ville et il tenait absolument à ce que je vienne en tenue d’apparat militaire pour la cérémonie. Quand je suis arrivé, j’ai garé ma voiture normalement et je n’ai pas eu de problèmes. Tout s’est bien passé jusqu’au soir, où je l’ai récupérée complètement rayée. Des jeunes des quartiers l’avaient abîmée gratuitement car ils m’avaient pris pour un policier. Il faut savoir que chez nous, les chasseurs alpins, la tenue d’apparat est bleue. En uniforme militaire classique, je n’avais jamais eu de problèmes. »

Même son de cloche du côté des jeunes. Si certains envisagent volontiers un engagement militaire, leurs réponses sont beaucoup moins assurées lorsque sont évoquées les perspectives d’une carrière au sein de la police. La marque de ce désintérêt ne trouve pas exclusivement sa source dans une perception a priori ou a fortiori négative. Pour un candidat potentiellement intéressé, l’intégration au sein d’un corps d’État tel que celui de la police est loin d’être neutre. Elle implique de devoir soutenir le regard suspicieux voire parfois franchement hostile de ses pairs. Ce constat nous amène à nuancer l’idée selon laquelle cette jeunesse serait réfractaire à toute idée d’uniforme. Il semblerait que ce soit davantage l’expérience sociale spécifique qu’elle entretient avec ces représentants de l’État qui attise une animosité et un antagonisme susceptibles de désamorcer des velléités d’engagement au sein de ces métiers.

  • Entre rhétorique de la dette et identification
    positive aux ethos militaires

Notre investigation a également mis en exergue une relative ambivalence de l’image relayée par les armées. Celle-ci oscille entre la culture d’un sentiment de dette historiquement ancrée et une forte identification dans les valeurs qui fondent les ethos militaires. L’exploration de l’univers culturel des jeunes issus de quartiers est une approche particulièrement féconde pour décrypter les ambivalences de cet imaginaire.

En tant qu’espace cathartique, la musique, et plus spécifiquement le rap, occupe une place non négligeable dans cet univers de socialisation3. L’éventail des sujets abordés par ces acteurs qui font souvent office de porte-parole est des plus varié. Il s’étend des thèmes les plus superficiels aux sujets les plus graves. Parmi les textes qui s’approprient les thématiques militaires, une part importante évoque l’expérience des troupes coloniales qu’ils abordent le plus souvent sous le prisme du continuum néocolonial. Selon cette logique, ils établissent un lien entre la domination statutaire des populations anciennement colonisées et la réalité sociale qu’ils subissent aujourd’hui. Ils dressent un parallèle entre la contribution des troupes militaires issues de l’ex-empire colonial et leur sentiment de stigmatisation actuelle, mettant ainsi en relief ce qui est interprété comme une forme d’ingratitude de la France à l’égard des descendants d’hommes qui se sont sacrifiés pour elle en s’acquittant de l’« impôt du sang ».

Le succès populaire du film Indigènes de Rachid Bouchareb sorti en 2006 relaie également cette perspective. La fin du film montre notamment comment l’un de ces soldats termine sa vie dans la solitude d’un foyer de migrants marqué par la vétusté. De par la spécificité de l’histoire franco-algérienne, les héritiers de l’immigration algérienne entretiennent un rapport encore plus complexe et plus passionnel avec l’institution militaire française. Bien que peu verbalisées au sein des familles, les expériences parentales peuvent encore interférer positivement ou négativement sur les représentations et même sur une décision d’engagement4. Le terme « harki », qui désigne les troupes supplétives des armées françaises lors de la guerre d’Algérie, est encore parfois utilisé parmi les jeunes pour qualifier péjorativement toute personne ne faisant pas allégeance aux siens à l’égal de « traître », « collabo » ou « balance ».

Mais ce premier niveau de représentation en défaveur des armées est concurrencé par un second pôle de connotations positives. Ce dernier se fonde sur les valeurs que les jeunes associent aux ethos militaires. Les relations intramilitaires sont vues, à juste titre, comme un milieu au sein duquel les valeurs masculines, la cohésion ou encore le soutien mutuel sont des valeurs cardinales. Ces principes fondamentaux entrent largement en congruence avec des tendances comportementales en vigueur parmi de nombreux jeunes. Au-delà de leur réputation négative, les bandes de jeunes constituent en effet des groupes sociaux au sein desquels les interrelations sont marquées du sceau de la cohésion, de la solidarité indéfectible, du sens de l’honneur et de la virilité.

De même, et à l’instar du monde sportif, les armées sont perçues comme un espace professionnel où s’appliquent des valeurs méritocratiques. Le port de l’uniforme qui, comme le terme l’indique, « uniformise » et l’objectivation des processus de recrutement par les tests physiques ou psychotechniques matérialisent d’une certaine manière ce principe d’équité. Les systèmes de recrutement élaborés par les armées ne tiennent pas compte des origines des candidats et se cantonnent à les sélectionner en fonction de leur degré d’aptitude physique et corporelle (capacités auditives, visuelles…). À cet égard, il est intéressant de constater que beaucoup de jeunes en situation d’échec scolaire ou se sentant discriminés investissent leurs compétences physiques ou sportives dans le champ militaire afin d’y monnayer d’autres ressources.

  • Des casernes du xixe siècle aux cages d’escalier du « 93 » : Lyautey encore et toujours…

Comme la majorité de la population, la plupart des jeunes issus de quartiers populaires n’entretiennent plus qu’un rapport très distancié aux armées. Les vecteurs de familiarisation englobent principalement des supports médiatiques distanciés tels que les journaux télévisés, Internet ou encore les jeux vidéo. Mais la transmission directe de récits d’expérience n’est pas totalement inexistante. En effet, la plupart des grands ensembles urbains comptent en leur sein des individualités dont les trajectoires sociales se sont confrontées d’une manière ou d’une autre à la socialisation militaire. Ainsi tel jeune qui a pu sortir d’une spirale de marginalisation sociale grâce au dispositif des établissements publics d’insertion de la Défense (epide) ou se stabiliser professionnellement par la souscription d’un contrat militaire transmettra instantanément cette expérience humaine et professionnelle parmi ses réseaux de sociabilité. Cette diffusion est d’autant plus efficace que la densité des interactions à l’intérieur des grands ensembles urbains est forte. La socialisation et l’engagement militaire sont souvent synonymes de bifurcation biographique. Ils permettent de s’extraire d’un destin social qui, sans être totalement déterminé, apparaît à tout le moins comme fortement obstrué. Pour beaucoup, ils sont également l’occasion de se confronter à l’autre, celui qui vit de l’« autre côté du périphérique » ou qui a grandi dans un milieu rural.

Car si les recherches ont bien souligné la caducité des mythes qui avaient longtemps légitimé le maintien de la conscription, notamment celui de son ambition originelle de brassage social, ces dernières tendent dans le même temps à négliger l’effet des récentes dynamiques sociétales. En effet, la dernière décennie a été marquée par une accentuation prégnante des logiques de relégation sociale et spatiale. Les stratégies résidentielles opérées par la population, notamment les classes moyennes, se sont durcies, entraînant des phénomènes de séparatisme social de plus en plus aigus5. Pour le dire simplement, il s’agit désormais de « fuir » les catégories socioéconomiques considérées comme inférieures à la sienne afin de maximiser ses chances d’accès à un environnement mieux doté en termes de ressources sociales, éducatives, culturelles ou sportives. Les établissements scolaires tels que les collèges voire les lycées se caractérisent par une homogénéisation sociale croissante de leurs effectifs favorisant auprès de la jeunesse le développement d’une culture de l’entre soi et une intériorisation de plus en plus précoce de la non-mixité sociale comme norme. Qu’elle soit simplement ponctuelle ou plus durable, la confrontation au milieu militaire tend à briser cet entre soi en donnant l’occasion au jeune d’évoluer dans un univers social et culturel plus hétérogène. Les vertus éducatives et le rôle de brassage social ancrés dans la mythologie de la conscription et encore perpétués dans les différents dispositifs de socialisation militaires tendent donc à reprendre de la consistance sous l’effet des récentes évolutions sociologiques.

La portée de ces missions théorisées il y a plus d’un siècle par le maréchal Lyautey6 rejaillit donc à travers les parcours sociaux des jeunes issus de quartiers populaires et contribue dans le même temps à assurer une image favorable de l’institution militaire au sein de ces segments de population.

1 Max Weber, Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959.

2 Fabien Jobard, René Lévy, Police et Minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, Open Society Justice Initiative, 2009.

3 Christophe Traïni, La Musique en colère, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008.

4 Toutes ces dimensions sont analysées en profondeur dans notre recherche doctorale.

5 Éric Maurin, Le Ghetto français ; enquête sur le séparatisme social, Paris, Le Seuil, 2004.

6 Hubert Lyautey, Le Rôle social de l’officier, Paris, Plon, 1935.

Les jeunes et l’armée | B. Jankowski
J. Guisnel | Le désintérêt du grand public...