Qu’as-tu fait de tes talents ? La question s’impose d’elle-même lorsque vient le temps du bilan. Sans préméditation, ce moment vint à moi en un beau 14 juillet. Assis à la tribune pour savourer une dernière fois sous l’uniforme l’hommage que la nation adresse à ses armées, je vis apparaître devant moi, dans un désordre fécond, les différents chapitres de ma vie militaire. Le hasard de cet heureux ordonnancement déroulait devant moi bien des souvenirs. Comme un parfum qui peu à peu prend de l’épaisseur, je sentais au fil des détachements chamarrés qui passaient devant la tribune monter en moi la saveur de ces moments forts qui forgent ce que l’on appelle une carrière. J’en fus surpris, car je découvrais ce jour-là une cohérence qui m’avait jusque-là échappée. Comme si la providence venait en ce temps de bilan prendre son bénéfice.
Il me faut d’abord parler d’une trajectoire puisque la vie militaire constitue pour certains un héritage. Lorsque Saint-Cyr paraît, tout le reste paraît terne. Il y avait là, dans la marche des puritains et dans le mouvement chaloupé qui s’échappait de la nouvelle promotion, un morceau d’essentiel. L’insouciance de nos vingt ans tranchait avec panache sur la gravité du sujet : le sacrifice consenti à l’idée incertaine d’un pays que l’on connaît si peu. La France comme une évidence. La Spéciale, le service des armes de la France, le métier du commandement, je n’y suis jamais entré puisque j’en fus le dépositaire. En quelques instants défilait devant moi plus d’un siècle d’histoire familiale et je vis dans les casoars qui flottaient dans le vent d’été le sourire de mon père et l’œil grave de mon grand-père qui me tiraient leurs révérences. Dans ce raccourci rien ne mérite d’être écrit. Regardez-les, cela suffit. Mon Dieu garde-moi toujours dans ce qui me fit être un des leurs et garde-les encore longtemps dans ce qui me fit saint-cyrien !
Alors que les effluves de mon passé venaient à peine de s’estomper, je vis apparaître les enfants du Pacifique. Le service militaire adapté mis à l’honneur, comme un clin d’œil d’exotisme sur notre nombrilisme jacobin. Ils étaient si fiers après ce long voyage qui les avait conduits jusque-là. Pour beaucoup, la France s’offrait à eux pour la première fois et je le voyais dans leurs yeux éblouis de leur propre spectacle, l’humidité de l’émotion et la force tellurique d’une saine détermination. Là-bas, le monde est bleu, bleu comme une sphère qui fusionne le ciel et la terre. Là-bas, le temps n’a pas de prise sur le temps. Là-bas, la vie est un don et la France une parole. Sous les pavés des Champs-Élysées, je sentais affleurer l’eau du lagon immense, dans le ciel nuageux de Paris descendre un parfum d’alizé, dans la lumière plate de l’hémisphère Nord se dessiner les fresques immenses des couchers de soleil et le rayon vert que je cherchais toujours et que je n’aperçus jamais. Mes amis, avec vous la vie se simplifie et l’homme trouve toujours sa place dans la nature généreuse qui le façonne. Qui pourrait venir briser le rêve éveillé ? Quel mauvais génie viendra semer la discorde dans ce monde clos ? Je gardais de nos conversations et de ces moments perdus le sentiment qu’il restait là-bas une part d’humanité oubliée. Quelque chose de neuf que la modernité n’aurait pas inventé. Une racine profonde qui pourrait venir rendre du sens à une humanité en perte de repères. Mais en contrepartie, mon devoir était de percer les abcès qui vous enferment, et rapprocher les bords de la science et de la tradition. Mes amis de la France du bout du monde, apportez-nous ce que vous n’avez pas oublié et recevez en partage ce que vous n’avez pas encore trouvé. Et dans les voix mêlées des chants du Pacifique, j’entendais une partie de ma vie croître vers de nouveaux repères.
Mais le défilé enchaînait inexorablement les séquences sans laisser le temps à l’esprit de reprendre son souffle. Un peu plus loin, alors que les soldats passaient encore dans un même cadencement martial et enlevé, je vis un grand silence, comme si le temps s’arrêtait un instant pour souligner une incongruité. Alors apparut dans la tiédeur d’un matin parisien une écume blanche portée par l’océan de la grande avenue. Car la Légion étrangère, c’est d’abord une couleur qui ne ressemble qu’à elle-même. Elle fut ma vie pendant de longues années, aventure humaine sans équivalent. Un monde immense, parsemé de fantasmes et de sentiments ; un microcosme s’étalant à l’échelle de l’humanité tout entière, une école de vie dans laquelle j’appris tout ce qu’il me fallait savoir sur mon prochain. Pour celui qui la croise, elle n’est que fascination et interrogation. Pour celui qui la vit, ces teintes prennent souvent un goût amer. Celle d’une plaie ouverte qui suppure les maux de notre condition humaine et dont la discipline se vit en baume apaisant. Je parle là de la vraie discipline, pas celle qui réduit. Non, plutôt celle qui, pleinement assumée, balaye le quotidien de toutes ses contingences pour permettre à l’homme neuf d’apercevoir la pâle lumière de la vraie liberté ; cette liberté qui, dans son essence, exprime l’apprentissage et l’éducation de l’âme. Nous dirons ici son raccommodage. Dans ce monde viril à la fois glacial et incandescent, la pudeur n’a d’égale que la solidarité qu’y s’y adosse. Chacun y sert sa rédemption dans une cause commune qui ne fait jamais débat, car en réalité l’essentiel n’est pas là. C’est probablement cet impensé, ce non-dit qu’aucune caméra ne pourra jamais apercevoir, qui fait de cette troupe un objet infalsifiable. Derrière le décor, n’en déplaise à tous les reportages, se dresse une citadelle qui reste notre secret. Mes compagnons, mes frères d’armes, mes amis, j’y fus comme vous heureux, fier et mélancolique d’une vie qui ne peut rien regretter puisqu’elle ne vaut que dans l’action et dans l’instant. Et je regardais passer devant la tribune, dans des accents de fifres et de tambours, et autour du repère immuable du chapeau chinois, l’immense cohorte de toutes ces trajectoires de vie qui avançaient lentement comme une humanité bigarrée, portée par une seule âme.
Ce n’est qu’à la fin du défilé, lorsque se regroupent devant la tribune les acteurs du bouquet final, que j’aperçus venir à moi les calots des enfants de troupe. Bleus à la crête rouge. Par un clin d’œil du scénario, le générique de fin rejoignait les prémices ; le premier jour semblait vouloir faire un clin d’œil au dernier. Dans leurs yeux grands ouverts, qui s’imprégnaient de la magie de cet instant très solennel, je vis défiler à rebours le temps qui recherchait ses racines mises à nu. J’avais quatorze ans, l’insouciance et le désir comme ce léger manteau que l’on porte à la sortie de l’enfance. Le mois de septembre ressemblait en Provence à ces fins de vacances que l’on trouve dans les souvenirs de Pagnol. Un temps dans lequel la nostalgie et l’appétit du lendemain faisaient bon ménage. J’essaie aujourd’hui encore de me souvenir de ces moments de vie, faits de profondes amitiés. Ces moments dans lesquels le champ des possibles dépasse encore de loin celui des occasions manquées. Il reste peu de reliefs de ces instants consumés, mais j’en garde au cœur une teinte particulière qui vient souvent recouvrir les moments difficiles. Comme si le collège militaire avait posé en moi un limon fécond qui jamais ne viendrait s’affadir et qui toujours servirait d’engrais. À cet âge, on ne sait rien, seulement que ce monde est le nôtre et qu’il nous appartient d’en faire quelque chose. Dans leurs yeux je retrouvais mon regard et ce sourire moqueur que je posais sur toute forme d’autorité. Ce sentiment ne me lâchera jamais ni le retour en grâce que tout adulte porte sur la jeunesse le jour où il comprend qu’il n’en fait plus partie.
Et dans le silence qui se fit sur la tribune en fin de défilé, j’entendis une voix qui m’interrogeais : « Qu’as-tu fait de tout cela ? » Pour ne pas perdre contenance, je me surpris à papillonner dans des congratulations de circonstances. Car le beau monde qui m’entourait méritait bien un peu de superficialité. L’usage veut que l’on s’étonne entre experts des petits couacs du défilé que d’ailleurs personne n’a remarqués, que l’on félicite les éminentes promotions dans les ordres nationaux, que l’on converse avec détachement et un brin d’humour des sujets les plus lourds. Une anthologie de la comédie humaine en quelque sorte rapportée à son chapitre martial. Car dans la tribune, je retrouvais bien entendu mes coreligionnaires, poireaux verts et blancs que j’avais appris à placer à différents niveaux dans l’échelle de ma considération. Mais s’y trouvaient également des hommes de pouvoir et d’influence, dûment sélectionnés et posés sur l’estrade dans un ordre protocolaire strict. Car même dans ces moments de liesse, il reste un peu de place pour de perfides intrigues.
Mais la question restait en moi comme un coup d’épée. Qui peut juger d’une vie ? Qui peut savoir ce qu’il sème et ce qu’il en advient ? Comment évaluer le cours d’une carrière, la somme infinie de ces moments, de ces rencontres qui s’enchaînent dans une logique que l’on ne maîtrise pas. Pourquoi faut-il arriver au terme du parcours pour commencer à se poser la seule question qui vaille : « Qu’as-tu fait de ce qu’il t’est arrivé ? » Vouloir répondre à cette question est un geste d’orgueil qu’il ne faut pas commettre. La repousser comme une aporie est encore pire. Chercher la réponse est déjà un soulagement
Et je vis quelques mois plus tard monter en moi une réponse apaisante : la parabole du bon grain et de l’ivraie que chacun connaît. Celle qui nous dit qu’il ne nous appartient pas de faire le tri, que la moisson relève d’un autre moment, et que jamais nous ne devons chercher à arracher l’ivraie au risque d’altérer le blé qui monte. Elle nous dit aussi, et c’est peut-être là l’essentiel, que c’est par le travail que l’homme s’accomplit, et que sans cesse il nous faut labourer la terre pour la rendre plus fertile et prospère. Là s’arrête notre mission qui ne peut prétendre engranger les honneurs et la reconnaissance. J’espère seulement, me coulant avec confiance dans cet abandon, avoir pu apporter en toute insouciance un peu de levain dans la grande famille qui m’a porté pendant près de quarante ans. Et qu’elle me pardonne si, dans l’exercice, j’ai pu aussi favoriser quelques mauvaises herbes.
J’espère enfin, fort de ce que le monde militaire a bien voulu me donner, avoir pu tirer de toutes ces rencontres et de tous ces instants de vie une voix et une plume offerte à notre époque et à ses défis. Un brin d’insolence, un soupçon de dilettantisme, une part d’originalité dont la seule valeur n’aura été que de prendre sur l’institution un peu de recul… pour mieux l’admirer. Tel est mon engagement dans la revue Inflexions, que j’ai eu la chance de porter avec mon camarade Lecointre sur les fonts baptismaux d’un salon du Sénat il y a vingt ans. Telle est la couleur de ma fidélité profonde à cette petite famille, qui tente avec obstination et humilité d’embrasser civils et militaires dans un magnifique dialogue au service de la France éternelle.