N°21 | La réforme perpétuelle

Hervé Pierre

Faut-il avoir peur de l’incertitude ?

« La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute », écrivait Pierre Desproges. Le mot est manifestement à la mode. Considérée comme une caractéristique majeure de notre environnement, l’incertitude ne serait désormais rien de moins que le « fondement de notre nouvelle politique »1. En conséquence, élevé au rang de postulat, le concept est naturellement intégré aux travaux d’études destinés à toiletter le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 20082.

Plus largement, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la certitude de ne plus avoir de certitudes semble devenir d’autant plus prégnante que notre société du savoir progresse sur le chemin de la connaissance et de l’information. La globalisation n’a pas, depuis la fin de la bipolarité, sonné le glas des différends, des fractures et des conflits, loin s’en faut ; elle n’est pas la fin mais la continuation d’une histoire humaine charriant toujours et encore ses tragiques contingences3. Le décalage est saisissant entre la projection du monde rêvé – la paix perpétuelle – et la réalité du monde vécu – la guerre quotidienne.

Témoignent de ce trouble évident quant à l’avenir la floraison d’oxymores4 dans les discours écrits comme parlés – tels « surprise prévisible » ou « impossible certain » – et les débats enflammés entre partisans d’un catastrophisme éclairé et ceux d’une eschatologie ténébreuse5. Le Premier ministre François Fillion lui-même en convient qui admet, « dans un monde plus incertain », ne pas avoir vu venir les révolutions arabes et la guerre en Libye, pour ne citer que les événements les plus récents6.

Au fond, rien de bien neuf pour le chef militaire élevé à accepter le « brouillard » de la guerre, revenu de l’éphémère illusion du network centric warfare et formé à décider dans l’incertitude puisque telle est toujours, au fond, la réalité du champ de bataille7. Incertitude rime pourtant avec inquiétude pour les zélotes positivistes d’un monde hypermédiatisé où rien n’est censé échapper aux senseurs (et censeurs !) du tout-technologique. S’accorder à affirmer qu’il faut intégrer le facteur incertitude, voire en faire un fondement de toute réflexion stratégique est une chose ; penser l’incertitude en est une autre, le mot n’étant finalement défini que par une négation, il n’offre a priori prise sur aucune réalité et, par définition, sort du champ de notre connaissance. Il est en quelque sorte hors limites. Comment échapper au piège d’un mot « trou noir » qui ne peut s’aborder directement sauf à risquer de se perdre dans le néant ou de renforcer encore davantage le caractère absolu de son antonyme ?

L’incertitude ne peut être circonvenue qu’en adoptant une démarche apophatique, c’est-à-dire en expliquant ce qu’elle n’est pas à défaut de pouvoir définir ce qu’elle est. Il convient donc de « penser contre » pour développer un véritable parcours d’intelligibilité autour de la notion d’incertitude. « Penser contre » dans les deux sens de la préposition : « penser au plus près de » pour tenter d’approcher une réalité, à laquelle le philosophe Jean-Luc Marion donne sens et valeur en parlant de « certitude négative », mais sans caresser l’espoir d’en découvrir totalement le sens ; « penser en opposition à » pour tenter activement d’en réduire au maximum le périmètre et les effets sans espoir de totalement s’en débarrasser. Enfin, ce parcours de l’incertitude n’a d’autre but que de proposer des pistes de réflexion – les « dix commandements » – destinées à tenter d’apprivoiser et de s’approprier un concept fortement mobilisé mais particulièrement insaisissable.

  • Au plus près de l’incertitude

« Penser, c’est s’approcher le plus possible de ce trou noir où il n’y a plus de différences, afin d’apercevoir le chaos primordial où s’origine toute chose8. » L’incertitude est l’état de ce qui est incertain. Cette définition d’évidence est a priori de peu d’utilité puisqu’elle ne fait finalement que renvoyer à une autre définition. « Incertain » est en revanche un mot lourd de sens auquel le dictionnaire consacre une entrée importante. Des nombreuses acceptions – aux écarts de significations parfois très réduits – se dégagent deux grandes dimensions. Une dimension temporelle, son sens le plus courant, l’incertain désignant ce qui n’est pas déterminé à l’avance, ce qui peut ou ne peut pas arriver ; une dimension spatiale, moins usuelle, qui qualifie ce qui n’est pas connu avec certitude, ce dont la nature floue ne permet pas de définir les contours.

Cette polysémie articulée autour des champs espace et temps est d’autant plus intéressante qu’elle semble dépasser le domaine strictement lexicographique pour s’appliquer à d’autres disciplines qui semblent fort éloignées de prime abord. En physique quantique, le « principe d’incertitude », ou « principe d’indétermination », énoncé pour la première fois en 1927 par le physicien Heisenberg, établit ainsi l’incapacité à déterminer simultanément pour toute particule sa position et sa vitesse. L’une des deux indéterminations – dans l’espace ou dans le temps – serait dans ce cas précis une condition nécessaire et suffisante pour parler d’« incertitude ». En économie, l’incertitude peut tout autant provenir du manque d’information quant aux décisions à venir des acteurs (temps) que de la structure même du marché que son auto-organisation rend difficile à appréhender.

  • L’incertitude dans le temps

Dans le domaine de la science militaire – mais ce peut être vrai en politique, en finance ou en économie –, la stratégie fait la part belle à la fonction « connaissance/anticipation » destinée à « réduire la part d’inconnu » que l’avenir réserve à la force qui s’engage. Or la capacité à prévoir donne facilement l’illusion de pouvoir prévoir avec certitude. Par un « biais de confirmation » que dénoncent les scientifiques cognitifs, le cerveau humain chercherait naturellement la corroboration au point de ne parfois retenir que les signes qui confirment les hypothèses9. Pourtant, si tout n’est pas imprévisible, l’événement majeur – combinaison d’une faible prévisibilité et d’un fort impact – sera toujours, par nature, en avance sur la connaissance. Dans le cas contraire, il n’aurait rien d’un « phénomène », au sens très fort du mot grec d’origine d’« apparition » quasi religieuse.

Certes, les prévisionnistes peuvent développer des hypothèses pour réduire le champ des possibles et limiter la puissance de l’imprévisible. Le biais intellectuel consiste pourtant à imaginer que parce qu’ils peuvent envisager un ou plusieurs impensables, ils peuvent penser tous les impensables10. L’homme sera toujours surpris par un événement qui aurait semblé totalement fou avant qu’il se produise, qui advient sans être reconnu pour ce qu’il est au moment où il passe et qui n’est finalement interprété que par un effort de compréhension réalisé a posteriori. Bergson décrit très précisément ce sentiment qui l’anima le 2 août 1914 : « Qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras11 ».

L’attentat de Sarajevo, la chute du mur ou l’attentat du 11 septembre sont autant de « cygnes noirs »12 non anticipés et non reconnus sur le moment pour ce qu’ils étaient réellement : des événements extrêmes marquant le début ou la fin d’une époque. Aussi puissants soient les modèles prévisionnistes, il demeure une incompressible part d’incertitude propre à l’écologie de l’action, véritable dialectique d’un temps historique irréversible13.

  • L’incertitude dans l’espace

La dimension peut également être spatiale. La science militaire en offre là encore un exemple facile à comprendre. Avant de lancer une attaque contre les positions adverses, le chef de guerre veut avoir la représentation la plus détaillée possible du dispositif adopté par l’ennemi : il doit être capable d’en déterminer les contours avec le plus de précision possible. Voilà tout le sens d’une mission bien connue des fantassins : « Préciser le contact. » Plus généralement, tout acteur sur la scène politique, militaire, économique ou diplomatique a d’autant plus intérêt à générer de l’incertitude quant à ses capacités qu’il est plus faible que son adversaire. Ainsi, après la guerre de juillet 2006, le Hezbollah libanais est parvenu à se rendre « incontournable » en transformant un échec militaire en victoire politique14. S’imposant comme un partenaire indispensable au règlement du conflit, le parti chiite est également « incontournable », au sens originel du mot, c’est-à-dire « dont on ne peut pas déterminer les contours ». Cette incertitude « physique » quant au périmètre, au contenu et aux capacités d’une organisation, qui fait du secret une vertu cardinale au point de développer une véritable paranoïa, renforce la dimension temporelle. Aujourd’hui, l’adversaire s’adapte, se fragmente, se disperse, brouille les lignes qui structurent notre pensée ; il s’installe dans une zone grise, entre guerre et paix, entre légalité et illégalité, dans et hors de l’État, pour devenir un hybride aux contours mal définis.

  • « Humaine était la musique, naturel était le bruit15 »

Dans les deux cas décrits plus haut, le degré d’incertitude semble inversement proportionnel au niveau de connaissance. L’esprit humain ne peut envisager avec certitude que des ensembles finis ; au-delà de la frontière du connu commence le champ où règne l’incertitude. La méthode cartésienne nous enseigne de ne conserver comme vrai que ce qui peut être soumis à la vérification par l’expérience ; ce qui est du domaine du doute doit être négligé car à considérer comme faux. Toute chose est par conséquent réduite par la connaissance à l’état d’objet. Celui-ci est quantifiable, paramétrable, modélisable, reproductible donc prévisible. Contrairement à la chose, il devient le résultat d’une abstraction qui néglige la valeur unique que lui confère sa matérialité pour devenir idéalement invariable. Il est le produit « d’une projection de l’imaginaire sur le réel », pour reprendre la belle formule du biologiste Henri Atlan16.

Notre rationalité industrielle cherche tangentiellement à éliminer l’incertitude en produisant des objets que nous voudrions imaginer tous identiques. Pourtant, argumente Jean-Luc Marion17, l’écart entre la chose réelle et l’objet rêvé n’est jamais totalement réductible. Quand nous créons l’illusion d’éliminer ce différentiel, il réapparaît d’autant plus violemment que nous en avons au départ négligé la valeur. La prise de conscience du caractère non renouvelable de l’énergie ou de l’incapacité à totalement éliminer les déchets sont ainsi, pour le philosophe, autant de marques tangibles de ces écarts longtemps niés. L’événement, vengeance de la chose sur l’objet, est contingence historique, donc chargé d’un potentiel d’incertitude à la mesure du différentiel entre vérité et certitude.

  • Au plus loin de l’incertitude

« Penser implique ici de violer bravement les interdits de la pensée cartésienne et de renoncer à l’idéal d’une connaissance fondée sur des idées claires et distinctes18. » « Penser contre » ne consiste pas seulement à tenter de s’approcher au plus près du chaos pour en déterminer les contours. Le philosophe peut conclure au caractère fondamentalement irréductible de l’incertitude ; le praticien ne peut s’en contenter, lui qui doit, pour sa part, faire au mieux avec l’aléa propre à toute action. Disserter n’a pas de sens si la réflexion ne débouche pas sur des conclusions opératoires, sur une praxis opérationnelle. Se proposer d’émettre des recommandations peut sembler paradoxal et audacieux, mais faut-il renoncer à agir au prétexte que l’incertain ne peut être totalement éliminé ?

  • Penser en systèmes ouverts

Intégrer l’aléatoire comme terme de l’équation et assumer le moment venu ce qui n’a pu être totalement anticipé, c’est d’emblée accepter en planification que le travail sur le futur soit à mi-chemin entre la science et l’art, qu’il se traduise par « un mélange de déterminisme et de probabilités »19. Cette brèche dans la pensée cartésienne ne va pas de soi : la recherche scientifique nous a habitués à dégager des « lois de la nature ». Ces dernières ne sont réputées « lois » que parce qu’elles peuvent expliquer un phénomène indépendamment du moment où il se produit, donc indépendamment des fluctuations du temps. La science traditionnelle a ainsi conclu que les systèmes fermés stables, aux effets prévisibles et reproductibles, étaient la règle, et que les systèmes ouverts instables des exceptions. Or l’expérience en circuit fermé néglige par simplification une donnée que le physicien Ilya Prigogine qualifie d’essentielle au point d’en faire le point de départ d’une nouvelle approche de la science : la sensibilité aux conditions initiales. L’infime variation d’un paramètre fait « devenir significatif ce qui était insignifiant »20, à l’instar du fameux « effet papillon » découvert par le météorologue Edward Lorenz dans les années 196021.

Expression de la contingence d’un moment particulier, cette « petite bifurcation du réel observable »22 réintroduit dans le « modèle-objet » l’incertitude de la dimension temporelle pour produire au résultat une « chose-unique » inattendue. « Tout modèle est une simplification, mais nous avons affaire à des systèmes où une simplification qui semblait légitime peut nous mener à nous tromper complètement23. » Plus un système se ferme aux influences, fluctuations et attractions du chaos extérieur, plus il devient systématique et produit des écarts importants entre réalité et imaginaire, entre vérité et certitude. Seuls les systèmes ouverts peuvent permettre de réduire au maximum l’incertitude, de faire face à l’événement et, survivant à la secousse, d’évoluer pour finalement s’enrichir de ce désordre.

  • Avoir recours au macroscope

Un système est un ensemble varié de composants en interaction dynamique. Ces éléments sont organisés pour atteindre un objectif, qu’il soit de produire quelque chose ou simplement de maintenir un équilibre. Le « système ouvert » se distingue du « système fermé » par les flux permanents qu’il entretient avec son environnement. L’image, proposée par Joël de Rosnay24, d’un réservoir qui se remplirait et se viderait à la même vitesse est particulièrement explicite ; les constituants – « structure » (réservoir) et « flux » (eau) – y sont évidents et la nature instable propre aux systèmes ouverts apparaît intuitivement consubstantielle des relations in et out. Un système ouvert suppose par conséquent le délicat maintien d’un équilibre entre interne et externe, la structure, pour survivre, ne devant cesser d’évoluer en fonction de la nature des flux qui l’alimentent. Idéalement, le système s’auto-organise et « au lieu d’être détruit ou désorganisé, réagit par un accroissement de complexité »25. Pour ces systèmes instables tiraillés entre déterminisme et aléatoire, les « lois de la nature » évoquées dans le paragraphe précédent n’expriment plus désormais ce qui est certain mais simplement ce qui est possible26. Seule la modification permanente de l’ordre intérieur permet au système de résister aux aléas du désordre extérieur. De ce point de vue, « structuralisme » et « systématisme » doivent être considérés comme les maladies d’un système qui, en se rigidifiant, se ferme à l’évolution. Ces écueils mis à part, penser le monde en systèmes offre un outil symbolique efficace – le « macroscope » – pour appréhender l’infiniment complexe. Discréditée parce que dogmatisée ou raillée parce que mal comprise, l’approche systémique est par essence pluridisciplinaire, s’appliquant à la cybernétique, où elle trouve ses origines, comme à la philosophie, à la biologie ou à la sociologie, jusqu’à offrir des applications en planification d’opération militaire27.

  • Dix commandements contre l’incertitude

« Le futur n’est pas construit par une volonté consciente mais par un processus dans lequel l’inconnu, l’aléatoire inorganisé peut se transformer en ordre connu et organisé28. » Peut : toute la question réside pour le praticien dans les modalités de cette transformation. Comment faire ? Considérons la société française comme un système devant faire face aux incertitudes du temps : crise économique, menaces terroristes, catastrophe naturelle ou désastre écologique. De l’analyse au « macroscope », dix recommandations, illustrées d’exemples volontairement choisis dans le champ de la défense, pourraient être tirées pour préparer notre société aux aléas du futur.

  • Privilégier la variété. À l’instar des cellules biologiques décrites par Henri Atlan, plus il y a de variété dans un système, plus la capacité à digérer les particules de chaos en provenance de l’extérieur sera importante. Inversement, une absence de diversité peut amener à négliger des options, comme le souligne Michel Goya en évoquant à titre d’exemple le cas particulier de la composition des admis à l’École de guerre à la veille de la Première Guerre mondiale29. La pensée (presque) unique, aussi puissante soit-elle, sera toujours moins efficace que la multiplicité des points de vue. L’étendue du spectre d’analyse a plus de pertinence que la profondeur de la réflexion.
  • Accepter la complexité. Face à une question complexe difficile à envisager dans sa globalité, nos cerveaux sont rompus à l’art de la taxinomie. Classifier, limiter, diviser, catégoriser sont des techniques de simplification qui peuvent s’avérer catastrophiques si les conclusions, de provisoires, deviennent définitives. La logique de réduction, dénoncée par Edgar Morin30, conduit à isoler artificiellement certains facteurs et à dégager des relations de cause à effet sans tenir compte de l’environnement31. La compréhension est d’autant plus dangereuse qu’elle s’auto-justifie par une relecture a posteriori. Tout facteur étudié est à replacer dans son contexte, à associer aux effets (amplificateurs ou neutralisants) des autres facteurs et à pondérer d’une probabilité de doute.
  • Rechercher des effets en combinant les mesures. La société, en tant que relations entre personnes voulant vivre ensemble, est archétypique des systèmes dits non linéaires dont les propriétés de « non-additivité » et de « non-proportionnalité » sont bien connues des mathématiciens. « Non-additivité », car la somme totale n’est pas égale à la somme des parties ; « non-proportionnalité », car l’effet obtenu n’est pas proportionnel au volume des moyens injectés dans le système. L’approche globale consiste à modifier simultanément des groupes de variables pour obtenir les effets d’amplification aux endroits voulus tout en maîtrisant les effets secondaires. La question du développement de l’esprit de défense en offre une bonne illustration qui doit porter ses efforts sur plusieurs points simultanément (éducation, recensement, jeunesse et sports…).
  • Rétablir les équilibres par la décentralisation. L’esprit de défense, justement, ne doit pas être l’apanage des représentants de l’État. Tout citoyen doit se sentir concerné. La capacité de résistance de la société dépend d’abord du niveau de déconcentration et de décentralisation de l’initiative citoyenne. « La bataille républicaine est à mener pour développer l’esprit de solidarité, de civisme, de défense qui est le ciment de toute société », déclare alors François Fillon devant l’ihedn le 7 octobre 2011. Devant la même assemblée, le préfet Stéphane Bouillon appelle la société à revitaliser les solidarités de voisinage au travers de la notion de « voisin vigilant » et le chef d’état-major des armées (cema) affirme que nos valeurs doivent être l’objet d’une promotion permanente notamment au travers de l’éducation.
  • Savoir maintenir les contraintes. Outre l’esprit de défense, la capacité de réponse du système passe également par les choix en organisation et en moyens effectués avant l’événement. Les plans et les procédures doivent être pensés, développés, expérimentés dans un cadre interministériel. Les contraintes, notamment budgétaires, doivent être maintenues alors même que les circonstances, telle la crise économique, pourraient faire penser le contraire. Tout l’art politique consiste donc à définir le juste niveau de ressources à consacrer pour conserver une capacité de réponse adaptée, crédible et efficace. La réduction linéaire, arithmétique et homothétique des capacités est un non-sens sans appréciation globale des effets attendus du système de défense.
  • Différencier pour mieux intégrer32. L’union dans la diversité est source de plus grande réactivité du système à son environnement. Évitant les écueils de l’homogénéisation et ceux de l’antagonisme, un système intégrant des composants très différents pour atteindre un but commun acquiert un niveau d’organisation qui lui permet de faire face à un plus large spectre de situations. Le programme scorpion33 développé par l’armée de terre pour regrouper toutes les composantes du combat interarmes en un système de combat unique est une expression de cette logique ; les groupements tactiques sont conçus comme des ensembles cohérents aux équipements interopérables et non plus comme une simple addition de moyens. Le développement de procédés de simulation intégrant de nombreux paramètres procède de la même volonté de réponse à la complexité.
  • Pour évoluer, se laisser agresser. La société sera d’autant plus résistante qu’elle aura été soumise aux influences extérieures, que ces influences soient perçues comme un apport ou comme une agression. Dans les deux cas, ces intrusions dans le système éprouvent à la fois la résistance de la structure et sa capacité à évoluer. La capacité de résilience d’une société se forge au quotidien dans sa capacité à absorber les secousses. Cette flexibilité doit être acquise avant que l’événement ne survienne ; il convient d’adopter un mode de fonctionnement qui, s’il respecte des structures – le modèle républicain par exemple –, reste ouvert à la circulation des hommes comme des idées.
  • Préférer les objectifs à la programmation détaillée. Fixer un but à atteindre plutôt que décrire une programmation détaillée permet de développer l’initiative et offre au système la souplesse indispensable pour s’adapter aux aléas. Comprendre l’esprit de la mission au travers de l’effet majeur défini par le chef, c’est, à tout niveau, se trouver investi d’une responsabilité dans l’atteinte de l’objectif ; l’implication personnelle dans la marge de manœuvre offerte est alors source de créativité. Or l’imagination, dans la mesure où elle est encadrée, est la meilleure réponse aux fluctuations de l’environnement.
  • Le « caractère » ou l’énergie de commande. « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère. Son mouvement est d’imposer à l’action sa marque, de la prendre à son compte, d’en faire son affaire34. » Quand l’événement arrive, disait Peguy, tout est silencieux ; la grande majorité ne le voit pas pour ce qu’il est puisque, par nature, il échappe aux références et aux systèmes de réflexion. Seules quelques personnalités « de caractère », pour reprendre la formule du général de Gaulle, sont capables de décision. La décision, qui qualifie l’événement, rétablit une forme de rationalité de laquelle débouchent des choix. Le rapport entre l’événement et la décision est ce que de Gaulle appelle… le caractère.
  • Respecter les temps de réponse. Les systèmes complexes intègrent les durées à leurs cycles de fonctionnement. En équilibre instable, une organisation ouverte sur son environnement doit trouver le juste moment pour évoluer : ni trop tôt pour ne pas déséquilibrer la structure au profit des flux ; ni trop tard au risque que la structure, devenue trop rigide, rende le système inadapté à son environnement. C’est toute la question du temps de la réforme. Quand doit-on réformer ? L’événement ne pouvant se prévoir, c’est donc en adoptant d’abord une vision rétrospective sur des périodes historiques conséquentes que peuvent se dégager des formes de régularité35.

Guerres, tsunamis, marées noires, catastrophes nucléaires, crises économiques, dettes publiques... L’incertitude est dans tous les discours, sur toutes les ondes et sur tous les écrans de télévision. Faut-il pour autant en conclure un peu rapidement que notre temps est plus incertain que les périodes historiques qui l’ont précédé ? Non. Peste, famines, révolutions et guerres plus sanglantes les unes que les autres ont frappé leurs époques. L’Histoire est contingences. En revanche, tout est aujourd’hui affaire de perceptions : la redécouverte d’une réalité que la science classique nous avait donné l’illusion de pouvoir effacer est d’autant plus douloureuse qu’elle a été niée avec force. Réduire les frictions, percer le brouillard, « comment, si longtemps, avons-nous oublié les incertitudes du monde ? », s’interroge Isabelle Stengers36. La science nous a persuadés que le temps du monde fini avait commencé37, que l’homme savait « enfin qu’il est seul dans la grande immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard », pour reprendre la célèbre leçon de Jacques Monod38. Or, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, l’incertitude, plutôt que d’être synonyme d’inquiétude, pourrait être une réponse d’espoir au désenchantement du monde auquel nous conduit la science traditionnelle, un ré-enchantement, une nouvelle alliance. « Il y a dans l’idée de la fin des certitudes quelque chose qui, me semble-t-il, nous parle aujourd’hui, et nous parle d’aujourd’hui. Comme s’il s’agissait de l’aventure de notre temps. Je voudrais penser avec vous les aventures risquées auxquelles nous ouvre cette proposition39. »

1 Stéphane Bouillon, conférence prononcée à l’École militaire lors des journées de rentrée de l’ihedn, 7 octobre 2011.

2 Consulter en particulier le chapitre intitulé « L’incertitude stratégique ».

3 Jean-François Bayard, Lexiques de l’incertain, Paris, Parenthèses, 2008. « L’histoire n’a pas cessé d’être tragique depuis quinze ans et la globalisation est un temps d’incertitude car elle est la continuation de l’histoire, c’est-à-dire celle de la contingence » (p. 208).

4 L’oxymore – du grec oxu, aigu, et môros, fou – est une figure rhétorique qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires pour leur donner plus de force expressive.

5 Pascal Bruckner, Le Fanatisme de l’Apocalypse, Paris, Grasset, 2011. « Le catastrophisme constitue le remords anticipé de l’avenir » (p. 14).

6 François Fillon, conférence prononcée à l’École militaire lors des journées de rentrée de l’ihedn, 7 octobre 2011.

7 Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, Paris, Economica, 2004.

8 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002.

9 Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

10 Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, 1921, rééd. Paris, Gallimard, 2011. « Les événements futurs, nous ne pouvons les conclure à partir des événements présents. La croyance en un lien causal est un préjugé. »

11 Henri Bergson, Œuvres, édition du centenaire, Paris, puf, 1991, p. 1110-1111.

12 Nassim Nicholas Taleb, op. cit.

13 Edgar Morin, Éthique. La Méthode, tome VI, Paris, Le Seuil, 2004.

14 Hervé Pierre, Le Hezbollah, un acteur incontournable de la scène internationale ?, Paris, L’Harmattan, 2009.

15 John Updike, Aux confins du temps, Paris, Le Seuil, 1997, rééd. 2000.

16 Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Le Seuil, 1979, p. 147.

17 Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, Paris, Grasset, 2010, pp. 244-245.

18 Jean-Pierre Dupuy, op. cit.

19 Ilya Prigogine, Les Lois du chaos, Paris, Flammarion, « Champs », 1993, rééd. 2008, p. 35.

20 Isabelle Stengers, « Charmes et risques de la fin des certitudes », Lexiques de l’incertain, op. cit.

21 James Gleik, La Théorie du chaos, Paris, Flammarion, 2008 (1991).

22 John Updike, op. cit.

23 Isabelle Stengers, op. cit.

24 Joël de Rosnay, Le Macroscope. Vers une vision globale, Paris, Le Seuil, 1975.

25 Henri Atlan, op. cit., p. 167.

26 Ilya Prigogine, op. cit.

27 Hervé Pierre, « Des limites de l’approche linéaire en contre-rébellion », dsi n° 56, 2010. John F. Schmitt,
A Systemic Concept for Operational Design, 2006. Disponible en ligne sur : www.au.af.mil/au/awc/awcgd/usmc/mcwl_schmitt_op_design.pdf

28 Henri Atlan, op. cit., p. 174.

29 Michel Goya, La Chair et l’Acier, l’invention de la guerre moderne (1914-1918), Paris, Tallandier, 2004, p. 37 : « À la veille de la guerre, l’aristocratie intellectuelle est donc essentiellement saint-cyrienne. »

30 Edgar Morin, op. cit.

31 Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Le Seuil, 2001 : « On leur reproche ce qu’un grand historien de la science, Holton, appelait l’adhoc-isme : le fait d’inventer des propositions explicatives en fonction de ce qu’il y a à expliquer, de trouver des explications ad hoc. »

32 Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893, rééd. Paris, puf, 2007 : « L’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. »

33 scorpion : système de contact renforcé par la polyvalence et l’infovalorisation.

34 Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Plon, 1932.

35 Jean-Luc Marion, op. cit.

36 Isabelle Stengers, op. cit.

37 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard, 1945, p. 21.

38 Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Le Seuil, 1970, p. 225.

39 Isabelle Stengers, op. cit.

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