N°31 | Violence totale

Hervé Pierre

Éditorial

Le mot « violence » fait débat, non pas, pour paraphraser saint Augustin, que nous n’en ayons pas l’intelligence quand nous le prononçons ou que nous l’entendons prononcer, mais la définition de ce que sa réalité recouvre, précisément, provoque un déchirement intellectuel à tenter de lever le flou. En témoignent, s’il fallait, les discussions animées sinon houleuses au sein du comité de rédaction lors des travaux de préparation de ce numéro. Pour faire court, à un point de vue absolu, qui ferait de la moindre contrainte déjà une expression de violence, s’opposerait un autre point de vue qui s’autoriserait à en estimer la valeur, voire la réalité, relativement à un cadre d’espace-temps donné.

Dans le premier cas, les exemples ne manquent pas d’expressions physiques comme psychologiques d’une violence, qui, parce qu’elle est fondamentalement agression, donc transgression, ne peut supporter le relativisme : un mort vaut un million de morts insistait non sans provocation Jacques Derrida. Dans ce registre, les typologies sont pléthores, du viol à la torture, en passant par l’assassinat et la chasse à l’homme, qui s’imposent objectivement et paraissent difficilement pouvoir être soumises à la contradiction. Si toute forme de violence est par essence « abus », certaines font ainsi l’unanimité par leur caractère extrême. Que le qualificatif d’extrême ne trompe pas : elles ne sont pas aux marges du phénomène, mais en son cœur même pour en représenter des expressions paradigmatiques de cruauté. La violence totale — au sens « totalitaire » que donne Emmanuel Levinas au qualificatif — apparaît par conséquent la tentative la plus immédiatement évidente de donner un contenu signifiant, lourd, au mot. Des crimes nazis, dont Johann Chapoutot tente de souligner le fondement normatif, au feu nucléaire, dont Jean-Louis Vichot précise qu’il reste l’arme la plus puissante jamais conçue par l’homme, ce numéro d’Inflexions offre une galerie de tableaux des pires horreurs. Des massacres fratricides dont témoigne Hervé Pierre à l’effet Lucifer décrit par Patrick Clervoy, en passant, avec Wassim Nasr, par la terreur dont Daesh fait une arme de destruction massive, rien n’est épargné au lecteur qui mesure au fil des pages l’incommensurable inhumanité dont l’humanité est capable.

Pour autant, à considérer le ressenti des sujets dans des cadres d’espace-temps différents, d’aucuns osent souligner, timidement parfois, le caractère très relatif du sens donné au mot. Le périmètre que recouvre aujourd’hui le terme « violence » en France par exemple ne correspond certainement pas aux usages qu’en faisaient nos ancêtres au Moyen Âge, les quelques lignes de description que Foucault fait du recours à la « question » suffisent à s’en convaincre. Confronté à la difficulté d’avoir à comparer l’incomparable, Robert Muchembled fait ainsi, sans nier autant la réalité que la diversité des phénomènes, le choix de l’homicide comme critère d’appréciation principal pour finalement conclure à une baisse tendancielle du niveau de violence dans les sociétés occidentales. De son côté, Jean-Clément Martin revisite à l’aune des violences ultérieures le legs mémoriel de la Révolution française : contre les idées reçues et sans pour autant nier la réalité des faits, il se refuse à considérer ces événements comme entrant dans la catégorie de la violence totale pour n’avoir « pas déterminé le cours des choses ».

De ce débat anthropologique autour des limites de ce qui serait ou pas de l’ordre de la violence, découle assez naturellement celui, politique, d’une éventuelle légitimité d’actions de contrainte qui, parce qu’elles relèveraient de règles de droit, pourrait justifier le recours à la force au nom d’un collectif. Ce monopole de la « violence légitime » que l’État s’attribue — pour reprendre l’oxymore consacré — pose en effet une fois de plus la question des limites : s’il est l’objet de la critique formulée par Jean-Philippe Immarigeon qui en dénonce les excès, il est a contrario défendu par Monique Castillo qui, opposant nettement la force à la violence, souligne combien la paix est fille de la première contre les effets destructeurs de la faiblesse. Les deux points de vue ne sont d’ailleurs pas nécessairement irréconciliables à considérer, comme le fait le général de Villiers, chef d’état-major des armées, le recours à la force comme un ultima ratio que les qualités morales des unités engagées doivent permettre de préserver de toute dérive.

« Conscience contre violence », résumerait certainement Stefan Zweig ou crierait le héros du livre d’Emilio Lussu qui, bien que pacifiste convaincu, s’offusque devant ses camarades : « Qu’en serait-il de la civilisation humaine si la violence injuste pouvait toujours s’imposer sans résistance ? » Conscience contre violence. Voilà tout le propos des témoignages proposés par Jean-Luc Cotard et Brice Erbland qui soulignent de leurs expériences à vingt ans d’écart l’intelligence de situation attendue du soldat engagé au cœur de la fournaise. Le lecteur mesurera, au passage, avec Yann Andruétan, Jacques Brélivet et, dans une moindre mesure, Yohann Douady, combien ces expériences extrêmes ne sont pas en retour sans coût psychologique pour l’individu qui vit cette tension extrême. Mais conscience contre violence donc et enfin, car si l’on admet que « la force » ne saurait aller sans une nécessaire maîtrise dès lors que l’on se réfère aux valeurs cardinales que sont l’universalité de l’homme et le prix attaché à la personne, sa dignité, son intégrité et sa vie — ce que le général Bachelet a appelé le « principe d’humanité » —, on trace une voie étroite entre l’application de ce principe et les impératifs de celui d’efficience sans lequel la force sera inopérante.

Cette voie étroite est finalement celle que tente de faire émerger ce numéro à la faveur de la résistance à inventer aux formes les plus extrêmes de violence. Ces dernières, qu’il convient toujours de dénoncer, ne sont ici décrites qu’au prétexte de faire apparaître en creux ce qui pourrait permettre de s’y opposer. Fidèle à l’esprit même de notre revue, ce numéro prétend ouvrir un espace de débat sans pour autant chercher nécessairement à réduire les contradictions. À considérer d’ailleurs, entre absolu et relatif, que les deux points de vue poussés à l’extrême présentent le même risque de dissoudre la notion, à tout ou rien considérer comme relevant de la violence, sans doute faut-il accepter de les conserver tous les deux. Via une approche dialogique chère à Edgar Morin, se dessine alors un champ improbable d’analyse où les deux logiques, plutôt que de se réduire, se complètent l’une l’autre pour interroger, en conscience, chaque cas d’espèce dans sa complexité. Pas de recette magique dans les lignes qui suivent, mais une éternelle interrogation à formuler sur le fil de l’épée ; le recours à la force, pour être efficace sans devenir violence, est alors un difficile équilibre entre le relatif de l’intensité à appliquer et l’absolu de l’humanité à préserver. Cette voie étroite, qui relève de la responsabilité individuelle, est en particulier celle qu’expérimente tout chef engagé au combat lorsqu’il lui faut décider… en conscience.