N°26 | Le patriotisme

Grégory Chigolet

L’armée, la guerre et les politiques de défense : fondements et controverses économiques

« La France s’est faite à coups d’épée »1, affirmait doctement le général de Gaulle. « La guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens », assurait Clausewitz. « Ce n’est point par les discours parlementaires et par le vote des majorités que se résoudront les grandes questions actuelles, c’est par le fer et par le sang », tempêtait Bismarck lors de son discours à la commission du budget. Les citations abondent pour souligner à quel point les conflits armés jalonnent et façonnent l’histoire de l’humanité. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le rôle de la guerre ait été étudié sous de multiples angles et ait donné lieu à une littérature abondante tant en géopolitique qu’en histoire ou en démographie.

Curieusement, l’analyse des économistes sur ce thème est réduite à sa portion congrue. Et les quelques auteurs qui se sont penchés sur la question des effets économiques de la guerre ont des points de vue discordants. Une première catégorie voit dans les conflits armés et les dépenses en armement qui en découlent une source de relance de l’activité. Citons Bernard Rosier, spécialiste de la théorie des crises : « On ne saurait trop souligner le rôle de la préparation à la guerre et de la guerre elle-même dans la sortie de crise2. » Inversement, une deuxième famille de théoriciens considère que les batailles ainsi que l’entretien de l’armée sont directement à l’origine de la destruction de capital aboutissant aux dépressions économiques. C’est ainsi que l’économiste marxiste Boukharine écrit : « L’armée qui représente une demande colossale pour son entretien ne fournit pas de contrepartie en travail ; il s’ensuit qu’elle ne produit pas mais prélève. […] Cette circonstance constitue le facteur de destruction [du capital] le plus important3. » Enfin, une troisième catégorie d’économistes adopte un point de vue plus nuancé. Pour eux, les commandes d’armement et les conflits militaires sont d’abord constitutifs de débouchés supplémentaires pour l’industrie pendant la guerre elle-même, mais également après, en s’implantant dans les pays alliés ou vaincus. Toutefois, ces débouchés ne peuvent être durables et profitables que dans la mesure où ils s’accompagnent d’un « essor des revenus »4 permettant de faire croître la consommation.

Le propos de cet article est d’examiner successivement et synthétiquement le fondement de ces trois types de positions. Si nous n’ambitionnons pas de les départager, nous avons néanmoins la prétention de révéler le rôle que chacune d’elles a pu ou continue à tenir dans la politique de défense des États-Unis, de la France, de la Russie ou encore de la Chine et de l’Angleterre.

  • La puissance militaire à l’origine du dynamisme économique

Les auteurs favorables à la hausse du budget des dépenses militaires possèdent un point commun : tous sont convaincus que les crises procèdent d’une insuffisance de débouchés et, in fine, de la demande d’investissement et de consommation.

John Maynard Keynes est très certainement l’économiste le plus célèbre adhérant à cette vision. Bien qu’il estime que les « causes de la guerre sont multiples »5, il considère que « la poussée de la population et la compétition autour des débouchés »6 en sont les facteurs économiques prépondérants. Pour lui, contrairement à ce qu’affirme la loi des débouchés, le fait de produire et de distribuer des revenus ne suffit pas à engendrer une demande capable d’absorber la totalité de ce qui a été fabriqué. L’offre ne crée pas entièrement sa propre demande car une fois l’achat de biens de consommation et d’investissement effectué par les ménages et les propriétaires des moyens de production, une fraction des revenus n’est pas utilisée. Cette fraction d’épargne est mise de côté pour des motifs de transaction, de précaution et de spéculation ; elle ne permet donc pas d’alimenter la consommation proportionnellement à la hausse de la production. Il s’ensuit une surproduction, la totalité des produits ne pouvant être écoulée. Cette surproduction a pour effet de compromettre la rentabilité des investissements et au final de les contracter. Ce qui est générateur de chômage et de crise économique. Elle oblige aussi les entrepreneurs, ainsi que la classe politique, à trouver de nouveaux débouchés pour écouler le surplus de production, comme cela fut le cas au xixe siècle lorsque les pays industrialisés s’engagèrent dans une politique d’expansion coloniale.

Dans ce contexte, les dépenses militaires possèdent un double attrait. Elles sont en premier lieu constitutives de débouchés supplémentaires pour l’industrie. Les commandes d’équipements militaires étant du ressort de l’État, donc financées par l’épargne des ménages et des propriétaires des moyens de production via l’impôt ainsi que les grands emprunts, elles soutiennent la demande interne. En réinjectant l’épargne dans le circuit économique grâce à leurs commandes publiques, les nations tendent vers le « plein emploi au moyen de leur seule politique intérieure »7. Il est dès lors vain de se lancer à la conquête militaire – à l’image de la période coloniale – des marchés extérieurs avec pour seul espoir de constituer de nouveaux débouchés. La conclusion en devient presque paradoxale : des dépenses militaires élevées contribuent à éviter la guerre pour des motifs économiques.

En second lieu, la recherche d’équipements performants nécessaires pour préparer les forces armées à la guerre est génératrice de progrès technique et d’innovation. Cette position rappelle celle du président Eisenhower exprimée lors de son discours de fin de mandat portant sur le complexe militaro-industriel. À cette occasion, il insistait sur l’importance du progrès technologique et sur l’impérieuse nécessité de son financement, même si celui-ci doit, pour une part croissante, être à la charge de l’État : « En grande partie responsable des changements radicaux dans notre posture militaro-industrielle a été la révolution technologique au cours des dernières décennies. La recherche est devenue centrale, elle devient plus formalisée, complexe et coûteuse. Une part sans cesse croissante est effectuée pour, ou vers, le gouvernement fédéral. »

Le progrès technique et l’innovation sont effectivement des éléments prépondérants pour se prémunir des crises économiques. Ils « maintiennent à un niveau élevé les perspectives de profit » en créant – accompagnés d’une stratégie marketing appropriée – « un important besoin pour des équipements nouveaux »8. Ce qui naturellement constitue une solution aux difficultés de débouchés et maintient, au moins provisoirement, l’investissement ainsi que la croissance à un niveau élevé.

Vladimir Poutine est l’un des hommes d’État les plus en phase avec l’exposé de Keynes. Candidat à un troisième mandat à la présidence de la Fédération de Russie, il se déclare convaincu que « le renouvellement de l’industrie de la défense facilitera le développement des secteurs les plus divers »9. La relance de l’activité, considère-t-il, doit passer par une modernisation de l’armée agrémentée d’une hausse de son budget. Cette stratégie doit instaurer les conditions favorables à une augmentation des investissements privés et permettre un partenariat : « Il est important de promouvoir le partenariat entre l’État et les entreprises privées dans le secteur de la défense. […] Les entreprises privées sont prêtes à investir leur capital, leur expertise et leur savoir-faire dans le secteur de la défense10. » Les effets de ce partenariat sont doubles. Premièrement, il favorise, comme Eisenhower l’avait décrit, le progrès technologique et l’innovation. Ce qui élève la compétitivité des firmes russes et constitue le meilleur moyen d’assurer des ventes ainsi qu’un profit élevé. Deuxièmement, il accroît la demande intérieure et permet ainsi d’accélérer la production tout en réduisant le chômage. La politique économique intérieure vise clairement dans ce raisonnement à combler la faiblesse des débouchés externes.

La voie que Poutine propose à ses concitoyens est celle déjà empruntée par l’empire du Milieu. La politique de défense de la Chine cherche en effet explicitement à préserver la sécurité du territoire national, mais également à garantir sa prospérité économique. Pour y parvenir, les dépenses militaires se sont accrues de façon spectaculaire avec un taux de croissance annuel moyen de plus de 15 % entre 1998 et 2007.

Outre la modernisation de la Marine et de l’aviation, l’expansion du budget dédié à l’armée vise à soutenir massivement le développement des technologies spatiales11. Les prétentions dans ce domaine sont vastes : mise en orbite de satellites, envoi de sondes lunaires ou encore exploration de l’espace extra-atmosphérique. Les objectifs à moyen terme, d’après le China Daily, sont tout aussi ambitieux : mise en place d’un système de géopositionnement, le système compass, d’ici 2015 et exploration de la Lune au plus tard en 2025. Ce programme d’exploration lunaire ayant pour appétence de déceler des gisements d’hélium 3, future matière première des centrales nucléaires à fusion. Ces ambitions spatiales sont les témoins les plus visibles des retombées civiles des innovations militaires en matière d’armement dont Pékin espère bénéficier. Le principe qui guide ce développement est de s’assurer que 90 % des technologies spatiales puissent avoir une utilisation duale civilo-militaire.

L’interdépendance entre le développement des technologies militaires et économiques est à la base de la stratégie de développement de la Chine. C’est ainsi que pour le politologue Wu Chunsi, fin connaisseur de la stratégie militaire, le gouvernement chinois « attache une importance toute particulière à l’apport significatif des activités spatiales au profit de la stratégie de revitalisation du pays »12. Parmi ces apports figurent la dynamisation de la recherche et la revitalisation de l’industrie militaire. Une thèse que confirme le spécialiste de la politique chinoise Ashley Tellis, qui souligne que « l’espace contribue à l’accélération de la croissance économique, […] aide la Chine à atteindre son vaste défi de développement » et « aide au maintien de la stabilité interne »13. Les technologies spatiales développées en Chine servent ainsi dans plusieurs secteurs industriels et sont à l’origine d’importants bénéfices qui découlent notamment des contrats internationaux liés au lancement de satellites. Des contrats qui favorisent largement l’expansion économique.

  • L’armée et la guerre, causes des crises du capitalisme

En périodes troublées, d’autres théoriciens se risquent à prédire la fin du capitalisme. Nicolaï Boukharine, chef de file du courant de la « déviation de droite », est un d’entre eux. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il explique dans un chapitre baptisé de façon évocatrice « L’écroulement du système capitaliste » que les conflits militaires sont à l’origine de l’affaiblissement du capitalisme. Il considère que la guerre impose à l’État de mobiliser une armée d’une taille considérable. Or cette armée ne produit rien. Ceci a pour conséquence une destruction nette de capital toujours plus importante et engendre « une sous-production sans cesse croissante ». En somme, « on peut appeler ce processus reproduction élargie négative du capital. Telle est la guerre considérée du point de vue économique »14. Dans cette perspective, la dépense consacrée à l’entretien de l’armée est source d’une disproportion entre la production et la consommation remettant, de fait, en cause « la condition sine qua non de l’équilibre dynamique du système capitaliste »15. À suivre Boukharine, c’est donc la guerre et l’armée qui sont au premier chef responsables de la déliquescence du capitalisme ou, à défaut, de ses crises.

Sans aller jusqu’à prophétiser la fin du capitalisme, Adam Smith, et plus généralement une frange d’économistes libéraux, témoigne d’une opinion similaire. À propos des dépenses qu’exige la défense, il affirme : « Dans une société civilisée, les soldats étant entretenus en entier par le travail de ceux qui ne sont pas soldats, le nombre des premiers ne peut jamais aller au-delà de ce que les autres sont en état d’entretenir16. » Au même titre que Boukharine, il fonde son analyse sur l’hypothèse d’une dichotomie entre deux catégories de travail : le productif et l’improductif. Alors que le premier « ajoute à la valeur de l’objet », le second ne produit aucune richesse supplémentaire. L’activité des militaires s’inscrit dans cette seconde catégorie : « Dans la plupart des pays, la totalité ou la presque totalité du revenu public est employée à entretenir des gens non productifs. Tels sont les gens qui composent de grandes flottes et de grandes armées qui ne produisent rien en temps de paix, et qui, en temps de guerre, ne gagnent rien qui puisse compenser la dépense que coûte leur entretien, même pendant la durée de la guerre17. »

Si Boukharine ou Smith ne militent pas en faveur d’une augmentation des dépenses de l’armée, c’est qu’ils estiment que les crises économiques ont pour origine la faiblesse ou une mauvaise orientation de l’épargne. L’idée qui sous-tend leur raisonnement est particulièrement simple : l’épargne, servant à financer les travailleurs non productifs, n’est plus disponible pour accumuler du capital, c’est-à-dire pour investir. La raréfaction de l’épargne disponible pour l’accumulation du capital est alors la source de l’augmentation du taux d’intérêt et d’une contraction toujours accrue des investissements.

Plus récemment, l’économiste américain Douglass North reprend ce raisonnement et y ajoute une analyse en termes d’évolution de la structure des marchés. Selon lui, les guerres ont pour spécificité de provoquer un phénomène de concentration des entreprises. Des monopoles émergent qui ont pour caractéristique d’engendrer « un déclin du négoce et du commerce »18. Déclin que l’économiste anglais David Ricardo, proche d’Adam Smith, avait également expliqué en son temps sur la base de transferts de capitaux : « Le déclenchement d’une guerre après une longue période de paix, ou l’avènement de la paix après une longue période de guerre, provoque généralement une grave crise du commerce. Ces événements modifient considérablement la nature des emplois auxquels étaient auparavant consacrés les capitaux respectifs de chaque pays. Et le temps que ces capitaux trouvent les emplois que ces nouvelles circonstances ont rendu plus avantageux, beaucoup de capital fixe ne sera pas utilisé, pourra même être totalement perdu, et les travailleurs ne seront pas pleinement employés19. » Ainsi, l’instabilité provoquée par le passage d’un état de guerre à une situation de paix, et vice versa, est source de réduction de l’activité économique, de chômage et donc de crise.

La politique adoptée par le président de la République Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, et exposée dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, est certainement celle qui est la plus conforme aux vues de Boukharine et de Smith. Par-delà l’hommage d’usage qu’il rend aux militaires, ce Livre blanc ne prête à aucune ambiguïté. L’accent est mis sur les questions budgétaires. L’entretien et l’engagement des forces armées sur les différents théâtres d’opérations sont perçus comme des dépenses irrécouvrables. Il en résulte que lorsque « la part des dépenses militaires dans les budgets nationaux demeure excessivement élevée », cela « freine le développement »20. Les dépenses militaires, voire plus largement les guerres, sont donc ici considérées comme un obstacle à la croissance économique. En cause, l’étroitesse du marché de l’armement qui ne profite qu’à un petit nombre d’entreprises et qui ne permet pas un développement d’envergure.

Ce marché, affirme le Livre blanc, « n’existe pratiquement pas en dehors des commandes d’un petit nombre d’États » et s’adresse « à des fournisseurs très peu nombreux »21. L’ampleur des coûts fixes explique principalement son caractère non concurrentiel. La libre entrée, vu l’importance des investissements, tout comme la libre sortie, eu égard aux pertes encourues, ne sont pas assurées. La guerre incite certes les capitaux à s’orienter massivement vers l’industrie de l’armement et y accroît provisoirement la concurrence, mais une fois celle-ci achevée, indique l’historien et politologue français René Rémond, les nations sont « suréquipée[s] » en armes « dont la reconversion fait question »22. Les capitaux, bien que confrontés à la fin d’une guerre à une surproduction du secteur de l’armement, ne sont pas en mesure – sans encourir des pertes importantes en capital fixe – de s’orienter vers un autre secteur d’activité. Il s’ensuit alors le scénario décrit précédemment par David Ricardo faisant état de faillites, de réduction de l’emploi, de chômage, c’est-à-dire de crise économique.

Le souci de maîtriser les dépenses de la défense afin d’éviter une concentration des entreprises et un affaiblissement des relations marchandes est une préoccupation constante dans la pensée française. Au début des années 1960, les rédacteurs du quatrième Plan de développement économique et social conditionnaient aussi le progrès et le rayonnement de l’industrie à « la modernisation de l’armée » qu’ils liaient à « la réduction de ses effectifs »23. Une vision que la France partage depuis 1945 avec la Grande-Bretagne. Celle-ci est tout aussi disposée à appliquer les thèses de Boukharine et de Smith. La réduction des effectifs des armées britanniques a été érigée en véritable dogme depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et ces dernières années ont vu cette tendance s’accentuer. Le White Paper publié en 2003 confirme une baisse des effectifs. La crise des dettes souveraines a conduit le gouvernement de David Cameron à persévérer dans cette voie même si, il convient de le souligner, le budget de la défense est relativement ménagé en comparaison des autres ministères : « Compte tenu de l’ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés et de l’importance que nous attachons à la sécurité nationale, nous ne pourrons pas réduire les dépenses de défense autant que nous sommes obligés de les réduire dans d’autres secteurs afin de ramener le déficit dont nous avons hérité sous contrôle. »

Cette volonté d’épargner le budget de la défense dans l’effort de réduction de l’endettement public est justifiée par des impératifs de sécurité nationale. La menace terroriste est l’argument mis en avant pour accréditer ce choix. Aussi surprenant que cela puisse paraître au premier abord, la position prise par David Cameron est loin d’être en contradiction avec celle de David Ricardo qui refuse d’invoquer le niveau de l’endettement public pour mener une politique de réduction des effectifs des armées. Suite aux guerres contre Bonaparte, qui ont imposé à l’État anglais de s’endetter abondamment auprès de sa population, il explique que « le million annuel qu’on lève par des impôts pour payer les intérêts […] ne fait que passer des mains de ceux qui le payent dans celles des créanciers de l’État. […] Que les intérêts de l’emprunt soient ou ne soient pas payés, la nation ne s’en trouve ni plus ni moins riche, […] ce n’est donc pas le paiement des intérêts de la dette nationale qui accable une nation, et ce n’est pas en supprimant ce paiement qu’elle peut être soulagée »24.

Pour cause, Ricardo envisage le paiement des intérêts de la dette comme une redistribution de richesses interne à la nation. Pour lui, la question essentielle est celle de l’objectif de l’emprunt qui doit permettre de créer des richesses supplémentaires. Et de ce point de vue, Ricardo, Smith, Boukharine et David Cameron sont unanimes : l’armée, bien qu’elle assure la sécurité nationale et qu’elle intervienne sur des théâtres d’opérations à l’étranger, ne produit aucune richesse. Elle n’ajoute, directement ou indirectement, aucune valeur à un produit.

  • La guerre et l’armée pour relancer la consommation et réduire la place du marché

Cherchant une autre voie, une troisième famille d’économistes prend une position intermédiaire. Ils adhèrent à la thèse de l’insuffisance des débouchés et estiment que les dépenses en armement donnent, selon l’expression de Charles Bettelheim, un « coup de fouet » à la croissance. Toutefois, à la différence de leurs confrères, ils jugent que ce manque de débouchés ne résulte pas d’une « surproduction » mais d’une « sous-consommation ». De leur point de vue, « dans l’état des communautés industrielles modernes, c’est la consommation qui limite la production et non la production qui limite la consommation »25.

Si, au premier abord, la différence de vocabulaire peut sembler être d’ordre purement sémantique, elle a en réalité une nuance pratique non négligeable. Cette modification lexicale permet d’insister sur le rôle de la demande et les effets négatifs de l’épargne dans le déclenchement des crises. En effet, pour ces auteurs, les crises économiques procèdent d’un excès d’épargne par rapport à la consommation, qui prive la main-d’œuvre de ses emplois faute pour les entreprises de perspectives de vente. La politique économique doit donc viser uniquement à faire croître la consommation.

Les dépenses militaires, qui créent certes des emplois, sont durablement profitables à la condition expresse qu’elles s’accompagnent d’un « essor des revenus principalement destinés à la consommation (salaires et revenus agricoles) »26. Sans quoi les débouchés liés aux dépenses militaires sont étouffés par le fait « qu’en dépit de l’activité économique accrue suscitée par les commandes publiques, on n’assiste pas à un élargissement sensible du marché des objets de consommation »27.

Reste un problème de taille : comment s’assurer que les dépenses militaires s’accompagnent d’une hausse des salaires ? Surtout qu’en période de crise, caractérisée par un taux de chômage important, il est peu probable que des dépenses publiques supplémentaires se traduisent, au moins à court terme, par une augmentation des salaires réels ou même nominaux. Cette difficulté nous conduit à exhiber la seconde caractéristique de ce groupe d’auteurs : leur volonté commune de planifier. Pour eux, « la planification économique est devenue dans de nombreux pays un moyen de croissance et une forme d’action gouvernementale dont la valeur peut difficilement être contestée »28. L’accroissement des dépenses de la défense doit s’inscrire dans un vaste programme de planification économique visant à bonifier les effets d’une politique de relance de l’activité.

Eugène Préobrajensky, économiste marxiste russe, est représentatif de cette manière de raisonner. Il concède volontiers à Ricardo que la guerre modifie l’orientation des investissements et de la production. Ainsi, dans La Nouvelle Économique (1926), il écrit : « Les besoins de la défense contraignirent l’État à faire l’inventaire de toute les possibilités de production du pays et à répartir, suivant un plan déterminé, les commandes militaires. Ce fut le début du développement forcé de certaines branches, de la compression d’autres branches et de la redistribution des forces de production du pays29. » Développant une opinion proche de celle qui sera exprimée quelques décennies plus tard par Douglass North, il admet également que la guerre favorise la cartellisation des entreprises et supprime toute régulation concurrentielle des marchés. C’est ainsi qu’au cours de la Première Guerre mondiale, « la libre concurrence était supprimée par le principe planifié du capitalisme d’État »30.

Mais là s’arrête le parallélisme. Contrairement à Ricardo et à North, Préobrajensky n’adhère pas au fait que la guerre est à la source du déclin du négoce et du commerce. Selon lui, chaque conflit est surtout à l’origine de l’émergence de nouvelles règles économiques caractérisées par un accroissement toujours plus important de la régulation de l’activité par l’État. Cette régulation se fait alors au détriment de la loi de la valeur capitaliste, c’est-à-dire schématiquement de la libre concurrence : « Le rétablissement, presque atteint, de la situation d’avant-guerre pour l’importance de la production et des échanges mondiaux ne constitue nullement du même coup un rétablissement de toutes les lois de l’économie d’avant-guerre. La limitation de la loi de la valeur, amorcée sous le capitalisme monopolistique, non seulement n’a pas marqué de pause du fait de la guerre, mais a acquis après celle-ci une forme encore plus grande, ainsi qu’une forme tout à fait originale31. »

Cette différence de conclusion entre d’un côté Ricardo et North et de l’autre Préobrajensky s’explique par la conception de la dynamique économique que développent les protagonistes. Alors que les premiers croient globalement en la loi des débouchés, le second estime que les travailleurs subissent l’exploitation des détenteurs des moyens de production. Ce faisant, les salaires sont uniquement maintenus à un niveau de « subsistance », tout juste nécessaire à la survie et à la « reproduction » des travailleurs. Ils ne peuvent s’élever sous l’influence des mécanismes de marché, condamnant ainsi la consommation à stagner. La guerre, en réduisant la part de la concurrence au profit de la régulation par l’État de l’activité économique via la mise en place d’un système de planification, crée les conditions propices à un accroissement des salaires et plus largement du niveau de vie.

Les thèses de la sous-consommation ont trouvé un écho inattendu après le 11 septembre 2001. Suite aux attaques « terroristes », le président des États-Unis, George W. Bush, engage un processus de transformation de l’armée. Son secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, en précise les objectifs : protection du territoire national et des bases à l’étranger, pérennisation des capacités de projection des forces, amélioration de la capacité à pourchasser les ennemis en tout lieu de la planète, accroissement de la protection des informations sensibles transitant sur les réseaux, perfectionnement du renseignement grâce à l’utilisation de nouvelles technologies d’information ainsi que l’amélioration et la protection des capacités spatiales32.

Ce processus de transformation se traduit par une intervention croissante de l’État au préjudice de la libre concurrence. Il est significatif de remarquer qu’alors que le terme « marché » est mentionné à six reprises dans l’article de Poutine, celui-ci est totalement absent des écrits de Rumsfeld. Seule subsiste une référence à un esprit « plus entrepreneurial » qui doit favoriser « une culture de la créativité et la prise de risque intelligente »33. Mais au-delà de cette référence, c’est bien une intervention accrue de l’État qui est favorisée.

Cette intervention se traduit simultanément par la mise en place d’un système de planification de la stratégie de la défense nationale ainsi que par une hausse importante du budget de la défense. Cette hausse du budget, déclare George W. Bush, doit relancer la croissance économique et plus spécifiquement accroître la consommation car « quand les gens ont plus d’argent, ils peuvent le dépenser en biens et services. Et dans notre société, lorsqu’ils demandent un bien ou un service additionnel, quelqu’un va le produire. Quand cela arrive, cela signifie que quelqu’un va obtenir un travail »34. Un point de vue que les théoriciens de la sous-consommation, en particulier Bettelheim et Préobrajensky, ne renieraient probablement pas.

L’administration Obama, en place depuis 2009, a largement tempéré les principes de la période précédente. Si elle ne rejette pas en bloc la logique qui a présidé à la restructuration de l’armée, la défense ne lui paraît pas être un canal de relance de l’activité économique efficace. Confrontée à la crise mondiale des dettes souveraines, la politique de défense américaine s’inscrit sous le mandat de Barack Obama dans un contexte de rigueur budgétaire. Des choix drastiques doivent être effectués. Les deux premiers concernent les interventions extérieures et portent sur le retrait des troupes d’Irak ainsi que sur leur départ programmé d’Afghanistan. Le dernier choix concerne une réduction substantielle des effectifs. Sur le plan industriel, les décisions d’investissement se doivent désormais d’être éclairées. Un distinguo est opéré entre les investissements indispensables et ceux qui sont accessoires. Alors que les premiers sont à réaliser sans délai, les seconds peuvent être reportés.

Il serait néanmoins exagéré de soutenir que la politique de défense de l’administration Obama s’appuie sur les mêmes fondements économiques que celle du président Sarkozy. Tout d’abord, l’administration Obama ne va pas jusqu’à considérer les dépenses militaires comme néfastes pour l’économie américaine. Elle évalue seulement son rôle sur la croissance économique comme peu sensible. Ensuite, la concentration du marché de l’armement ne lui paraît pas être une source de problème fondamentale. Au contraire, elle peut s’avérer stabilisatrice et éviter des mouvements erratiques de capitaux. D’où l’intérêt de l’État, par l’intermédiaire de son département à la défense, de veiller à réguler le secteur et à pérenniser l’investissement dans les sciences et la technologie de manière à continuer « de maintenir une base industrielle suffisante ». En somme, rassure l’administration Obama, « nous allons également encourager l’innovation dans les concepts d’opération » 35.

Si la nouvelle politique américaine ne partage plus l’opinion qu’une hausse du budget de la défense permet de relancer la consommation, elle préserve l’idée qu’il est du rôle de l’État d’organiser, voire de planifier, le marché de l’armement et ceux qui y sont associés.

  • Conclusion

Parmi les trois conceptions exposées, laquelle est la plus pertinente ? Quelle nation est engagée sur le chemin le plus propice à assurer à la fois sa défense et à favoriser sa croissance économique ? Il est bien sûr délicat de répondre de façon tranchée à cette question. Une chose est en revanche certaine. Pour l’ensemble des nations, la politique de défense ne relève pas d’un principe utilitariste de mise en comparaison des bonheurs et des peines, mais d’un droit naturel, inaliénable, à la sécurité. La politique de défense française, qui est pourtant parmi les plus sceptiques sur le bénéfice économique à attendre des dépenses militaires, ne fait pas exception.

Néanmoins, l’accélération de la baisse des effectifs des armées depuis 2008 remet aujourd’hui en cause la possibilité pratique d’assurer ce droit à la sécurité. Face à une menace plus diffuse – et souvent le fait d’organisations non étatiques –, la sécurité d’un État ne repose plus seulement sur la crédibilité de sa dissuasion nucléaire, mais aussi sur l’efficacité de son renseignement ainsi que sur la capacité de son armée à intervenir rapidement partout sur la planète. Autant de tâches qui nécessitent du personnel sur le territoire national, mais aussi un nombre croissant de forces prépositionnées à l’étranger. D’autant plus qu’au-delà des problématiques sécuritaires, c’est bien à une guerre économique, dimensionnée par des idéologies distinctes, que se livrent les grandes puissances de ce monde à travers la politique de défense. Le célèbre théoricien allemand Clausewitz n’avait donc que partiellement raison : si la guerre est bien le prolongement de la politique, l’économie l’est tout autant.

1 Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Plon, 1938, p. 5.

2 B. Rosier, Les Théories des crises économiques, Paris, La Découverte, 2003, p. 56.

3 N. Boukharine, Économique de la période de transition, Études et documentation internationales, 1920, p. 78.

4 C. Bettelheim, L’Économie allemande sous le nazisme, Paris, Maspero, 1979, p. 116.

5 J. M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1936, p. 374.

6 Ibid., J. M. Keynes.

7 Ibid., J.M. Keynes.

8 E. Malinvaud, Théorie macroéconomique. Tome I, Dunod, 1981, p. 354.

9 V. Poutine, « Being strong : National security guarantees for Russia », 2012, Rossiiskaya Gazeta.

10 Ibid., V. Poutine.

11 Cf. Fa Wen Bu (s.d.), L’Armée chinoise et sa modernisation, Beijin Information, 1985.

12 Wu Chunsi, « China’s Outer Space Activities : Motivations, Goals and Policy », Strategic Analysis, 32 (4), 2008, pp. 621-635.

13 A. J. Tellis, « China’s Space Capabilities and their Impact on us National Security », Washington Congressional Testimony, 2008.

14 N. Boukharine, op. cit.

15 N. Boukharine, op. cit., p. 83.

16 A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, rééd. Paris, Coll. « Garnier-Flammarion », Flammarion, T. II, p. 318.

17 A. Smith, op. cit, pp. 429-430.

18 D. North, Le Processus du développement économique, Éditions d’organisation, 2005, p. 173.

19 D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1821, rééd. Paris, Coll. « Garnier-Flammarion », Flammarion p. 282.

20 Défense et sécurité nationale. Le Livre blanc, Odile Jacob, 2008, p. 28.

21 Op. cit, p. 272.

22 R. Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Le Seuil, 1974, p. 41.

23 Commissariat général au Plan, Quatrième Plan de développement économique et social : 1962-1965, p. 4.

24 D. Ricardo, op. cit., p. 261.

25 J. A. Hobson et A. F. Mummery, The Physiology of Industry, 1889.

26 C. Bettelheim, op. cit., p. 116.

27 C. Bettelheim, op. cit., p. 115.

28 A. Garcia, « La planification sociale », Revue économique, vol. 17, n° 2, 1966, p. 229.

29 E. Préobrajensky, La Nouvelle Économique (1926), Études et documentation internationales, p. 216.

30 Ibid., E. Préobrajensky.

31 E. Préobrajensky, op. cit., pp. 217-218.

32 D. H. Rumsfeld, « Transforming the Military », Foreign Affairs, vol. 81, n° 3, 2002, pp. 20-32.

33 D. H. Rumsfeld, op. cit., p. 29.

34 Cité dans G. Mankiw, « The Macroeconomist as Scientist and Engineer », The Journal of Economic Perspectives, vol. 20, n° 4, 2006, p. 42.

35 Sustaining us Global Leadership : Priorities for 21st Century Defense, january 2012, p. 8.

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