N°29 | Résister

Jean-Luc Cotard

De l’acte de résistance à l’endurance : l’exemple de la société Néodyme

  • De l’anniversaire d’une réussite

Dix ans ! Dix ans que cinq trentenaires ont signé sur le quai de la gare de Tours les statuts de leur nouvelle société, baptisée Néodyme. Dix ans, cela se fête quand on est une entreprise, quand on sait que la plupart des sociétés créées ne dépassent pas cinq ans d’existence. Donc, aujourd’hui, Philippe Lebot, trente-neuf ans, directeur général de Néodyme, la mèche cachant un front large et profond, le micro à la main, commence sa présentation de la soirée anniversaire d’une voix encore plus nasillarde que d’habitude, tant l’émotion perce de ses paroles. Il se tient devant un parterre de collaborateurs, de fournisseurs et d’interlocuteurs représentant quelques-uns des quatre cents clients de Néodyme.

Ce 19 septembre 2014, en quelques diapositives projetées sur l’écran d’un amphithéâtre du centre des congrès tourangeau, il brosse l’histoire de la société, l’évolution de son chiffre d’affaires : la première année commence à deux cents mille euros, puis l’activité croît régulièrement pour atteindre trois millions six cent mille en 2009 et six millions cinq cent mille en 2014.

Voilà une belle croissance pour une entreprise de services spécialisée dans le conseil en ingénierie dans le domaine du risque industriel. Ce dernier est caractérisé par l’étude des phénomènes dangereux qui découlent de l’exploitation industrielle, avec en particulier celle des conséquences sur les populations salariées employées sur le site et les riverains, mais aussi sur l’environnement. Néodyme travaille donc sur des sites pétroliers, gaziers, nucléaires…

Les études sont réalisées par des ingénieurs ou des docteurs en sciences physiques, chimiques ou mathématiques. Dans les débuts de la société, les cinq premiers associés ont recruté un collaborateur par mois pour faire face aux missions à effectuer ; jusqu’à atteindre un effectif de cent. Dix d’entre eux, parmi les premiers, sont devenus depuis associés en remerciement de leur fidélité et de leur engagement au service de Néodyme, qui se développe aujourd’hui en Australie et en Nouvelle-Calédonie.

Dix ans, cela se fête, mais pourquoi parler de l’anniversaire de cette société dans le cadre d’un numéro d’Inflexions intitulé « Résister » ?

Sous les abords d’une success story, l’histoire de Néodyme commence d’abord par une révolte, un sentiment violent d’injustice et le refus d’accepter les conséquences d’un mensonge. L’anecdote de la signature des statuts sur les quais d’une gare montre à la fois l’urgence ressentie par les cinq associés initiaux et le caractère spontané de cette création.

Depuis deux ou trois ans, et pour l’un d’entre eux depuis un peu plus longtemps, puisqu’il a recruté les quatre autres, les cinq jeunes ingénieurs fraîchement émoulus de leur école de formation se consacrent à l’implantation locale et au développement de la succursale d’une entreprise familiale à La-Ville-aux-Dames, à l’est de Tours. Cette société rédige des études sur les risques industriels au profit de grandes entreprises. Or elle est vendue à un autre groupe qui utilise des méthodes de gestion anglo-saxonnes. La première décision des nouveaux dirigeants est de réduire les coûts. Cela commence par l’infrastructure. C’est ainsi que quinze personnes se retrouvent dans trente-cinq mètres carrés, une partie de l’équipe travaille donc à domicile ou chez le client.

  • Histoire d’une révolte

Si la première entreprise valorisait le travail des collaborateurs, la seconde le minimise et maximise en revanche la rentabilité financière qui est multipliée par deux en un an. Dans la même période, 90 % des collaborateurs ont quitté l’entreprise. Un an après le rachat, le groupe décide de fermer les locaux de La-Ville-aux-Dames et propose à ses employés comme alternative de travailler à Paris ou à domicile. « Notre sang a tourné d’un coup », s’est rappelé Philippe Lebot lorsque nous l’avons rencontré. Ils s’étaient investis pendant plus d’un an, dans des conditions de travail dégradées, ne comptant pas leurs heures. On leur avait laissé entendre que l’accroissement du nombre de missions allait permettre l’amélioration de la situation et brusquement, sans la moindre concertation, sans la moindre préparation, on leur annonce au contraire une détérioration de cette situation. Cinq des quinze salariés décident alors de réagir en créant leur propre société. Personne n’avait l’idée de la façon dont on crée et gère une entreprise. Il s’agissait de spécialistes, d’ingénieurs, mais pas encore d’entrepreneurs.

« Nous ne sommes pas des pions ! », résume le directeur général de Néodyme, qui vit encore l’épisode lorsqu’il le raconte. Lui et ses camarades se sont rendu compte qu’ils ne partageaient pas les valeurs de leur nouvelle entreprise guidée par le dogme ultra-libéral du profit immédiat. Qu’ils aient tout à apprendre, cela ne les effraient pas. Ils n’ont pas conscience de ce qui les attend, eux et leur famille. Si certains sont célibataires, Philippe Lebot est marié. Il a trois jeunes enfants et le quatrième naîtra un mois après Néodyme. Ils veulent être maîtres de leurs choix, ils sont conscients de leur valeur.

Tous investissent leurs économies dans le capital de la société. S’ils échouent, ils n’ont plus rien. Ils sont pourtant sereins et leurs relations avec les clients sont bonnes. Très vite, leur réputation d’ingénieurs compétents et fiables leur permet de décrocher des contrats. Ils sont très contents et semblent avoir réussi leur pari. Mais leur groupe d’origine est loin d’être ravi de voir naître un concurrent potentiel. Ils sont alors attaqués devant les prud’hommes. On met en cause leur probité et leur capacité à mener des projets pour le compte d’industries de l’armement. Il s’agit d’étouffer très rapidement la start-up en mettant en avant une clause de concurrence déloyale, en remettant en cause l’honnêteté des créateurs alors qu’ils doivent travailler sur des données confidentielles. Un huissier vient effectuer chez eux une capture de leurs disques durs dans l’intention de montrer qu’ils sont partis de chez leur ancien employeur avec des dossiers qui ne leur appartenaient pas.

« Nous, on ne connaissait pas les prud’hommes », souligne Philippe Lebot. Ils découvrent les juridictions de Paris, où l’un des associés s’est installé, et de Tours. Ils découvrent les frais de procédures et les demandes d’indemnités dont le montant de quatre cent mille euros pourrait suffire à lui seul à réduire à néant les velléités de poursuite de l’aventure. Cette sanction potentielle représente presque cinq fois la capacité de paiement de la société à l’issue de son premier résultat… Il leur faut prouver leur loyauté pendant toute la durée de leur présence chez leur ancien employeur et montrer qu’ils ont travaillé plus de mille heures supplémentaires par an non rétribuées au profit de ce dernier.

Finalement, leur bonne foi est reconnue. Néodyme peut continuer à vivre. Les associés ont réussi à conserver la confiance de leurs clients auxquels ils ont exposé la situation pendant les quatre ans de procédure qui n’ont pas entamé leur moral.

  • Néodyme et la résistance

Alors, pourquoi prendre cet exemple dans ce numéro de la revue Inflexions ? Au cours des discussions du comité de rédaction sont apparues deux définitions de l’acte de résistance : « interroger la notion de résister lorsqu’elle concerne fondamentalement un acte comportant en lui-même et de manière indissociable un combat contre l’oppression et un combat pour la liberté et la dignité humaine... » d’une part et « associer l’acte de résister à la prise d’un risque impliquant une rupture grave, [...] et même à la prise du risque suprême, la mort » d’autre part.

Indéniablement, il n’y a ici ni combat contre une oppression vitale ni de risque vital réel. Néanmoins, il y a une réaction face à quelque chose qui semble insupportable au nom de valeurs qui brusquement apparaissent essentielles : le respect du collaborateur et, au-delà, celui de tout être humain, en commençant par son environnement de travail. Pour réagir, les associés de Néodyme inventent, créent. Ils ne savent pas dans quel engrenage ils mettent le pied, mais ils le font. Malgré les embûches tendues par leur ancien employeur, ils avancent et tiennent bon face à l’adversité, tout en développant leur activité, ce qui n’est pas évident.

Ils structurent leur société qui grossit à vue d’œil, passent les épreuves classiques de la croissance des entreprises qui ont besoin de fonds en trésorerie alors que les clients étalent de plus en plus leurs règlements. Ceux-ci sont effectués initialement en soixante jours pour arriver à quatre-vingt-dix jours, alors que la banque partenaire ne veut pas faire d’efforts, malgré les contrats en portefeuille, malgré les perspectives. Il leur a fallu se spécialiser, professionnaliser leurs procédures administratives, établir une gestion prévisionnelle de leur richesse humaine, constituée, on l’a vu, d’ingénieurs et de docteurs hautement qualifiés. Il a fallu faire face aux défections de certains collaborateurs attirés par certains clients. Bref, tenir et assumer les conséquences de leur acte de révolte initial, se former en tant que dirigeants parce qu’ils se sont aperçus que, comme la plupart des dirigeants français, ils n’avaient aucune formation en direction d’équipe, en direction d’entreprise.

Ils n’ont pas oublié que l’homme devait être au cœur de leur entreprise. Ils n’ont pas oublié non plus que leur colère avait été provoquée par un problème de bureau : d’emblée, ils ont créé une société civile immobilière pour acheter leur lieu de travail. Dix ans après, de jeunes collaborateurs, ignorant sans doute l’histoire de Néodyme, s’inquiètent d’un éventuel abus sur le prix des loyers au détriment de la société et décident d’enquêter sur le sujet. Ce sont donc les associés du début qui sont mis en accusation par plusieurs de leurs « enfants ». Certains s’interrogent : en arriver là après tant d’obstacles franchis… Celui qui est parti créer la filiale australienne ne comprend pas ce qui se passe, lui qui ne connaît pas aux antipodes ce type de difficulté. La lassitude transparaît dans les propos de Philippe Lebot lorsqu’il relate cette péripétie.

L’acte de révolte, de résistance, génère donc une énergie essentielle pour surmonter l’épreuve initiale. Mais celle-ci occupe tout le champ de vision du révolté, accapare toute son énergie. Au bout d’un certain temps apparaît une forme de désenchantement. Se pose alors la question de savoir comment ne pas tomber dans la routine. L’acte originel ne prémunit visiblement pas ad vitam aeternam contre l’essoufflement. Nous pourrions certainement trouver une théorie comparable à celle de Peters à ce sujet. La métaphore de la course à pied devient pertinente : comment passer de la résistance foncière à l’endurance.

Les créateurs de Néodyme étaient de jeunes cadres, vigoureux, énergiques. Qu’auraient-ils fait avec dix ans de plus, une famille à charge ? En les comparant aux résistants de l’histoire de France, nous retrouvons le même type de profil : jeunesse, éducation, sens des responsabilités et de l’engagement (y compris politique pour l’un des associés de Néodyme). Faut-il en déduire que la résistance est une caractéristique essentielle de la jeunesse ? L’acte de résistance apparaît donc comme éminemment conjoncturel, tant dans sa naissance que dans ses conséquences. Résister à un moment donné, c’est bien. Faire durer l’esprit de résistance, c’est beaucoup plus prodigieux. L’auteur de ces quelques lignes a par ailleurs rencontré dans son entourage beaucoup de créateurs d’entreprises qui ont suivi un processus comparable à celui des créateurs de Néodyme. Le plus difficile à chaque fois est de durer. De la résistance, on glisse vraiment vers la notion d’endurance.

La réaction de ces dirigeants, plutôt jeunes dans leur ensemble, procède du même déclenchement que celui qui a conduit des Leclerc à poursuivre le combat. Ce moteur vers l’action par la révolte chez les entrepreneurs est souvent méconnu du grand public et en particulier de l’administration. Il serait à mon sens prétentieux de le mépriser au prétexte que la vie des entrepreneurs n’est de prime abord pas en jeu. Alors que rien apparemment ne nous menace, même si depuis le 8 janvier les plus hautes autorités de l’État ont désigné un ennemi à la nation, il est rassurant de voir que le réflexe de dignité parcourt encore et toujours notre société que certains pensent pourtant moribonde. Ce courant méconnu, dont l’archétype pourrait être la société Néodyme, comme beaucoup d’autres en France, est un beau symbole d’espoir.

L’entrée en dissidence | P. Clervoy