N°46 | S’engager

Jean-Luc Cotard

Éditorial

Il semble naturel que les militaires, ou les structures qui dépendent des armées, à l’instar de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem) récemment1, s’intéressent à l’engagement. Mais cela n’est pas exclusif. Jean Baechler, par exemple, dans son travail de sociologue, historien et polémologue, s’est lui aussi emparé du sujet à l’occasion de son étude sur le combat2. Pour lui, l’engagement est à la fois action et usage de la violence, rejoignant en cela l’introduction de Sous le feu3 de Michel Goya.

Pourtant, ce n’est pas le combat sous le feu qui a attiré l’intérêt du comité de rédaction d’Inflexions sur ce terrain, mais plutôt le combat contre le feu. Peu de temps après l’incendie de Notre-Dame, l’un de ses membres a en effet fait part de son admiration pour les sapeurs-pompiers de Paris. Et il a analysé ce sentiment en soulignant que son émotion portait sur le résultat, mais aussi sur tout ce qui avait permis que les tours de la cathédrale ne s’effondrent pas : le courage qu’a eu le général de proposer au président de la République d’envoyer des hommes au risque de les perdre dans l’effondrement du bâtiment, le courage de désigner les hommes, le courage de ceux-ci de partir avec leurs tuyaux, leurs bouteilles. Pour lui, ce courage soulignait la confiance du chef en ses hommes, mais aussi celle des hommes en eux-mêmes et dans la décision de leur chef. Ce mélange de courage et de confiance dans le danger et sous stress nous a conduits à nous demander ce que c’était que s’engager.

Si on décortique l’événement d’avril 2019, il est possible de retrouver ce que Martin Steffens décrit dans son Dictionnaire paradoxal4 : l’engagement requiert une implication entière, une volonté d’agir sans certitude de réussir. Pour savoir si l’on fait bien de s’engager, il n’y a pas d’autre solution que d’aller au bout de l’action.

La confiance évoquée pour les sapeurs-pompiers à Notre-Dame n’apparaît pas par magie ; elle a été construite progressivement. Chacun à la brigade connaissait le général, qui a fait ses preuves avec l’incendie du Crédit lyonnais en mai 1996, chacun sait ses compétences techniques, chacun reconnaît ses compétences humaines. Pour ses subordonnés, il n’aurait pu les engager sur quelque chose d’inutile, d’impossible. Lui, de son côté, était au fait de l’entraînement de ses hommes, de leurs qualités, de leur matériel. Pourtant, il restait cette petite incertitude. Et si malgré tout… Engager, s’engager, c’est donc faire confiance.

À côté de la dynamique de la confiance apparaît la notion de temps pour construire un groupe. Elle laisse percevoir aussi un questionnement sur la loyauté de l’individu vis-à-vis des autres et de la gestion de la motivation des individus par le groupe, par la hiérarchie. Par essence, la revue Inflexions ne peut pas s’affranchir de cette réflexion sur le collectif dans le temps, sur le rôle de chacun et du chef en particulier. Dès lors, la perception classique de l’engagement, qu’il soit pour le combat ou une autre cause, est bien englobée dans une perspective d’action en groupe avec un objectif défini. L’engagement sera d’autant plus fort que les membres du groupe auront trouvé un sens à leur action. Ce dernier aspect est important. Il est en permanence sous-jacent dans notre revue. Il revient une fois de plus dans ce numéro, même s’il n’est parfois qu’effleuré. La finalité de l’action, sa compréhension, justifie la recherche de toutes les opportunités pour y parvenir. L’engagement génère alors innovation et adaptabilité, lesquels ne sont possibles que si un effort est fait sur la formation technique de chacun, si le temps de réfléchir avant l’action est laissé, si le temps de réfléchir après l’action est imposé, que cette réflexion soit collective ou individuelle, qu’elle débouche sur des pratiques, des processus ou une philosophie de l’action. Le simple verbe « s’engager » dissimule ainsi une dynamique beaucoup plus complexe, plus longue et plus collective que le « simple » acte de volontariat ne semble présager.

Donc la réussite du sauvetage in extremis des tours de Notre-Dame apparaît comme un modèle d’engagement, un point de départ fort riche pour débuter une réflexion selon la philosophie d’Inflexions : partir du soldat, de son expérience pour dégager des pistes de réflexion pour l’armée de terre, les armées, la société. Le lecteur habituel de la revue trouvera toujours un côté pointilliste à la façon dont le sujet est traité. Chaque article reprend peu ou prou la définition de l’engagement. Le grand rabbin Haïm Korsia ouvre ce numéro par un magnifique « Me voici » face à l’appel de Dieu, avec les conséquences de cet appel pour devenir un bâtisseur tel que voulu par le Créateur. Emmanuel Chanudet, par le biais de la métaphore équestre, passe de la dynamique de l’individu au collectif en insistant sur l’importance de la compréhension du sens de l’action. Rémi Seigle, responsable du recrutement de l’armée de terre, explique que la difficulté n’est pas le volontariat, mais la persévérance dans l’acte d’engagement après la découverte des contraintes du métier et de la collectivité. L’acte formel de l’engagement est décrit par Jean Assier-Andrieu ; il souligne, qu’il s’agisse du premier contrat ou de son renouvellement, le caractère sacré qui se dégage de la cérémonie. De leur côté, les médecins psychiatres Aurélie Éon et Coralie Mennecier expliquent leur rôle dans la détection d’éléments psychopathologiques qui pourraient empêcher l’exercice particulier du métier des armes, l’engagement d’être accepté. Le comité de rédaction s’est d’ailleurs demandé comment, lors de circonstances extrêmes, on pouvait s’assurer que les termes de l’engagement soient tenus. Pour cela, il s’est tourné vers le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (gign) qui, avec Manuel Géa, décrit à la fois la philosophie du processus de sélection et l’état d’esprit de ces gendarmes d’élite. En témoin aujourd’hui extérieur, Julie Cros-Bousquet insiste sur les caractéristiques des soldats qu’elle a rencontrés, explique comment elle a découvert les armées et la passion qui anime les militaires.

Il était bon, à ce stade, de prendre un peu de recul en faisant appel à la philosophie. Olivier Monteil nous explique ainsi la vision que Paul Ricœur avait de l’engagement : la prolongation d’un élan de vie pour prendre soin de l’autre ou du bien menacé. Confortés dans notre perception, nous pouvons alors regarder l’histoire. Si l’engagement est une promesse, il devient intéressant d’étudier le serment, que Corinne Leveleux-Teixeira analyse pour la période médiévale. Nous découvrons alors, tant au travers de la littérature que des événements politiques de l’époque, que celui-ci était bien plus complexe qu’on ne le suppose.

Daniel Menaouine montre lui aussi qu’il convient de se méfier des évidences. Il nous fait profiter de son expérience de rapporteur du projet du service national universel (snu) pour nous faire découvrir que la jeunesse contemporaine, soumise à de nombreuses sollicitations, ne peut pas choisir aussi facilement que le faisait celle d’il y a quarante ans. Il pose la question des moyens, mais aussi de la reconnaissance de l’engagement. Cette reconnaissance est au cœur de l’article de Paul Sanzey qui dévoile l’objectif de la politique des ressources humaines de l’armée de terre.

Marc Boileau est le premier à évoquer le terreau de l’engagement. Son expérience du service militaire volontaire (smv), inspiré du service militaire adapté d’outre-mer (sma), lui permet d’insister sur l’importance de la famille dans le mécanisme. À tel point que, sans famille, un jeune ne peut s’inscrire dans un projet professionnel. La famille, naturelle ou construite, est un besoin vital pour avancer. Jean-Marie Bockel ne le contredira pas. Le lecteur se souvient certainement que celui-ci a perdu un fils au Mali dans le télescopage, nocturne et au combat, de deux hélicoptères. Il aborde ici l’engagement de son couple, de sa famille, pour expliquer celui de son enfant. Selon lui, un engagement individuel ne l’est pas tout à fait. S’engager, c’est engager sa famille. Il pose implicitement la question de l’équilibre entre la vie de l’engagement et la vie de la cellule familiale. Pour cet article tout est pudeur, douleur juste perceptible, le comité de rédaction lui témoigne sa gratitude.

Laëtitia Saint-Paul parle aussi de la vie de sa famille quand elle raconte son engagement politique. Première femme et premier militaire d’active élu à l’Assemblée nationale, elle explique le sillon de son engagement de Saint-Cyr au Palais Bourbon. Une logique semblable à celle qui apparaît dans le portrait d’Adolphe Messimy brossé par Christophe Robinne. Ce saint-cyrien de 1887 fut ministre de la Guerre puis général commandant une division avant d’être élu sénateur et de devenir partisan de la création d’un ministère de la Défense nationale. Un sillon qui existe aussi chez les intellectuels français. Jean-Pierre Rioux nous en retrace l’histoire : euphorie et doutes se succèdent avant l’apparition du savant bateleur, qui n’impose plus ses idées mais subit l’emprise et l’agenda des médias.

Apparaît alors une question : l’engagement a-t-il des limites ? Forte de son expérience de consultante et de son passé dans l’industrie, Céline Schillinger, spécialiste de la motivation des équipes, montre combien il est facile de glisser dans le surinvestissement. Ce qu’elle a observé dans sa pratique l’a conduite à des conclusions tant sur la pérennité des projets d’entreprise rh que sur son propre rôle.

Nathalie de Kaniv, elle, étudie l’engagement sous l’angle collectif et plus politique. Elle rappelle que l’on peut mourir pour des idées, pour une conception de la vie. Les tués de Maïdan l’ont été pour une certaine idée de l’Europe.

Le numéro est conclu, une fois n’est pas coutume, par un philosophe. Martin Steffens utilise Aristote comme point de départ de sa réflexion pour comprendre une réticence contemporaine à l’engagement. Cette réticence tient à l’inquiétude face à l’incertitude, qui tétanise les dirigeants et ne facilite pas la lecture de leurs décisions, amplifiant les crises qu’ils doivent surmonter. Mais résolument optimiste, il estime que toute période de ce type génère une remise à plat du fonctionnement social grâce à l’émergence de personnes qui redonnent confiance. « Venez, nous en sortirons. »

Quelle que soit la période étudiée, quel que soit l’angle pris, nous retrouvons toutes les facettes de l’engagement qui dynamise, qui fait grandir les individus en dépit des incertitudes. Certains articles ont été demandés sous forme de témoignage personnel ; à l’arrivée, ils proposent une collection de témoignages, comme s’il était difficile de parler de soi lorsqu’on se saisit de ce sujet.

Les auteurs donnent pour la plupart une description pointilliste du verbe s’engager et de ses conséquences. S’engager, c’est partir à l’aventure et devenir responsable. Cependant les militaires semblent beaucoup insister sur l’importance de la reconnaissance, alors que le religieux et les philosophes mettent en avant la notion de don, ce que confirme pourtant par ailleurs le document de l’armée de terre « Honneur, courage et dignité », dans lequel il est écrit : « S’engager à porter les armes de la France demeure un choix consenti et assumé par un homme libre, mettant son honneur à servir son pays. Bien plus qu’un contrat d’engagement, le soldat signe avant tout une promesse morale vis-à-vis de lui-même, de ses chefs et de la Nation tout entière ; une promesse qui exige de lui un dévouement total à une cause qui dépasse ses seuls intérêts personnels5. » Julie Cros-Bousquet aurait peut-être le dernier mot en soulignant que ce qu’elle a vu, alors qu’elle portait l’uniforme, était exemplaire, que le oui de l’engagement qu’elle a découvert « reste pour [elle] une référence », qui oblige en retour parce que la reconnaissance évite que le ressort ne casse.

1 A. Muxel (dir.), dossier « L’Engagement », Les Champs de Mars n° 33, 2019.

2 J. Baechler, Guerre, histoire et société. Éléments de polémologie, Paris, Hermann, 2019, p. 226 et ss.

3 M. Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014. « S’engager dans un combat, c’est pénétrer et se débattre dans une bulle de violence aux lois psychologiques propres. En sortir, c’est se réveiller d’un cauchemar. »

4 M. Steffens, « L’engagement », Dictionnaire paradoxal de philosophie. Penser la contradiction, Paris, Éditions jésuites, 2019, p. 190.

5 État-major de l’armée de terre, « Honneur, courage et dignité », Paris, juin 2020, disponible sur www.info-reglementation-terre.defense.gouv.fr