N°29 | Résister

Odile Dujon

Résister à une tentative de dépersonnalisation

Mon père a gardé le silence pendant trente-huit ans sur l’expérience de lavage de cerveau qu’il a subie lorsqu’il était aux mains du Vietminh, de mai à septembre 1954, au camp de Cho Chu. Et lorsqu’il s’est décidé à parler, il n’a réussi à produire qu’un récit factuel, dont l’apparence anodine suscite peu d’émotion chez le lecteur non averti. Car la violence de l’expérience vécue y reste dissimulée derrière un parti pris de distanciation ironique et de refus de toute mise en valeur personnelle. Sur le moment, ce texte n’a d’ailleurs eu aucun succès auprès de sa famille. Nous, les enfants, l’avons d’abord accueilli avec l’immense curiosité engendrée par des années de mutisme, pour aussitôt nous sentir déçus par le caractère peu « flamboyant » de ce qui y était raconté. Quant à ma mère, toujours traumatisée par la vision de l’homme cadavérique, aigri et révolté qui lui était revenu en lieu et place du jeune Cyrard enthousiaste qu’elle avait épousé, elle n’a pas voulu s’y attarder.

Ce n’est que tout récemment, en l’interrogeant sur son texte, que j’ai réalisé à quel point cette épreuve l’avait détruit en profondeur. En effet, à mesure que je lui relisais son récit et que je notais ses réactions, j’ai commencé à comprendre l’humble héroïsme qu’il lui avait fallu déployer au quotidien pour résister à une tentative de rééducation politique cherchant à le déposséder de son identité. J’ai alors découvert que la personnalité autoritaire, intransigeante et difficile à vivre qu’il s’était construite et qu’il nous imposait n’était que le masque d’une grande vulnérabilité émotionnelle due à une blessure que le temps n’avait pu cicatriser. À ma grande surprise, ce retour sur le passé l’a mené aux portes de la mort. Durant près de deux mois, il a revécu dans toute leur violence les symptômes physiques et psychiques laissés par son passage aux mains du Vietminh. Nous nous préparions à le perdre lorsqu’il a finalement surmonté cette crise. Pourtant, s’il est aujourd’hui enfin en paix avec son passé, c’est parce que, atteint de la maladie d’Alzheimer et désormais placé en résidence spécialisée, il a pu y recréer mentalement l’univers carcéral de Cho Chu.

Le survivant d’un camp vietminh n’a-t-il donc d’autre ressource que de se taire, puisque, lorsqu’il parle, il semble ne rencontrer qu’incompréhension et indifférence ? Cette question me poursuit depuis que j’ai découvert l’immense succès éditorial réservé aux récits de survivants d’autres camps. En effet, ce qui ne cesse de se vérifier pour leurs auteurs ne l’a été et ne le sera jamais pour aucun des soldats français passés par les mains des commissaires politiques d’Hô Chi Minh. Pourtant, sur ce sujet, la parole semble se libérer de plus en plus1, mais elle reste confinée à l’étroit contexte de réception des « anciens d’Indochine », alors que, par exemple, l’œuvre de l’écrivain hongrois Imre Kertész, survivant d’Auschwitz, a reçu le prix Nobel de littérature en 2002, et celle du cinéaste cambodgien Rithy Panh, rescapé des camps de travail khmers rouges, un prix au Festival de Cannes 2013.

Pourquoi un roman autobiographique comme Être sans destin2 ou encore un ouvrage comme L’Élimination3 ont-ils reçu un accueil enthousiaste là où le simple récit rédigé par un officier français sur son passage au camp du tribunal militaire de Cho Chu ne suscite aucune émotion4 ? Ces trois documents ont pourtant en commun de raconter comment et pourquoi on survit dans des conditions extrêmes, et ces expériences restent toujours d’actualité puisqu’elles ne cessent de reposer l’éternelle question de l’homme et de sa capacité à infliger à autrui, au nom d’une idéologie, des souffrances physiques et psychiques à la limite du dicible. La réponse serait-elle dans la plus ou moins grande capacité de leurs auteurs à user d’une rhétorique efficace, parvenant à toucher et à convaincre ? Et lorsqu’il y a là un blocage, n’est-ce pas parce que le rapport du survivant au langage a été brisé par l’expérience de rééducation politique et qu’il lui est dès lors impossible de conserver sa confiance dans les mots ?

  • Le récit de mon père

L’épisode vécu par mon père commence à la fin de la guerre d’Indochine, juste après la chute de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, à 17h30, lorsqu’il fut fait prisonnier et emmené avec ses camarades sur un trajet de près de trois cent cinquante kilomètres, effectué pour la plus grande partie à pied, jusqu’au camp du tribunal militaire de Cho Chu, une localité du nord du Vietnam, à une centaine de kilomètres d’Hanoï. Il resta environ quatre mois dans ce lieu en forme de cuvette, situé au fond d’une vallée entourée de hautes falaises à pic et dont le seul accès était un défilé étroit d’une trentaine de mètres de long, défendu par deux postes de garde successifs. La prison était constituée d’un baraquement divisé entre un espace commun et des cellules individuelles ouvrant sur une petite cour intérieure. Le tout était clôturé de deux séries de palissades de bambou de près de cinq mètres de haut.

Les quarante pensionnaires étaient tous officiers ou sous-officiers s’occupant du renseignement ou des transmissions, critère qui avait servi à leur sélection et à leur rassemblement dans ce lieu. Il s’agissait non seulement de les soumettre à un conditionnement tel qu’ils en viendraient à livrer des informations sur leurs activités et les matériels utilisés, mais aussi de transformer ces « criminels de guerre » en « combattants pour la paix ». La technique consistait à affaiblir les corps et les esprits, par la faim, le harcèlement psychologique et la rééducation politique, de manière à obtenir que soient signées par ces soldats français des « motions » approuvant et soutenant la lutte de l’armée vietminh pour la liberté du peuple vietnamien, victime de « l’oppression impérialiste et colonialiste française ».

Le 20 juillet 1954, les négociations de Genève visant à mettre fin à la guerre d’Indochine aboutirent à un accord signé par les deux camps, qui prévoyait la libération des prisonniers par un système d’échanges. Le 23 juillet, les premiers quittèrent le camp de Cho Chu, organisés par groupes qui suivront des itinéraires différents pour entreprendre, à pied, et malgré leur état d’épuisement physique et moral, le long chemin vers Viêtri, le lieu de leur libération. Un seul est mort sur ce chemin du retour vers la liberté ; les autres ont survécu – très peu de temps pour certains –, mais tous en ont gardé d’ineffaçables séquelles physiques et psychologiques.

Le récit de mon père se veut chronologique et situé, bien que manquant de balises temporelles et de précisions géographiques. Il y adopte une posture de témoin impartial qui tente de restituer la vérité d’un vécu, saisi de l’intérieur. Après avoir raconté son arrestation et la longue marche vers le camp, il entreprend de dépeindre minutieusement les lieux et les conditions de vie au quotidien, dressant au passage le portrait physique et moral de certains des camarades partageant sa captivité. Il poursuit avec la description du retour, de l’échange et de la libération, avant de mentionner quelques-uns des incidents, comiques ou désagréables, qui ont marqué son arrivée à Hanoï. Ce document se complète de deux annexes : l’une consacrée à une étude sur l’armée du Vietminh, l’autre à un bref résumé de la doctrine marxiste-léniniste découverte à Cho Chu.

Pourquoi un tel texte, qui se veut récit de souvenirs, ne parvient-il pas à véhiculer la force des sentiments et des sensations qu’il a autrefois éprouvés, alors que la lecture que je lui en ai faite a suffi à le plonger dans une spectaculaire crise de réactivation du passé ? Voulait-il inconsciemment, lorsqu’il l’a rédigé, empêcher que son récit donne au lecteur l’accès à un univers qui n’avait de sens qu’habité secrètement par lui ?

  • Un enfer secret

Cho Chu présentait la particularité d’être un endroit bien dissimulé, car il abritait un « tribunal militaire central du Vietminh », « une paillote de construction assez soignée » dont mon père et ses camarades auront « l’occasion de connaître la destination par la suite » puisqu’il s’agissait du bâtiment où se déroulèrent leurs interrogatoires. De ce « lieu presque privilégié pour y construire un monastère » où se retirer du monde, le Vietminh avait fait « un centre de détention disciplinaire tout autant coupé de l’extérieur », « un enfer silencieux, avec parfois sévices et violences, où les moyens de coercition seront d’abord la sous-alimentation, une absence absolue de soins médicaux, l’incarcération individuelle pour les cas les plus “accablants” et un endoctrinement constant ne laissant guère de répit aux détenus »5.

À leur arrivée, les prisonniers ont d’abord été hébergés collectivement, puis divisés en deux groupes, dont l’un, d’une quinzaine, a été enfermé dans un baraquement commun, tandis que l’autre était réparti dans des cellules individuelles. En effet, pour le Vietminh, ces quarante militaires français étaient de dangereux individus, néanmoins susceptibles d’être rééduqués. Comme ils représentaient de précieuses sources d’information, il était hors de question qu’ils aient la moindre chance de s’évader, et il fallait les placer dans l’environnement le plus favorable à un conditionnement efficace, susceptible de les conduire à la conversion recherchée. Leur totale coupure avec le monde extérieur s’accompagna donc d’une entreprise de surveillance et de harcèlement constants dont l’objectif était de culpabiliser chacun afin que, ayant réussi à le faire changer de point de vue sur sa propre identité, il acceptât de collaborer pour se « racheter ».

C’est ainsi que mon père et ses camarades furent soumis quotidiennement à près de deux heures d’interrogatoires se déroulant toujours sur le même schéma : « Vous êtes le nommé Dujon, ex-lieutenant dans l’armée colonialiste... » Ces tentatives de dépossession de leur grade avaient été précédées par une fouille minutieuse dont le but était de les dénuder moralement en leur enlevant tout objet personnel. À cela s’ajoutaient les harangues régulières des Can Bô leur répétant qu’ils n’étaient rien, surtout pas des officiers, seulement des criminels de guerre. N’ayant plus d’identité, plus de références sociales, professionnelles, familiales et ne pouvant de surcroît ni lire ni noter par écrit, ils étaient privés de toute intimité et avaient l’impression d’être devenus les membres d’un troupeau.

Ce dépouillement radical de tous les signes le reliant à son univers d’appartenance fut une épreuve qui marqua mon père en profondeur et qu’il n’a jamais pu oublier, comme le montre le fait qu’encore aujourd’hui surgit très souvent dans son discours, brusquement et tout à fait hors de propos, ce leitmotiv : « Vous êtes un criminel de guerre ! On doit vous fusiller. »

  • Des tortures inédites

Cette expérience a donc laissé en lui des traces ineffaçables, bien qu’il rapporte la tentative de rééducation à laquelle elle prélude comme un épisode apparemment peu traumatisant : « Par ailleurs, pas de torture, mais quelques sévices tels que gifles d’interrogateurs énervés, quelques coups de pieds et de poings de sentinelles qui jugeaient que je n’allais pas assez vite6. » Et pourtant la technique est efficace puisqu’elle s’appuie sur l’inlassable répétition de stéréotypes qui finissent par s’imprimer dans la mémoire comme une leçon bien apprise. C’est une forme d’attaque morale dont les dégâts sont souvent plus graves que ceux causés par une agression physique. Il s’agit en effet, par d’obsédantes ritournelles, d’enfermer le prisonnier dans un nouveau schéma identitaire et, pour le forcer à accepter cette nouvelle vision de lui-même, d’utiliser pour le désigner des mots chargés de violence. Le militaire français devient ainsi un « laquais du colonialisme », un « militariste », un « revanchiste », un « agresseur impérialiste ». En revanche, s’il acceptait de devenir un « combattant de la liberté » en manifestant « sa bonne volonté », ce « soldat égaré du capitalisme » pourrait être aidé à « se racheter » car « la clémence du président Hô Chi Minh » est « infinie »7. Cette tentative de transformation identitaire est fondée sur une condamnation a priori qui, en dépossédant le soldat de sa raison d’être, transporte le combat militaire sur un tout autre terrain que celui où se déroulent habituellement les conflits armés.

C’est donc à un véritable apprentissage que sont soumis les détenus de Cho Chu. Pour les inciter à coopérer à leur rééducation, les moyens de persuasion ne manquent pas et ils sont plus efficaces que les engins de guerre classiques. Parmi ces armes psychologiques, le chantage fonctionne bien. Il s’exerce essentiellement par le biais de menaces de représailles sur la famille du prisonnier restée en France et dont les commissaires politiques n’ignorent aucun des détails de la vie quotidienne.

En outre, la privation totale d’échanges avec l’extérieur exacerbe le désir intense du détenu d’avoir des nouvelles et de faire savoir à ses proches qu’il est toujours vivant. Cet état d’impuissance agit comme un véritable poison intérieur, rendu d’autant plus actif que les prisonniers étaient volontairement laissés dans un complet désœuvrement visant à les démoraliser. Leurs journées étaient donc occupées par d’interminables conversations tournant à vide autour de thèmes récurrents et rebattus, comme la situation politique en France ou des supputations sur l’issue du conflit indochinois. Mais chacun en venait aussi inévitablement à dévoiler un pan de sa vie privée antérieure, ou quelque chose des obsessions personnelles qui le hantaient. S’installait ainsi un climat de puanteur psychologique n’ayant d’égal que celui généré par l’absence complète de soins médicaux et de moyens d’hygiène personnelle et collective.

Cette situation de constante promiscuité était rendue encore plus intolérable par une chaleur qui faisait que la moindre écorchure, le moindre bobo s’enflammaient très vite et s’infectaient très facilement, par la présence de moustiques provoquant de pénibles crises de paludisme et par une dénutrition engendrant des accès de béribéri. Toute eau étant susceptible de contamination, il fallait la faire bouillir avant de s’en servir, et les rations journalières de nourriture consistaient en tout et pour tout en une poignée de riz cru par personne distribuée chaque jour et que les prisonniers, dépourvus de toute vaisselle, devaient s’arranger pour faire cuire avec les moyens du bord.

C’est dans cette ambiance que se déroulaient les séances de culpabilisation par la pratique quotidienne d’une autocritique se traduisant par des questionnaires à remplir dans lesquels il fallait décrire ses états d’âme personnels face à diverses formes « d’oppression capitaliste ». Il s’agissait de repérer et de contrôler la naissance éventuelle d’une « maturité politique » qui finirait par conduire les prisonniers à signer des motions approuvant « la lutte du peuple vietnamien pour sa libération du joug colonialiste ». Monsieur Minh, qui avait pour mission de suivre les fluctuations du niveau de conditionnement des détenus, partageait chaque instant de leur vie quotidienne, notant sur un cahier la moindre de leurs paroles ou de leurs actions. Et l’introduction d’un « mouton » parmi eux vint un jour compléter cette entreprise de surveillance.

Dépersonnalisation, conditionnement, chantage, démoralisation, dénutrition, dépouillement de tout ce qui peut aider à maintenir une estime de soi, telles étaient les caractéristiques d’un combat tout à fait inédit, qui n’avait plus rien à voir avec celui mené dans le camp retranché de Dien Bien Phu. La majorité des quarante détenus de Cho Chu n’était en rien préparée à soutenir une telle lutte. Comment ont-ils résisté ?

  • La lutte pour résister

Ce sont quelques personnalités dominantes, des anciens ayant connu les interrogatoires de la Gestapo et la captivité aux mains des Allemands, qui vont prendre la direction du groupe et qui, en lui imposant leur autorité, contribueront fortement à la survie de ses membres.

Jean Armandi, interné pour la quatrième fois de son existence, est ainsi demeuré pour mon père une figure symbolique qu’il a quasiment sacralisée avec le temps : aujourd’hui encore, prononcer ce nom éveille en lui une profonde émotion. Habité d’une énergie sans faille et d’une capacité à rire dans les pires situations, cet homme hors du commun dispensait des conseils avisés, comme par exemple « avoir l’air d’un con quand on est interrogé ».

Il y avait aussi Georges et Élise, deux pittoresques personnages dont la force de caractère et le sens de l’humour ont largement contribué à maintenir un moral et une cohésion solides. Parlant et écrivant couramment le vietnamien, Georges était doté d’un long passé indochinois et, féru de contrepèteries, il n’avait pas son pareil pour se payer la tête des Viets. Élise, quant à lui, restait en toute circonstance d’un calme olympien, mettant un point d’honneur à manier un français choisi, toujours souriant et serviable. Son grand mérite était de savoir calmer le jeu lorsque les caractères exacerbés par la faim et le confinement se heurtaient.

C’est la précieuse expérience de ce trio de rebelles qui va aider les détenus à organiser au mieux, avec les moyens du bord et en mettant à profit les moindres opportunités, un quotidien marqué par la pénurie et le manque. Pour ces hommes d’action plongés dans une situation de dépouillement radical et d’impuissance, il s’agissait de relever un défi inattendu. Ils se mirent donc en devoir d’instaurer un rituel journalier marqué par le minutieux respect de strictes règles d’hygiène et d’autodiscipline, dont le scénario immuable et le déroulement sans faille offraient au groupe une forme d’armature morale. Cependant, sans le recours constant à l’humour et le refus de prendre trop au sérieux une situation tragique, les idées noires et le désespoir s’installaient vite… Georges devenait alors une inestimable ressource, capable, à la demande, de déployer son talent d’imitateur et de comique.

Ce sont tous ces faits minuscules et peu spectaculaires, à peine qualifiables d’anecdotes, qui ont tissé, jour après jour, la résistance du camp de Cho Chu. On comprend dès lors qu’il soit difficile, après coup, de faire du récit de ce morceau de temps suspendu une histoire palpitante. Pourtant, chaque minute qui s’y écoulait se chargeait d’une intensité due à l’incertitude que faisait planer la menace permanente d’une éventuelle exécution. C’est pourquoi mon père n’en a retenu que le souvenir d’un interminable présent, mais aussi d’un lieu où, coupé du monde, il estime aujourd’hui avoir « reçu une formation exceptionnelle » : l’apprentissage de la résistance obstinée à toute forme d’intimidation par la simple lutte opiniâtre pour le maintien de soi. Mais, pour avoir une chance de vaincre cet ennemi insaisissable et déroutant, il lui fallait appuyer ce combat à l’apparence peu glorieuse sur la connaissance approfondie de l’adversaire.

Il s’est trouvé en effet à Cho Chu face à une forme de guerre « impensable et invraisemblable »8, que les cours dispensés à Saint-Cyr ne l’avaient en rien préparé à affronter. Il entreprit donc, à la différence de ses camarades peu intéressés par la question, de s’appliquer à essayer de comprendre comment fonctionnait ce Moloch et pour quelle vision du monde il se battait. N’ayant à sa disposition pour ses « études » d’un genre particulier que les vieux numéros de L’Humanité qu’on avait fini par leur accorder, il se mit à en analyser le contenu, puis à dévorer l’exemplaire défraîchi du Capital fourni, à sa demande, par Monsieur Minh.

Pourtant, sans l’obsession constante de l’évasion qu’il avait entretenue dès l’instant de sa capture, il n’aurait sans doute pas survécu longtemps. Aidé de Georges et d’Armandi, il avait donc fini par mettre au point un projet de fuite qui cependant échoua parce que le jour choisi pour son exécution se trouva justement être celui de leur libération. Mais le simple fait d’entretenir cette idée fixe l’a puissamment aidé à maintenir une prise concrète sur la réalité de son environnement. En effet, il en était venu à ne plus considérer ce qui l’entourait que sous l’angle de ce qui pourrait être utile ou non à son dessein. Quand je me suis étonnée de l’extraordinaire précision de la description de sa prison qu’il avait été capable de faire au bout de trente-huit ans, j’ai reçu cette réponse : « On ne pense qu’à une seule chose, s’évader ; le moindre truc qui dépasse du plafond, c’est enregistré. On est hors du temps, on n’a que ça à regarder. Alors on fait attention à tout. On a l’œil acéré, aucun détail n’échappe, tout se rapporte à la même visée, on repère la moindre fissure, on est fasciné, envoûté, on ausculte même les nuages9 ! »

S’évader n’a cependant de sens que si le prisonnier est soutenu par la certitude que son retour est attendu et espéré par ses proches. La pensée de ma mère l’a puissamment aidé à s’accrocher à l’idée de survivre. Par-delà les milliers de kilomètres qui les séparaient, ils entretenaient, chacun de leur côté, l’invincible espérance de se retrouver. Ma mère dévorait tout ce qu’elle pouvait trouver d’informations sur la guerre d’Indochine et mon père vivait en esprit auprès d’elle. Ils ont ainsi construit le lien indéfectible qui allait permettre à leur couple de se maintenir jusqu’à ce jour, en dépit de la profonde cassure que Cho Chu avait introduite dans leur vie commune. Ils n’ont cessé en effet, durant ces soixante et quelques années, de s’affronter et de s’opposer car si ma mère n’avait pas changé, l’homme qui lui était revenu était un inconnu, un rebelle habité d’une intense colère, poursuivi chaque nuit par des cauchemars qui lui faisaient revêtir sa tenue de prisonnier pour aller courir jusqu’à épuisement dans la campagne et qui restait incapable de raconter sa souffrance.

  • Le retour du survivant

Ce Lazare ressuscité n’avait plus rien à voir avec le Cyrard idéaliste qui, rêvant d’aventures et d’exotisme, était parti pour l’Indochine tout armé de ses certitudes et de sa foi naïve dans les valeurs qu’on lui avait enseignées. En effet, alors qu’il croyait être protégé, comme tout prisonnier de guerre, par les conventions internationales régissant ce statut, il fut, à peine tombé aux mains du Vietminh, physiquement dénudé, moralement dépouillé, livré sans défense à une forme de violence incompréhensible. Ainsi, lorsque, une fois libéré, on lui restitua un uniforme à Hanoï, il ne parvint pas à en enfiler les chaussures : « J’étais pieds nus, mais je m’en foutais complètement ! J’avais changé de pointure, de profil ; un changement de pieds très symbolique. J’avais changé de monde et la godasse fait partie du monde ; j’avais un uniforme mais pas les godasses. J’étais quelqu’un d’autre qui ne peut plus rentrer dans ses chaussures, dans le monde10. »

À Cho Chu, il avait en effet appris à se blinder émotionnellement, car, de même que ses pieds avaient fini par se recouvrir d’une corne valant semelle protectrice contre les aspérités des pistes indochinoises, son âme s’était revêtue d’une épaisse cuirasse, car « l’émotion est le commencement de la démolition », et, pour tenir bon, il fallait « devenir imperméable »11.

Cette expérience de dépossession identitaire par le lavage de cerveau fut ainsi pour lui l’occasion de se construire une nouvelle personnalité, un nouveau moi venant masquer et protéger son être profond, trop blessé et trop à vif pour être désormais exposé sans dommage à autrui. Pour tenir efficacement à distance ce qui l’agressait au plus intime, il s’était mis, en toutes circonstances, à adopter un regard froidement analytique et utilitaire sur son environnement. Le survivant de Cho Chu était devenu, sur ce théâtre d’opérations extérieures inédit, l’essence même d’un combattant, non plus le soldat qui compte sur ses armes, mais l’âme en cotte de mailles qui doit l’habiter s’il veut vaincre. Car ce guerrier alliant la science du terrain à l’exercice constant de l’analyse et de la synthèse se méfiait désormais du pouvoir dévastateur de la rhétorique lorsqu’elle est maniée par l’idéologie. Il passerait donc tout discours qu’on lui tiendrait au filtre d’une réflexion préalable et, ayant appris à ne juger d’une action qu’au vu des résultats produits, il attendrait toujours de « voir pour croire ».

Si un tel homme pouvait faire merveille dans un cadre professionnel, il n’en infligeait pas moins une cruelle épreuve à ceux qui partageaient son quotidien. Car c’est avec le revenant de Cho Chu que nous avons dû vivre, un « nouveau mari » pour ma mère, un « père absent » pour nous, quelqu’un qui refusait toute dépense émotionnelle et tout engagement affectif pouvant mettre en danger la cohérence d’une identité durement acquise. Pour contrer la menace latente d’un effondrement psychique toujours possible, mon père avait donc investi la totalité de son énergie dans la lutte contre l’ennemi découvert en Indochine, poursuivant ce combat au fil d’une carrière dans le renseignement, avant de l’achever dans un ultime affrontement, silencieux et solitaire, non plus cette fois avec une idéologie meurtrière, mais avec l’Alzheimer qui avait commencé à détruire sa mémoire.

L’essence même de la guerre qu’il a menée toute sa vie peut encore aujourd’hui se mesurer à l’efficacité des schémas de résistance mis en place à Cho Chu, car, alors que tout le reste s’effondre peu à peu, il maintient toujours une incroyable capacité d’observation, d’analyse et de raisonnement logique, qui fait fortement illusion sur la réalité de l’état de délabrement croissant de ses fonctions cognitives.

  • Une expérience indicible

S’il a réussi à y résister, la dépersonnalisation fut néanmoins pour mon père une expérience indicible. Comment en effet la raconter à un auditoire qui, soit refuse de l’entendre parce que « politiquement incorrecte », soit est incapable de la comprendre parce que sans références connues pour la décrypter ?

C’est ainsi que naquit un silence venant de l’impossibilité de dire le profond sentiment de honte personnelle du vaincu qui a dû abandonner aux mains du Vietminh ceux pour qui il était venu se battre si loin de chez lui. À cela vint s’ajouter, à peine libéré, la cuisante humiliation infligée par les interrogatoires soupçonneux d’une sécurité militaire ne voulant rien savoir de la résistance qu’il avait opposée et uniquement intéressée par la dénonciation des camarades qui avaient « trahi » et signé les « motions ». En outre, une fois de retour, il lui a fallu constater avec amertume qu’il devait prouver son existence pour avoir droit au rétablissement de sa solde. Après quoi, il a dû affronter l’indifférence, le mépris, parfois même les insultes, d’une société française installée dans la course à la consommation et le confort moral d’une bonne conscience désormais acquise à la cause de l’ennemi. Enfin, son propre père, pourtant ancien prisonnier de guerre, lui a fait sentir la honte qu’il éprouvait, vis-à-vis de ses voisins, à devoir dire que son fils avait été « en taule chez les Viets »…

Cette absence d’écoute fut aussi la nôtre, car non seulement nous avons été tenus à bonne distance de la blessure toujours à vif d’un être dont nous ne percevions que la carapace intransigeante, autoritaire et sans tendresse, mais encore nous nous sentions nous aussi socialement stigmatisés, et nous évitions de mentionner en public la profession et le passé de notre père pour éviter d’être catalogués d’emblée comme les enfants d’un « criminel de guerre » !

C’est ainsi que Cho Chu fut totalement intériorisé par mon père et que, faute de contexte d’accueil, il n’a eu d’autre ressource que de tisser secrètement son épreuve de dépersonnalisation dans la trame même d’une vie dont il ne nous laissait apercevoir que les accidents de surface.

Pourtant, il n’est jamais trop tard pour renouer le dialogue et si la lecture que je lui ai faite de son récit a provoqué une crise qui a failli l’emporter, je ne regrette rien d’une expérience qui m’a permis de voir quelle admirable figure de résistant se dissimulait derrière ce père que je croyais inaccessible et indifférent, mais qui a cependant fini par se livrer à moi avec une telle confiance. Merci papa ! Je sais enfin qui m’a façonnée et servi de modèle.

1 Notamment sur le site Internet de l’anapi, qui, par ailleurs, tient à jour une liste de tous les ouvrages publiés sur ce thème.

2 I. Kertész, Être sans destin, Arles, Actes Sud, 1998.

3 R. Panh et C. Bataille, L’Élimination, Paris, Grasset, 2011.

4 Y. Dujon, Après Dien Bien Phu : captivité, internement à Cho Chu, 1992, texte publié partiellement dans J.-M. Juteau, Quand les canons se taisent (60, rue des Fauvettes, 34200 Sète) et dans H. Ortholan, Prisonniers du Vietminh : de Dien Bien Phu au camp-tribunal de Cho Chu (Le Pays de Dinan, 2013).

5 H. Ortholan, Prisonniers du Vietminh : de Dien Bien Phu au camp-tribunal de Cho Chu, Le Pays de Dinan, 2013, p. 50.

6 Y. Dujon, Après Dien Bien Phu : captivité, internement à Cho Chu, 1992.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Entretiens avec Y. Dujon sur son récit, août 2013.

10 Ibid.

11 Ibid.

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