N°33 | L'Europe contre la guerre

Pierre Manent

Retour ou déclin de la guerre ?

La question qui donne le titre à cet exposé est fort bien posée1. Le citoyen, comme le stratège, la poserait dans ces termes. Cette question en même temps est étrange, et nous ne devrions pas avoir besoin de la poser puisque la réponse devrait être évidente ! Si la guerre revient ou s’éloigne, cela devrait sauter aux yeux. Or, précisément, la réponse n’est pas évidente. Elle est même si peu évidente que, si nous humons l’air, si nous regardons autour de nous, nous sommes au contraire portés à répondre : déclin et retour de la guerre.

Pour rendre compatibles les deux parties du constat, nous introduisons, à la manière scolastique, une distinction qui est une précision. Nous disons alors : déclin de la grande guerre, retour de la petite guerre, ou d’une violence guerrière, quasi ou para guerrière, sous la forme du terrorisme et du contre-terrorisme, ou en général des opérations de maintien de la paix. Et comme les dimensions de la guerre ne sont pas très significatives si on ne prend pas en compte le cadre politique, nous faisons intervenir l’agent politique majeur à l’époque moderne, à savoir l’État : la grande guerre qui s’éloigne, c’est la guerre conduite par un État bien conformé contre un autre État bien conformé, c’est la guerre d’État à État ; la guerre qui vient, les nouvelles formes de guerre, ce sont des guerres sub étatiques, conduites par des acteurs qui ne sont pas des États, par des groupes ou des sectes armés, que combattent les États responsables de l’ordre mondial qui, dès lors, de leur côté, conduisent des actions qui ne relèvent pas proprement de la guerre, mais d’une sorte de police internationale – maintien de la paix, protection des populations, action humanitaire, r2r. Ou si l’on garde le terme de guerre, on parlera de guerre asymétrique. Ce diagnostic est courant ; il est à la fois pertinent et insuffisant ; il nous fournit un point de départ.

Nous en sommes tous avertis, le sens de la guerre a changé pour nous. Nous la regardons d’une nouvelle façon ; nous la conduisons d’une nouvelle façon. Pour le dire de manière synthétique, nous voulons bien encore faire la guerre, mais nous ne voulons plus avoir affaire à la guerre ; nous voulons bien encore faire la guerre, à condition que ce ne soit plus vraiment la guerre que nous faisons. Contrairement à ce que nous avons tendance à croire, ce n’est pas un développement récent. Un signe en est la désuétude déjà ancienne de la déclaration de guerre, démarche conventionnelle certes, mais qui reconnaissait la guerre comme une partie constitutive du monde humain, une forme de l’action humaine à laquelle il était légitime, et même nécessaire dans certaines circonstances, de recourir. La dernière déclaration de guerre de la France remonte au 3 septembre 1939. Les dernières déclarations de guerre des États-Unis remontent aux 8 et 11 décembre 1941. La Grande-Bretagne, gardienne des traditions, déclara encore la guerre à l’Argentine en 1982. En tout cas, ni la guerre de Corée ni la guerre du Vietnam ni la guerre en Irak n’ont été déclarées. Ce sont des guerres fort différentes mais toutes les trois de grande ampleur et qui ont ce point commun de ne pas avoir été déclarées parce que l’ennemi était supposé s’être mis, par ses agressions, en contravention avec les lois de l’humanité qu’il s’agissait donc de faire respecter : en Corée, les Américains agissaient sous mandat des Nations Unies ; pour le Vietnam, la résolution du golfe du Tonkin, qui donne les pleins pouvoirs au Président Johnson, n’utilise à aucun moment le mot de war ; contre Saddam Hussein, en 2003, les Américains invoquèrent sa détention d’armes de destruction massive et agirent au nom d’une coalition de quarante-cinq nations représentant en somme l’humanité, même si leur fit défaut le mandat des Nations Unies. Bref, il y a longtemps que les démocraties ne font plus la guerre quand elles font la guerre. Cela veut dire inversement que les démocraties continuent de faire la guerre depuis qu’elles ne la font plus. Ces remarques, qui ne sont ni cyniques ni ironiques, nous suggèrent un angle d’entrée dans notre sujet. Compte tenu du rôle décisif des grandes démocraties dans l’histoire des deux derniers siècles, il est bon de regarder d’un peu plus près la question des relations entre la démocratie et la guerre, plus précisément la question des relations entre les nations démocratiques et la guerre.

Sur ce sujet, l’opinion régnante s’ordonne autour des deux propositions suivantes :

  • les nations démocratiques ne se font pas la guerre ;
  • il y a une incompatibilité de principe, ou essentielle, entre la guerre et le régime démocratique, ou la société démocratique. Une proposition empirique et une proposition de principe donc. En admettant la validité empirique du premier point, celle-ci n’entraîne nullement la validité du second point. Après tout, tant qu’il y aura des régimes non démocratiques, les démocraties auront d’excellentes raisons, en tout cas des motifs suffisants ou plausibles de faire la guerre sans la faire, ou en prétendant faire autre chose que la guerre. Il y a depuis la Grande Guerre quelque chose comme un « camp » des démocraties – les « Alliés » qui font la guerre aux ennemis de la démocratie.

Contrairement à l’opinion régnante, et aussi à notre sentiment spontané qui lui est lié, les démocraties ont beaucoup fait et font encore beaucoup la guerre. On dira qu’elles ont fait et font la guerre pour se défendre contre les agressions des régimes non démocratiques, et c’est souvent vrai. En même temps, il ne faut pas sous-estimer leurs initiatives guerrières ou belliqueuses. Cette question est souvent difficile à trancher, mais ce furent parfois les démocraties qui commencèrent la guerre, ou prirent l’initiative de grandes actions guerrières. Une bonne partie de l’histoire politique et militaire de l’Europe fut déterminée par l’offensive morale et physique de la Révolution française, et par ce que les manuels appellent « les guerres de la Révolution et de l’Empire ». Ensuite, les démocraties anglaise et française furent les grandes colonisatrices modernes, ce qui entraîna pour elles une action guerrière presque continue, sans parler des guerres de décolonisation qui furent si importantes et douloureuses pour la France et ses colonies. Enfin, depuis leur fondation, les États-Unis d’Amérique sont pour ainsi dire en guerre permanente, le mouvement de leur être étant un mouvement d’expansion continue qui a une composante guerrière fort marquée : guerre contre les Indiens, contre les Mexicains, contre les Espagnols, autant de guerres d’agression qui ne sauraient guère se justifier au titre de la défense de la démocratie contre ses ennemis.

Bref, nous ne saurions l’oublier, la guerre à l’époque moderne, ou à l’époque des démocraties, n’est pas seulement le fait des régimes antidémocratiques, qu’ils soient révolutionnaires ou réactionnaires. Il y a dans le mouvement démocratique moderne une pulsion expansive et agressive qu’il ne faut pas sous-estimer. L’entrée du grand nombre, l’entrée des « masses » dans la vie civique, ainsi que dans l’activité industrielle, ce mouvement a produit une quantité d’énergie inédite qui doit se dépenser. Ce sont même les nations démocratiques, ou les plus démocratiques relativement – selon les circonstances et les domaines, les Anglais, les Français ou les Américains –, qui ont donné l’exemple de la mobilisation des forces, caractéristique distinctive de la société et de la politique modernes. À quoi il faut ajouter que l’idéologie démocratique – la référence à l’Humanité et aux droits de l’homme – fournit à l’action un principe de légitimité fort entraînant qui est donc en même temps un grand principe de force : les démocraties font la guerre non pour elles-mêmes mais pour l’humanité, elles font la guerre pour mettre un terme définitif à la guerre et, donc, encore une fois, ce n’est plus vraiment la guerre qu’elles font.

Cela ne signifie pas que les démocraties pensent ordinairement à la guerre ou qu’elles soient spontanément tournées vers celle-ci. On l’a souvent remarqué, les démocraties étant des régimes civils où les activités pacifiques sont spécialement honorées et encouragées, elles mettent en général du temps à se mettre en colère et en mouvement, elles mettent du temps à se disposer à la guerre, mais une fois lancées elles vont jusqu’au terme de leur effort, ne s’arrêtant qu’à la capitulation inconditionnelle de l’ennemi. On voit que ces deux traits sont lourds de conséquences : d’une part, la bonhomie, la tonalité pacifique de la vie démocratique, la lenteur des opinions et des gouvernements démocratiques à se mettre dans des dispositions guerrières, tout cela incite leurs ennemis à tenter l’aventure ; d’autre part, le jusqu’au-boutisme stratégique des démocraties, la légitimité idéologique qu’elles puisent dans cette paix finale et universelle qui est en somme leur but de guerre, ont pour conséquence un effort plus ou moins énergique et soutenu pour transformer le régime politique des pays ennemis en une démocratie. La démocratisation de l’Allemagne et celle du Japon après la Seconde Guerre mondiale constituent bien sûr les deux plus éclatantes réussites des États-Unis dans ce domaine. Ils n’ont pas toujours été aussi heureux.

En tout cas, les démocraties ont gagné les grandes guerres transformatrices du xxe siècle. Nous avons tendance à penser que la démocratie se répand naturellement parmi les hommes qui la désirent spontanément, et que les guerres fomentées par les militaristes et les réactionnaires sont des efforts nécessairement voués à l’échec pour retarder ce mouvement naturel. Cela est plausible et nous avons plaisir à le penser. En même temps, nous avons le droit de nous demander si d’autre part et pour une part, l’extension de la démocratie à l’époque moderne n’est pas due aussi aux victoires militaires des démocraties, et donc à la guerre. C’est une pensée troublante, mais qui mérite notre attention spécialement ces jours-ci : peut-être les avancées de la démocratie dans le monde sont-elles plus liées que nous ne le pensons aux succès militaires des nations démocratiques. Ce qu’il nous faut reconnaître en tout cas, je le répète, c’est que les démocraties ont conduit et gagné de grandes guerres qui ont eu de grands effets, et qui ont produit et déterminé ce qui nous apparaît comme l’ordre international légitime.

Ici il nous faut introduire une complication. La Seconde Guerre mondiale n’a pas été gagnée simplement par les démocraties. Elle a été gagnée aussi, et en termes militaires elle a été gagnée principalement, par l’Union soviétique. L’ordre politique européen à l’issue de la guerre est déterminé par les résultats de cette dernière : le communisme s’étend vers l’ouest aussi loin qu’est parvenue l’Armée Rouge. La frontière entre ce que l’on appelle maintenant les deux blocs se confond avec la ligne de démarcation militaire. Rarement, me semble-t-il, dans l’histoire européenne l’ordre politique a été déterminé aussi univoquement par les résultats de la guerre. Et par extension, compte tenu de la centralité de l’Europe dans le monde et de la puissance des deux nouvelles « superpuissances », cela est vrai aussi dans une certaine mesure de l’ordre politique mondial tout entier. De 1945 à 1989-1991, l’Europe et dans une certaine mesure le monde restèrent sous le pouvoir de la guerre, l’ordre politique international fut un effet direct de la guerre qui a donc fait sentir son pouvoir pendant près d’un demi-siècle.

Je le note en passant, mais ce n’est pas anodin compte tenu de notre sujet : durant cette période, les Américains firent la guerre hors de leurs frontières incomparablement plus que les Soviétiques. On peut dire certes que ceux-ci s’étaient constitué un empire considérable en Europe de l’Est et, qu’en outre, ils conduisaient des guerres indirectes par l’intermédiaire de guérillas communistes dans le reste du monde. Mais il reste ce fait saillant que, si on laisse de côté l’intervention en Hongrie en 1956, qui n’eut pas un caractère de guerre, et l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, qui l’eut encore moins, les Soviétiques ne sont intervenus militairement hors de leurs frontières que lorsqu’ils ont envahi l’Afghanistan en décembre 1979. On pourrait ajouter l’opération Carlota en Angola (1975) avec ses suites (1988), mais l’effort soviétique fut principalement logistique, l’action militaire étant accomplie par les soldats cubains. Cela est peu de chose à côté des interventions continuelles de l’armée américaine hors des frontières des États-Unis et parfois fort loin. En un sens, et cela me semble significatif, la démocratie américaine osait davantage faire la guerre que la Russie communiste. Elle la faisait, si j’ose dire, plus délibérément et plus naturellement. Le pays qui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a fait le plus souvent et le plus volontiers la guerre, c’est à coup sûr la démocratie américaine. Cette proposition ne comporte de ma part aucun reproche à l’endroit des États-Unis, mais elle souligne un fait qui mérite notre attention.

Cela étant dit, quel est le sens stratégique de 1989-1991, le sens stratégique de la fin de l’Union soviétique et de l’Empire soviétique ? On peut, me semble-t-il, formuler le diagnostic de deux façons très différentes mais également exactes. On peut dire : c’est en 1989-1991 que la Seconde Guerre mondiale s’achève vraiment, que l’on peut affirmer sans réticence que « la guerre est finie », puisqu’à partir de ce moment la forme de l’Europe n’est plus déterminée par les effets de la guerre, elle ne résulte plus de la guerre et de son pouvoir. On peut dire aussi : à partir de 1989-1991, la guerre n’a plus qu’un vainqueur, les États-Unis. Cette ambiguïté reste aujourd’hui au cœur des relations entre les Occidentaux et la Russie. Elle a contribué aussi bien à encourager la démesure de la politique américaine durant le premier mandat du Président Bush qu’à fomenter l’agressivité de la politique russe à partir de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.

Arrêtons-nous un peu sur cette ambiguïté. Selon que nous la regardons d’un côté ou de l’autre, le monde prend une figure très différente. Ou bien il y a un seul vainqueur. Cela veut dire alors qu’il y a un empire américain plus ou moins explicite mais effectif. Ce fut bien l’impression que nous eûmes pendant une quinzaine d’années. Ou bien, étant entendu qu’il y a d’énormes différences de puissance entre les acteurs, il n’y a plus de vainqueur, le monde n’est plus mis en forme par un facteur stratégique majeur, il est indéterminé et pour autant illisible stratégiquement : n’est-ce pas l’impression que nous avons aujourd’hui ? On s’étonne et de plus en plus on s’inquiète des hésitations et du caractère illisible précisément de la politique étrangère du Président Obama. La cause principale s’en trouve dans l’indétermination de la situation stratégique qui se manifeste après l’illusion d’une victoire américaine finale. Les qualités et les défauts du président américain comptent à mes yeux assez peu lorsqu’il s’agit d’expliquer ce que nous voyons. Dans la situation où nous sommes, il est très difficile pour les démocraties de concevoir et conduire une politique judicieuse.

J’ai employé à plusieurs reprises le terme d’indétermination. Je voudrais le cerner un peu et faire ressortir son pouvoir paradoxalement explicatif. La guerre froide, le condominium américano-soviétique, c’est le type même d’une situation politique et stratégique fortement déterminée, fortement causée. Le monde est alors tenu ensemble par une cause puissante qui produit des effets déterminants. Dans une telle situation, même de grandes guerres ne produisent pas de grands effets. La guerre du Vietnam a produit des effets considérables aux États-Unis et en général dans tout le monde occidental, elle a produit d’énormes effets sociaux et moraux à l’intérieur du monde occidental, les événements de Mai-68 et leurs suites n’étant pas intelligibles si l’on ne prend pas en considération le choc en retour produit par cette guerre. En revanche, et quoiqu’elle ait nettement départagé le vainqueur et le vaincu, elle a très peu modifié la situation stratégique générale, y compris en Asie, même si elle a infligé de terribles destructions au Vietnam, au Laos et au Cambodge. Dans un tout autre genre, si je peux dire, la guerre entre l’Iran et l’Irak, si elle fut une grande guerre classique, et fort meurtrière, n’a pas eu non plus d’effets stratégiques sensibles. Il est vrai qu’elle n’eut pas vraiment de vainqueur, même si Saddam Hussein, qui l’avait déclenchée, ne parvint pas à ses fins et fut en ce sens le vaincu.

Par contraste donc, nous pourrions dire que ce qui signale une situation stratégique indéterminée ou sous-déterminée comme la nôtre, c’est le pouvoir des petites guerres de produire de grands effets. C’est à mes yeux le trait le plus remarquable du moment stratégique présent. Je donnerai trois exemples.

Le plus frappant sans doute est fourni par la chevauchée fantastique de l’État islamique. Un groupe, une secte, on ne sait comment dire, en tout cas un agent né d’hier a conquis une bonne partie de l’Irak et de la Syrie, et il semble que les puissances, y compris la plus grande, ne sachent comment combattre sérieusement ou décisivement ce protagoniste inédit, qui agit par ses soldats et ses bourreaux au Proche-Orient, et qui agit ou menace d’agir par le terrorisme en Europe et aux États-Unis.

On peut bien sûr objecter que ces événements surprenants s’expliquent par la situation locale, par les caractères propres des régimes et sociétés de cette région. Que cette région soit spécialement fragile ou même friable, c’est certain, mais la décomposition de la situation stratégique générale a contribué à ruiner les étais qui la soutenaient tant bien que mal. Au reste, et c’est le deuxième exemple, on observe un phénomène analogue – petite guerre, grands effets – dans une région et un contexte tout autres, en l’occurrence la Crimée et le Donbass, où des opérations russes, militairement très modestes et quasi invisibles, ont produit des effets considérables qui n’ont pas fini de nous occuper. D’ores et déjà les présupposés de l’ordre européen, les présupposés de l’ordre d’après la Seconde guerre mondiale et d’après la guerre froide, les présupposés de l’ordre politique et stratégique d’après la déclaration que « la guerre est finie en Europe », ont brusquement perdu de leur évidence et de leur solidité.

Enfin, un troisième exemple, et celui-ci vous choquera peut-être, vous jugerez peut-être qu’il est déplacé, mais je crois qu’il est cruellement pertinent, la poussée des migrants sur les frontières européennes, poussée de quelques dizaines de milliers de principalement jeunes hommes sans armes, a en quelques jours, à l’été 2015, jeté l’énorme Europe dans un désarroi et une confusion dont les conséquences risquent d’être durables et profondes. En termes stratégiques, et bien sûr cette dimension est entièrement distincte de l’urgence humanitaire à laquelle nous devons faire face, il s’agit d’une invasion réussie sans coup férir, l’Europe ayant en un instant ou peu s’en faut perdu la maîtrise de ses frontières, c’est-à-dire renoncé à une des conditions premières de l’existence d’un corps politique constitué. On rejettera sans doute le terme d’invasion au motif qu’un envahisseur veut du mal au pays qu’il envahit, alors que les migrants ne veulent certes aucun mal à l’Europe puisqu’ils entendent y trouver leur bien. Cela est parfaitement exact, mais cela ne change rien au fait que l’Europe a été incapable d’exercer une des fonctions les plus élémentaires de l’institution politique. La situation aurait été toute différente, et ma remarque alors en effet déplacée, si l’Europe, accueillant le même nombre de migrants, les avait soumis aux procédures légales prévues. L’Union européenne ne cesse de se légitimer et d’ailleurs de se faire valoir comme le régime des règles, et nous venons d’assister à une déroute des règles. Dans l’ordre politique et stratégique, céder à la force, même quand celle-ci se présente sous le visage de la faiblesse et de la détresse, s’apparente à une défaite militaire, et risque d’avoir les conséquences d’une défaite.

Ainsi, donc, la nouveauté stratégique majeure de la situation présente pourrait être résumée de la façon suivante : petites causes, grands effets ; petites guerres, ou moins que guerres, grands effets politiques et stratégiques. La cause de cette disproportion réside dans un effacement général et énigmatique des frontières, énigmatique car il a selon les lieux des causes prochaines très différentes qui cependant conduisent au même résultat. Au Proche-Orient, la cause prochaine réside dans l’effondrement de plusieurs États de la région (Irak, Syrie, Libye). En Crimée et dans le Donbass, la cause réside dans l’action délibérée de la Russie. En Europe, elle résulte de la confusion de la politique de l’Union européenne qui a délégitimé et largement effacé les frontières intérieures de l’Union sans définir et organiser clairement sa frontière extérieure, de sorte qu’elle qui se voulait sans frontières se révèle comme un maquis de frontières dont on ne sait si elles existent encore ou non.

Il faudrait ajouter que l’action américaine en Irak et l’action franco-anglaise en Libye ont contribué à effacer les frontières dans cette région, et ainsi à ouvrir la voie à la décomposition nationale – recomposition sectaire que nous voyons se déchaîner. On dira que si ces frontières se sont révélées si fragiles, c’est parce qu’elles avaient été fixées arbitrairement et artificiellement par les puissances coloniales. C’est certainement vrai, mais il fallait alors, après avoir bousculé les anciennes, produire et instituer de nouvelles frontières. On n’y a pas consacré une minute d’attention. On dira que nous n’en avons pas la force et que même si nous l’avions, ce serait revenir à une démarche coloniale ou néocoloniale qui est aujourd’hui inconcevable. Tout cela est bel et bon, mais enfin, aussi lointaine et presque incompréhensible que soit aujourd’hui la perspective coloniale, nous pratiquons, Américains et Européens, surtout Français, une politique de la canonnière dont les citoyens peuvent demander qu’elle soit judicieuse sinon toujours couronnée de succès, et que pour cela elle ait des perspectives stratégiques raisonnablement claires. Or nos objectifs stratégiques sont d’un flou remarquable.

Pourquoi cette confusion ? Je crois que l’opinion européenne est simplement insensible à l’urgence de mettre en ordre politiquement le monde, en tout cas le monde qui entoure l’Europe et à la destinée duquel celle de l’Europe est liée. Cela se traduit par notre indifférence aux frontières, indifférence nourrie par l’illusion que le monde s’organisera spontanément si seulement nous sommes ouverts et bons, et si nous mettons hors d’état de nuire ceux qui sont vraiment méchants. Je le répète, l’Europe, en se donnant pour tâche d’abolir ses frontières intérieures tout en laissant dans l’indétermination sa frontière extérieure, s’est donné sans le vouloir vraiment ni le savoir clairement un horizon d’action dans lequel les frontières ont perdu leur autorité et le sens décisivement ordonnateur qu’elles avaient jusqu’à une date récente. Un des grands facteurs de désordre dans l’aire euro-méditerranéenne, une des grandes causes de la force des faibles et de la faiblesse des forts, c’est que cette aire est le théâtre de la rencontre entre deux ensembles humains qui l’un et l’autre sont en voie d’être privés du pouvoir ordonnateur des frontières. Une des spécificités du terrorisme islamique, c’est qu’il s’enflamme sur la frontière mobile et incertaine entre ces deux vastes zones en voie d’être privées de frontières. Dans une telle situation, dans un tel chaos, des causes minuscules sont susceptibles de produire des effets disproportionnés.

Cette analyse, fort sommaire, et qui, si elle a quelque validité, n’est pertinente que pour la zone euro-méditerranéenne, me conduit à quelques propositions sinon concluantes, du moins conclusives, qui constitueront la réponse, très insuffisante mais non dépourvue de conséquences politiques et stratégiques, à la question posée au début de cet exposé. Quand il y a un progrès de l’ordre politique, un mouvement de composition de l’ordre politique, on assiste à une pacification, à une diminution de la guerre et en général de la violence à l’intérieur des corps politiques, la guerre étant repoussée vers l’extérieur, sur la frontière. Et plus la pacification intérieure est complète, plus la guerre extérieure est grande et rare. Ceci est très synthétique, très stylisé, mais fait ressortir un axe central de l’histoire politique européenne. Je viens de dire : « quand il y a un progrès de l’ordre politique, un mouvement de composition de l’ordre politique ». Il peut y avoir aussi un mouvement inverse, qu’il faudra appeler de décomposition de l’ordre politique. Ce que nous observons aujourd’hui en Europe signale-t-il un tel mouvement ? En tout cas, si nous supposons la décomposition de l’ordre que je viens de dessiner, que se passerait-il ? On observerait une tendance à la dégradation de l’ordre intérieur, le contraire de la pacification, et, sur la frontière devenue floue entre l’intérieur et l’extérieur, la multiplication d’actes de guerre ou de quasi-guerre d’ampleur bien diminuée par rapport aux guerres grandes et rares de l’ordre antérieur, mais néanmoins aux effets extrêmement perturbateurs.

Je ne sais pas si l’on doit parler de décomposition de l’ordre européen, mais ce sont bien ces caractères que nous reconnaissons dans la situation présente. La guerre est un caméléon, écrivit fameusement Clausewitz. Alors que s’éloignait la guerre froide, nous avons cru observer le progrès irrésistible d’une pacification bientôt universelle. Sous cette apparence, sous ce camouflage s’avançait une autre forme de guerre, ou d’autres formes de guerre qui ont cette particularité de rendre largement caduque la distinction politique primordiale et fondatrice entre l’intérieur et l’extérieur tout en obscurcissant la distinction entre la guerre et la paix. Lorsque, pour conduire la guerre nouvelle, pour nous défendre contre cette nouvelle forme de guerre, nous devons surveiller les dispositions intérieures d’un nombre indéterminé mais croissant de nos concitoyens, il est clair que nous sommes entrés dans un âge nouveau pour lequel nous manquons d’analogies ou de précédents éclairants.

Ce que je peux ajouter pour terminer, c’est que cette guerre, qui naît d’une certaine décomposition politique et qui la fomente en retour, doit être orientée stratégiquement par une visée de remise en ordre, c’est-à-dire de reconstitution des frontières, soit en renforçant les anciennes que nous avons laissées se déliter, soit, si nous nous en sentons la force, en instituant de nouvelles frontières mieux adaptées aux circonstances présentes. Si nous nous dérobons à cette tâche, nous nous installerons dans une guerre perpétuelle, que notre armée devra conduire sans disposer des perspectives stratégiques que seule une visée politique cohérente peut fournir.

1 Ce texte est celui d’une conférence prononcée le 29 septembre 2015 au Centre des hautes études militaires (chem).

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