« Cher papa, chère maman, avant de quitter Saint-Denis pour les lignes de feu, je tiens à vous dire mes dernières volontés. C’est avec conscience et en toute connaissance de cause que j’ai demandé à partir. J’ai voulu rester digne du nom de Christol. C’est le seul et le plus bel héritage que vous puissiez nous transmettre. Vous nous avez toujours dit que nous devions accomplir notre devoir entièrement malgré tous les sacrifices qu’il comporte ; le moment est venu, il faut chasser les barbares, les massacreurs de femmes et d’enfants, ceux qui ont détruit l’héritage artistique de nos aïeux et qui ont voulu rabaisser l’homme au niveau des sauvages ; il faut chasser tout cela de notre belle France, et pas un Français n’est de trop. Tous nous devons avec résignation donner notre vie à la Patrie tels les Anciens et nos aïeux de 89, restons dignes d’eux. Je pars avec votre bénédiction. » Cet extrait de la lettre du soldat Julien Christol à ses parents, datée du 15 octobre 1914, en dit long sur le sens du devoir et du sacrifice qui habitait la majorité des Français au commencement de la Première Guerre mondiale. Il prouve que tout engagement militaire est, quelque part, motivé par le souhait profond de protéger les siens. La fibre même du soldat l’engage à se jeter au-devant du danger pour éviter que celui-ci n’atteigne ses compatriotes.
Ce comportement n’est réservé ni à une époque ni à un contexte particuliers où le sol français est menacé. Il est universel. Dans La Guerre et après…, Pauline Maucort donne la parole à des soldats d’aujourd’hui qui racontent leur engagement en Afghanistan, au Mali ou en Centrafrique. Ainsi, le « marsouin blessé » : « Sarajevo, 1995, j’ai douze ans, ma mère me laisse regarder le journal télévisé de 20 heures. Je revois ce Casque bleu monter sur son char pour protéger les civils des tirs de sniper. En fait, c’est lui qui se fait buter. Je me rappelle le mec qui tombe, les camarades qui accourent pour le sauver. Je ne vois pas une mort, mais un sacrifice, admirable. Le mec a donné sa vie pour défendre des gens qu’il ne connaissait pas. Révélation. C’est ce que je veux faire. Je veux la gloire, peu importe ce qu’il m’en coûtera1. »
Le sacrifice suprême frappe par la beauté de son essence profonde. La dernière lettre d’un poilu ou le dévouement ultime d’un Casque bleu, le geste est in fine le même : le soldat accepte la négation de son intérêt propre au profit d’une cause qui lui est supérieure. C’est bien cette noblesse absolue de l’engagement militaire, peut-être idéalisée, qui séduit et attire les jeunes candidats au métier de soldat.
À cet héroïsme pur viennent répondre naturellement une attention et une préoccupation particulières envers le soldat ; famille, amis, frères d’armes restés à l’arrière, tous s’inquiètent du sort de celui qui est parti risquer sa vie au service de la patrie. Comme Blanche Biron, qui, le 25 avril 1916, écrit à son frère Gaston qui combat à Verdun : « La souffrance doit être tellement intense pour toi. Plusieurs fois dans ta lettre tu te demandes pourquoi tu as réussi à réchapper à tout ce qui s’est abattu sur vous, tous les obus tombés sur Verdun. Je vais te répondre. Bien que tu sois loin, chacune de nos pensées est pour toi, nous prions pour que tu nous reviennes sain (t !) et sauf. N’oublie jamais que nous te soutenons de tout notre cœur. »
Le soutien de ce que l’on nomme aujourd’hui la « base arrière » est presque un dû, tellement il semble aller de soi. Cet ordre des choses est d’ailleurs une nécessité : le combattant tire une partie de sa force de l’amour des siens et de la fierté de les protéger. Comme tente de l’expliquer un tireur d’élite à sa femme, avant de partir en Afghanistan : « Elle ne comprenait pas mon dévouement à la nation, elle se moquait, prétendait que j’étais pieds et poings liés, le bras armé des politiciens, je lui rétorquais que j’étais le garant de sa sécurité, le gardien de son sommeil2. »
Le soldat se plaît à trouver dans son geste insensé la noblesse du sacrifice d’amour. Il part risquer sa vie pour assurer celles de ceux qu’il aime. C’est un peu un jeu de dupes, auquel se prêtent aussi bien les militaires que leur famille. Un équilibre précaire, où l’on se ment à soi-même pour se rassurer et rassurer l’être aimé. « Là-bas [au régiment] j’ai pris sur moi. Je ne voulais pas qu’il me voie pleurer, qu’il parte avec ce poids sur ses épaules, qu’il soit affecté par mon état3. » Mais cet équilibre fonctionne, et chacun compte sur l’autre pour jouer le jeu, sous peine de briser le charme et mettre à nu la terrible vérité, comme le fait ce petit garçon innocent qui n’arrive pas à maîtriser sa peur le jour du départ de son père : « On s’est garés devant la gare. Son train était déjà là et il y avait beaucoup de militaires. J’avais peur. Je le disais un peu trop à papa, tout le temps, et à force, ça l’a un peu énervé. À des moments, il ne voulait plus que je lui parle de ça. Mais moi, je ne pouvais pas4. » En un sens, les larmes des mères, des épouses ou des enfants obligent. Le soldat doit s’en montrer digne, par un courage affiché sans faille. Mais il accepte de quitter les siens, galvanisé par l’amour qu’il leur porte, à condition de les savoir en sécurité. Le sacrifice exige en effet l’assurance d’un bénéfice total pour ceux à qui il est destiné.
Or la menace qui plane aujourd’hui sur chaque Français bouscule cet ordre des choses. Et les soldats peuvent partir en opération extérieure (opex) en ayant peur pour leur famille ou, plus exactement, en ayant le sentiment d’abandonner les leurs à un danger probable. Car le soldat qui part au combat pour stopper une invasion sur le territoire national peut craindre qu’un bombardement, par exemple, ne tue ses proches, mais il aura l’intime sentiment de les protéger en se portant au-devant de l’ennemi. Celui qui est projeté à des milliers de kilomètres mais dont la famille est en totale sécurité pourra s’enorgueillir d’une « défense de l’avant », de combattre pour que le danger n’approche pas de son foyer. Mais aujourd’hui, il peut craindre qu’une attaque terroriste n’atteigne sa « base arrière », redouter que le journal télévisé ne lui apprenne qu’un attentat a eu lieu dans l’école de ses enfants, et peut ressentir un décalage entre la mission qui lui est confiée et l’instinct qui lui dicte de protéger les siens. « On pense aux papiers, au fait que s’il arrive quelque chose la maison sera payée, que les enfants seront pupilles de la nation, ce genre de choses. Et une fois que tout est clair, on se dit “bon, ok, tout est clair” et on part “travailler”, libéré de toutes ces questions pratiques. Et pour nous, c’est aussi important d’un point de vue tactique : on ne peut pas partir avec l’esprit pollué par ce genre de questions5. » Déjà qu’un souci banal à la maison peut préoccuper le soldat en mission, la peur pour les siens risque de le paralyser. Lui qui aura donné toute sa vie pour être le rempart de sa propre famille aura le sentiment d’abaisser le pont-levis et de laisser la porte ouverte en partant.
Quelles peuvent être les conséquences pour son sens de l’engagement ? Le désintéressement, le dépassement de soi, cet abandon de l’ego au profit du bien commun qui fonde l’engagement militaire ne peut plus être total si l’inquiétude pour les siens entre dans l’équation. Le soldat ne sera pas pleinement concentré sur sa mission par l’appel intérieur qui lui dictera de s’occuper de ses proches en priorité.
Pourtant, le soldat ne défend pas spécifiquement sa famille ou ceux qui lui sont chers. Il est soldat de la république ; il défend la nation en lui offrant loyalement son corps et son esprit. Il ne choisit pas sa mission, mais exécute celle qui lui est donnée, quels que soient sa nature et son lieu. Il s’engage là où la menace est présente et là où le pouvoir politique l’envoie.
Puisqu’il existe désormais une menace sur le territoire national, il n’est donc pas injustifié d’y déployer les forces armées. Surtout que ces « sentinelles » peuvent faire en sorte qu’un rempart se dresse toujours face à la menace terroriste. Le soldat déployé à l’extérieur peut ainsi être rassuré par le fait que l’un de ses camarades patrouille pour protéger sa « base arrière ». Il peut se consacrer à sa mission l’esprit un peu plus libre.
L’opération Sentinelle a fait couler beaucoup d’encre et continue à le faire. Nombreux sont ceux qui dénoncent le fait que les soldats deviennent des « appâts à terroriste » ou que l’efficacité de l’opération ne soit pas mesurable. Mais la nature même d’un rempart n’est-elle pas d’encaisser les coups pour protéger ceux qui s’abritent derrière ? Et si l’efficacité n’est pas mesurable, n’en est-il pas de même pour l’inefficacité éventuelle ?
Sans prendre de position trop marquée sur le sujet, il semble que Sentinelle corresponde aux exigences fondamentales de l’engagement du soldat. Même si, par son aspect calme et répétitif, elle paraît moins « sexy » qu’une opex traditionnelle, elle correspond à son besoin viscéral de protéger les siens, la nation, la patrie. Le problème réside peut-être dans la difficulté de cette mission, par les contraintes particulières qu’engendre un déploiement sur le territoire national avec des règles d’engagement très contraignantes. Le débat devrait donc plus porter sur l’intérêt ou le danger éventuel de donner des missions de police aux forces armées que sur la légitimité de leur engagement. Car, au final, quels que soient les moyens engagés, il faut que la population soit protégée.
Mais si les armées peuvent aujourd’hui fournir des renforts pour assurer cette protection de la population, il n’en sera peut-être pas toujours de même. En cas de conflit interétatique majeur, nous ne pourrions plus nous offrir le luxe d’employer le quart de notre force opérationnelle terrestre dans l’opération Sentinelle. Or les groupes terroristes islamistes ne cesseraient pas pour autant leur œuvre destructrice. Il faudrait donc bien que les forces de sécurité intérieures puissent intégralement assurer ce rôle de rempart sur le territoire national. L’opération Sentinelle ne peut être ou devenir permanente.
Il est par ailleurs un autre aspect pervers de notre réaction à cette menace sécuritaire nouvelle. Par souci de prévention de toute attaque, les militaires ne doivent pas apparaître en uniforme en dehors des enceintes militaires. Cette mesure de précaution représente finalement une défaite morale aux yeux des soldats. L’uniforme est en effet la vitrine de leur engagement : il montre à tous que l’homme ou la femme qui le porte sacrifie son confort personnel au profit de la protection de la nation. L’équilibre entre sacrifice et reconnaissance est donc de facto brisé. En plus de donner une victoire facile aux terroristes, qui réussissent à nous faire plier devant leurs exigences, cette mesure éloigne un peu plus le militaire de la Cité. La population ne voit plus que le soldat Sentinelle, en armes, concentré sur sa mission. Elle ne voit plus le soldat en garnison, accessible et donnant un autre exemple de la vie militaire. Le soldat, quant à lui, peut avoir l’impression que son état n’est pas convenable au monde civil, comme s’il devait avoir honte de ce qu’il est. Cette mesure ne peut donc que contribuer à creuser à nouveau un fossé entre société civile et monde militaire.
Cette nouvelle guerre est principalement idéologique. Il faut donc en priorité rechercher la victoire d’esprit. Opposer ostensiblement une philosophie, un idéal de vie, à l’idéologie islamiste qui nous est opposée. Mais peut-être faut-il pour cela que les esprits se sentent en sécurité. Le rempart qui protège chaque citoyen ne doit donc pas se fissurer, d’autant plus qu’il fragiliserait également la volonté propre de chaque soldat, ce sens de l’engagement, du sacrifice qui lui permet de quitter les siens pour risquer sa vie au nom de la patrie. Nul doute en revanche que la menace latente sur le territoire national participera à l’essor de vocations nouvelles, en faisant vibrer dans les jeunes cœurs la fibre du devoir.