N°38 | Et le sexe ?

Jean-Vincent Holeindre
La Ruse et la Force
Une autre histoire de la stratégie
Paris, Perrin, 2017
Jean-Vincent Holeindre, La Ruse et la Force, Perrin

Cette histoire de la stratégie court sur près de deux mille cinq cents ans. Par son ambition et son érudition, cette somme n’a pas de précédents dans la littérature académique française. En faire un résumé, même sommaire, excède les possibilités de ces quelques mots. L’ouvrage s’articule autour d’une ligne directrice dont l’auteur ne s’échappe jamais : la relation entre la force et la ruse, entre les deux figures tutélaires qui incarnent ces deux vertus guerrières et stratégiques, Achille et Ulysse. Au premier va la gloire du combat frontal et le renom immortel d’un courage qui s’expose aux yeux de tous. À lui, la furie de la mêlée, la détermination du face-à-face et la conviction que la vie belle est une vie courte. La victoire s’obtient par une pensée directe : vaincre par un surcroît de force et de violence foudroyante. Au second, la patience et la ténacité, la certitude que la victoire est au bout d’une route longue et sinueuse, la certitude que la faiblesse peut se transformer en supériorité, et l’espoir jamais éteint qu’il faut vivre vieux et entouré des siens.

Le premier archétype, celui d’Achille, a nourri la réflexion de Victor Davis Hanson, auteur du célèbre Modèle occidental de la guerre (2007), ouvrage de référence selon lequel le système hoplitique des Grecs signe, une fois pour toutes, la guerre à l’occidentale. Ce serait la marque de l’Occident que de privilégier le choc décisif de la bataille rangée et la supériorité de sa propre force sur celle de l’ennemi. Ce canon entretient le goût pour l’héroïsme, le sacrifice et la fureur. Égalitaire dans son essence (les hoplites avancent tous ensemble au coude à coude face à l’ennemi), il est profondément lié à l’éthique démocratique. Ce modèle stratégique antique n’a jamais cessé de se reproduire tout au long de l’histoire occidentale, jusqu’aux deux conflits mondiaux, ou plus récemment lors de la libération du Koweït ou l’invasion de l’Irak. Conduisant nécessairement à la guerre de masse, il ne fait pas obstacle – ce que Jean-Vincent Holeindre ne reconnaît pas assez – à l’émergence de répliques d’Achille, figures semi-divines comme le furent en leur temps Manfred von Richthofen ou Georges Guynemer, ou, sur un mode plus démocratique, de légendes vivantes comme l’ont été Audie Murphy ou Marcel Bigeard. Ce modèle de guerre si longtemps répété a laissé dans l’ombre, par mépris autant que par sens de l’efficacité, la voie ouverte par Ulysse, celle de l’évitement illustrée par Fabius Cunctator, celle de la feinte prônée par Machiavel, celle de la désinformation qu’affectait Winston Churchill, celle de la dissimulation confiée aux espions modernes et celle du camouflage dans lequel sont passées maîtres les forces spéciales.

L’immense mérite de cet ouvrage est qu’il fait plus que rendre justice à cet autre sens de la victoire décisive. Loin de compiler une série d’anecdotes ou d’aperçus philosophiques qui auraient conforté la place secondaire et dévaluée de la ruse et du stratagème, l’auteur nous en propose l’histoire et la continuité de pensée. L’impression qui domine l’ouvrage, durant et après sa lecture, est celui de la surprise : la ruse, examinée sous toutes ses facettes, se révèle être un pilier de la pensée stratégique occidentale. Loin d’être l’apanage des « autres » et l’expression d’une pensée mineure, elle appelle le génie et le courage. L’auteur ne laisse guère de doute sur l’erreur commise par Hanson. La guerre indirecte est au cœur de la pensée stratégique, qu’elle soit occidentale ou non. Sa longue histoire lui réserve un grand avenir.


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