N°39 | Dire

Elrick Irastorza

Le politique et le soldat durant la Grande Guerre : entre méfiance et manque de considération

Le 7 novembre 2013, la salle des fêtes du palais de l’Élysée est pleine à craquer d’un auditoire de qualité venu écouter le président de la République à l’occasion du lancement des commémorations du centenaire de la Grande Guerre. Toute l’assistance s’accordera sur le fait que « le président a prononcé un très beau discours, qui était celui que l’on attendait ». Or s’il y a bien attribué la paternité de la victoire à Georges Clemenceau, aucun des chefs militaires qui l’on rendue possible, notamment les maréchaux Joffre et Foch, n’ont été cités. Oubliée cette phrase de De Gaulle dans Le Fil de l’épée : « Ceux [les noms] des hommes d’État et des grands chefs de la guerre récente resteront confondus, en dépit de tout, dans le souvenir de la victoire. »

Le 13 juillet 2017 à l’Hôtel de Brienne, devant un parterre aussi familial qu’international, le président de la République rappelle à des militaires médusés qu’il est leur chef, comme si nous étions à la veille d’un pronunciamiento… Faut-il s’en étonner ? Pas spécialement, car en France les relations entre le politique et le soldat ont toujours été difficiles, entre méfiance et manque de considération. Sans doute le souvenir de la trahison de Dumouriez en 1793, de la gloire montante de Bonaparte à Lodi en 1796, qui refuse de partager son commandement avec Kellermann, des empereurs, de Mac Mahon, de Boulanger... À cet égard, le message de Bonaparte au Directoire en avril 1797 en réponse aux réserves émises par l’Assemblée nationale sur l’occupation de Venise reste un morceau d’anthologie : « Je vous avertis, et je parle au nom de quatre-vingt mille soldats, que les temps où les faiseurs de lois et autres misérables pipelettes envoyaient lâchement les soldats à la guillotine sont révolus ! » Évidemment il y avait de quoi se méfier… Ajoutons-y l’effondrement de 1940, les affres de la décolonisation, dont une tentative de putsch, et un demi-siècle d’incessantes joutes budgétaires et de déflations d’une grande brutalité professionnelle et sociale.

Difficile de passer en revue la longue liste de ces affrontements à fleuret plus ou moins moucheté, mais la Grande Guerre nous offre de quoi parfaitement illustrer les aspérités d’une relation qui gagnerait à être plus fluide dans une démocratie du niveau de la nôtre. Chef militaire puis chef politique, le futur général de Gaulle portait sur cette relation, dans Le Fil de l’épée en citant Musset, un jugement toujours très actuel : « Ils iront deux par deux, tant que le monde ira, pas à pas, côte à côte. » Mais il omettait l’un des vers suivants : « Ce n’est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux », sans doute parce qu’il admettait que « ce défaut de sympathie réciproque chez le politique et chez le soldat n’est pas essentiellement fâcheux. Une sorte d’équilibre des tendances est nécessaire dans l’État, et l’on doit secrètement approuver que les hommes qui le conduisent et ceux qui en manient la force éprouvent les uns pour les autres quelque éloignement ». Et c’est bien naturellement en temps de paix que cette tension en faveur du premier est la plus forte. « Aussi longtemps que la patrie n’est pas directement menacée, l’opinion publique répugne aux charges militaires. »

Le 13 juillet 1914, le sénateur Charles Humbert dénonce le niveau d’impréparation de l’armée. Adolphe Messimy, alors ministre de la Guerre, lui répond aussi sec : « Le gouvernement n’est pas responsable de ce que le pays s’était laissé prendre à la chimère de la pacification universelle. Mais on allait se mettre à la besogne sans retard et l’armée française serait prête en 1916. » « Témoin réservé, mais passionné, des affaires publiques, j’assistais à la répétition continuelle du même scénario », écrira de Gaulle dans ses Mémoires de guerre. Rien n’a vraiment changé !

Les frictions sont donc inévitables entre le politique, que tout pousse à engranger les dividendes de la paix, et le soldat, qui réclame les armes qui lui permettront de remplir les missions que le premier ne manquera pas de lui confier un jour ou l’autre.

  • La marche à la guerre

À la veille de la Grande Guerre, les relations entre les politiques et les militaires sont marquées par les stigmates de l’affaire Dreyfus et de celle des fiches. Le corps des officiers est toujours perçu comme un bastion du cléricalisme traditionaliste et une gauche anticléricale se méfie du haut commandement. Les relations personnelles entre les militaires de haut rang et les personnalités politiques sont alors plus développées qu’aujourd’hui, et le poids de la franc-maçonnerie est loin d’être négligeable. L’organisation du haut commandement est devenue plus rationnelle. Jusqu’en 1911, sans doute par crainte du césarisme, le chef d’état-major de l’armée n’est pas celui qui commanderait les armées en temps de guerre ; c’est au général adjoint du ministre au Conseil supérieur de la guerre qu’incomberait cette responsabilité. Restait à affiner la stratégie à adopter au cas où...

C’est une responsabilité inévitablement partagée. Comment défendre six cents kilomètres de frontière entre la mer du Nord et la Suisse ? À quatre kilomètres de front par division, il en aurait fallu cent cinquante. Or, en dépit de l’adoption tardive de la loi des trois ans1, on n’en comptait que cinquante-six d’active, dont dix de cavalerie, vingt-cinq de réserve et douze territoriales. Tout déploiement préventif en Belgique et au Luxembourg étant exclu, les étaler le long de la frontière nous condamnait inévitablement à l’enfoncement à l’endroit où serait porté l’effort allemand. Le plan Schlieffen était connu, mais on en sous-estimait l’amplitude vers l’ouest et le gouvernement restait tétanisé par les conséquences de la violation de la neutralité belge par nos troupes. Le 19 juillet 1911 pourtant, le général Michel, vice-président du Conseil supérieur de la guerre, se risque à proposer une attente défensive et un élargissement du déploiement jusqu’à la Belgique en mobilisant tous les réservistes. Le 28 juillet, il est traité d’« incapable » par Messimy et destitué. Joffre est alors nommé chef d’état-major général de l’armée et généralissime désigné en cas de conflit. Faute de mieux, le politique et le soldat vont finalement valider une solution mixte conciliant manœuvre et dispositif fortifié, un plan de concentration dans l’Est s’appuyant sur tout un système de fortifications devenues pourtant partiellement obsolètes depuis l’avènement de l’obus « torpille ».

Côté manœuvre, l’heure est désormais à l’offensive qui permettra de briser au centre la lame de faux qui devrait s’abattre sur le nord-est du pays. C’est un choix partagé. Le 1er août 1911, Messimy, qui vient de nommer les généraux Joffre, Dubail et Castelnau, est on ne peut plus clair : « Avec ces trois hommes dont l’activité égale la compétence, je m’efforcerai de développer la doctrine de l’offensive dont notre armée commence à s’imprégner. » Même le pacifique président Fallières constate avec plaisir que les projets défensifs, qui constituaient un aveu d’infériorité, ont été abandonnés : « Nous sommes résolus à marcher droit à l’ennemi sans arrière-pensée ; l’offensive convient au tempérament de nos soldats et doit nous assurer la victoire à la condition de consacrer à la lutte toutes nos forces actives sans exception. » Bref, l’élan emporterait tout sur son passage. À quoi bon, alors, s’embarrasser d’une artillerie lourde qui en ralentirait la dynamique ? Pourtant, de l’artillerie lourde, nous n’en manquions pas, mais elle était déployée ailleurs, dans les forteresses. En effet, à côté de l’armée de campagne aux ordres de Joffre et ses quatre mille canons de 75 pour trois cents pièces lourdes seulement, se dressaient les places fortes de la frontière et du camp retranché de Paris avec ses deux cent douze forts, dix-huit redoutes, cent cinquante-six petits ouvrages et ses centaines de batteries réparties entre Lille et Nice, ses quatre mille canons lourds et ses huit cent vingt mille hommes, dont cent cinquante mille artilleurs stricto sensu (23 % des effectifs mobilisés à l’été 1914), qui relèveront directement du ministre jusqu’au 5 août 1915. Or les budgets afférents ont toujours été votés !

  • 1914

Obsédé par l’idée de ne pas provoquer les Allemands, le ministre de la Guerre demande le 30 juillet aux armées de reculer à dix kilomètres de la frontière. Le 2 août, le gouvernement décrète l’état de siège pour la durée de la guerre, première étape de l’octroi à l’autorité militaire de pouvoirs exorbitants. En quelques semaines, nous frôlerons la catastrophe. On n’a pas pu en arriver là par hasard ! Le 10 août, dans une lettre au général Joffre, Messimy n’y va pas de mainmorte : « Si un chef placé sous vos ordres, quel que soit son grade, faisait montre de faiblesse, de pusillanimité, il devrait instantanément être déféré au Conseil de guerre et jugé. Les peines les plus sévères, y compris la mort, devraient lui être appliquées. » Et il poursuit sur un ton de Saint-Just : « Portez aux fonctions les plus hautes des jeunes hommes énergiques. Éliminez les vieillards sans pitié ! » En cinq mois, Joffre limogera cent quarante-quatre généraux (pour la plupart rappelés de la 2e section) sur trois cent quarante-quatre, comme l’y autorise par décret du 15 août un gouvernement qui continuera à se dessaisir de ses pouvoirs au gré de l’avancée allemande : « Si les nécessités de la discipline et de la défense nationale vous paraissent exiger impérieusement l’exécution immédiate des sentences, vous laisserez son libre cours à la justice sans m’en référer », écrit également le ministre le 10 août. Le 1er septembre, le recours en révision ou en grâce présidentielle est aboli, et le 6 septembre les conseils de guerre spéciaux à trois membres sont institués par décret. C’est le premier jour de la bataille de la Marne. Il faut que la discipline soit maintenue coûte que coûte.

Le 2 septembre, les premiers uhlans sont à Roissy. Le président et le gouvernement quittent nuitamment la capitale avec l’or et l’argent de la Banque de France. Joffre est alors un homme seul. Il commande : « Les fuyards, s’il s’en trouve, seront pourchassés et passés par les armes. » L’Histoire retiendra cette directive à charge. La bataille gagnée, il a acquis une aura qui inquiète : « Autour de Joffre, il y a un véritable ministère, une diplomatie occulte. [...] Il faut savoir s’il y a deux gouvernements. Tout cela finira mal », prédit Raymond Poincaré. Revenu à Paris le 22 décembre, une fois le front stabilisé, le politique est bien décidé à reprendre la main, mais Joffre s’opposera jusqu’en juin 1915 au contrôle parlementaire dans la zone des armées. Tous les ingrédients sont donc réunis pour que se succèdent intrigues et coups bas : « Le gqg [grand quartier général] joue un peu au dictateur. [...] Poincaré, en se levant, résume toute une discussion par ces mots : “Nous sommes peut-être, sans nous en douter, gouvernés par un simple adjudant” », rapporte Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Certes, mais au cours de l’été 1914, c’est bien le politique qui n’avait plus guère le cœur à commander et qui n’a cessé de se dessaisir de ses pouvoirs constitutionnels.

  • 1915

« Je les grignote. » L’expression est suffisamment entrée dans l’Histoire pour que l’on en ait fait celle des vaines offensives. Ce qu’en dit Messimy, qui a pris un commandement au front2, au président Poincaré est significatif : « Au quartier général, on est dans une tour d’ivoire, on ne sait pas grand-chose de ce qui se passe sur le front. On ordonne des offensives partielles pour alimenter les communiqués. Elles sont très sanglantes et condamnées d’avance à l’échec. » Mais malgré ces résultats peu probants, Joffre est nommé commandant en chef des armées françaises sur tous les fronts le 2 septembre. Quelques jours plus tard, Gallieni remplace Millerand au ministère de la Guerre avec un enthousiasme mesuré. L’autoritarisme de Joffre l’agace, mais il ne peut s’empêcher de noter dans ses carnets : « Quel madré personnage ! Et Poincaré et Briand, si braves quand il n’est pas là, ne disent plus rien devant lui. »

« Soldats de la République », écrit Joffre en tête de son ordre général du 23 septembre 1915, avant la deuxième bataille de Champagne. Elle est donc toujours bien vivante dans son esprit ! La conférence interalliée de Chantilly lui confère d’ailleurs, début décembre, quasiment la stature de chef d’une coalition. Cela n’a pu se faire qu’avec l’appui du politique.

  • 1916

Le 21 février, les Allemands déclenchent à Verdun une offensive qui effraye la France. Inutile de refaire ici une bataille décrite des centaines de fois. Castelnau ordonne la défense sur la rive droite de la Meuse et Pétain évite l’effondrement en remettant de l’ordre dans le désordre. Mais deux mois plus tard, nous continuons de reculer. Le gouvernement et la troupe en viennent à s’interroger sur Pétain, « son attentisme et son manque d’agressivité ». Or il est difficile de limoger celui que les politiques et les médias ont déjà fait passer pour le sauveur de la France. Dans son édition du 11 mars, L’Illustration écrit : « Et l’opinion comme le gouvernement et le haut commandement ont mis en lui toute leur confiance. » Alors, le 2 mai, il est écarté « à la française » : il est promu au commandement du groupe d’armées centre, vacant depuis l’éviction sans ménagement du général Langle de Cary un mois plus tôt. Promotion ? Relève ? Sur le moment Pétain n’a aucun doute : « Vous voyez en moi un général qui vient d’être relevé de son commandement », dit-il à Painlevé. Nivelle stoppera l’avance allemande en juin et juillet, puis regagnera une bonne partie du terrain perdu avant la fin décembre.

Mais loin des hauts de Meuse une autre bataille se poursuit. Pour ses détracteurs, politiques comme militaires, Joffre n’a rien vu venir ; il a désarmé les forts et reste obsédé par l’offensive franco-britannique du 1er juillet sur la Somme, d’où il pense pouvoir sauver Verdun. Bref, il n’a aucun talent. Sa « placidité bovine » insupporte désormais. Le 27 mai, Gallieni décède des suites d’une seconde opération de la prostate – « Veni, vidi, vessie » dira Clemenceau ; « Ce fut une vessie que nous avions prise pour une lanterne », surenchérira Briand.

En juin, presque tous les groupes parlementaires demandent la réunion de comités secrets. Les temps sont clairement à la reprise en main. Le député de Chappedelaine trouve que « le gouvernement devrait dominer la situation au point de ne jamais la remettre entièrement entre les mains de qui que ce soit [...] et, à plus forte raison, d’une collectivité qui n’a plus rien de commun avec un grand quartier général d’opérations, mais qui est, en réalité, un gouvernement au petit pied ». Pour le député Abel Ferry, « il n’y a qu’une question : défaillance du haut commandement et faiblesse du gouvernement ». Le président du Conseil reconnaîtra que « la préoccupation des chambres, c’était que le gouvernement ne laissât point échapper son droit constitutionnel. [...] Le principe est celui-ci : le gouvernement dirige la guerre. Il doit avoir toute autorité pour cela ».

Verdun a tenu et le 13 décembre, fort de ses succès, mais aussi de l’anticléricalisme conduisant à écarter quelques prétendants, Nivelle est nommé commandant en chef, au nez et à la barbe de son chef, Pétain, jugé trop pessimiste. Le 24 décembre, Joffre démissionne des postes sans pouvoir qu’on avait essayé de lui confier. À Poincaré, qui s’inquiétait de ses réactions, Aristide Briand répondra : « Vous avez peur qu’il parle ? Il n’y a qu’à lui mettre un bâton dans la gueule ! » Il sera effectivement élevé à la dignité de maréchal de France le 26 décembre, mais pour Jules Jeanneney, cette élévation « est la plus grande lâcheté de la guerre, c’est le poteau d’exécution qu’il méritait ! »

  • 1917

En ce début d’année 1917, le politique s’est complètement « remis en selle », comme l’explique Albert Thomas mi-mars : « Millerand avait eu la faiblesse de laisser le gqg français assumer à lui seul de trop lourdes responsabilités en interdisant à tout membre du gouvernement d’intervenir dans les décisions du commandant en chef. Le gqg de Nivelle est tout différent, car on l’a dépouillé de bien des pouvoirs détenus par son prédécesseur. »

Nivelle affine l’offensive du Chemin des Dames, celle qui devait enfin libérer le pays avant que les Allemands ne basculent leurs troupes d’est en ouest suite à l’effondrement attendu de la Russie et n’emportent la décision avant le déploiement forcément long des Américains. Mais entre animosités personnelles, propos de popotes et confidences imprudentes dans les couloirs du pouvoir, elle est rapidement devenue un secret de polichinelle.

Le 6 avril, jour de l’entrée en guerre des États-Unis, un grand conseil de guerre se réunit en gare de Compiègne à bord du train présidentiel. Ils sont tous là : le président Raymond Poincaré, le président du Conseil Alexandre Ribot, le ministre de la Guerre Paul Painlevé (qui refuse qu’un procès-verbal soit dressé) et, bien sûr, le haut commandement. Ce conseil convient que seule l’offensive est admissible, mais le commandant en chef, dont le gouvernement a refusé la démission, en ressort affaibli par les doutes émis, y compris par ses pairs, sur le montage de l’opération. Celle-ci est pourtant maintenue. Son échec est consommé dès les toutes premières heures, mais la responsabilité du déclenchement de cette offensive de trop n’a pas été partagée, dans notre mémoire collective, entre le politique, qui n’a pas osé « conduire » la guerre en disant non, et le soldat, qui s’est entêté au lendemain des premiers revers.

Le 15 mai, Pétain est nommé commandant en chef des armées du Nord-Est. Nivelle, lui, prend le commandement du 19e corps d’armée en Algérie. « Telles furent les misères du commandement de Nivelle. Le général connut dans l’extrême grandeur militaire les extrêmes servitudes que la politique inflige à ceux qui ne sont pas des siens et dont elle a fait à l’occasion ses instruments », écrit le journaliste Gabriel Terrail dit Mermeix3.

Les mutineries du printemps 1917 allaient mettre une fois encore à l’épreuve les relations entre le politique et le soldat. Le 8 juin, Pétain obtint par décret que soit supprimé le droit de recours en révision pour les condamnés pour rébellion et incitation – il demandera lui-même dans une lettre du 13 juillet que ces pouvoirs soient rapportés : « Le calme étant aujourd’hui rétabli dans les armées, je vous propose de faire reprendre par le gouvernement les pouvoirs dont il avait bien voulu se dessaisir et de rétablir le recours en révision temporairement suspendu par le décret du 8 juin. »

Non sans emphase, Painlevé déclare le 7 juillet que c’en était bien terminé des « conceptions à la Napoléon » et que le temps des efforts mesurés était venu sous le commandement d’un général qui « s’était fait depuis longtemps le protagoniste de cette méthode ». La pusillanimité s’était soudainement muée en sang-froid, maîtrise de la situation et intérêt porté aux combattants. Le général Mangin n’est pas épargné : Painlevé le relève du commandement de la 6e armée et lui interdit même de séjourner en région parisienne. On ne sait jamais ce qui pourrait passer par la tête de ce fougueux général... Il faudra que Clemenceau s’en mêle pour que la mesure soit rapportée : « Je proteste avec indignation contre la mesure inqualifiable que vous venez de prendre vis-à-vis du général Mangin auquel on ne peut reprocher que d’être un soldat. »

Le moral n’est pas bon, l’ambiance est détestable et le gouvernement Painlevé est fortement critiqué. Des bruits circulent. Le 15 octobre, Joffre rend visite au général Pershing qui note dans ses Mémoires : « Dans certains milieux, on parlait à mots couverts de la possibilité d’un coup d’État, dont une importante personnalité militaire prendrait la tête s’il en eut été sérieusement question. Faisant allusion à cette éventualité pendant le retour, le maréchal me confia qu’il en avait été question, en effet. Mais, soit dit à son honneur, il s’empressa de se défendre catégoriquement et, à mon avis très sincèrement, de toute ambition dans ce sens. En réalité, il n’existait aucune crise susceptible de précipiter un changement de régime. Depuis trois ans, en dépit des angoisses de la guerre, la République s’était tenue ferme et il semblait peu probable qu’elle fût renversée à cette époque par un coup d’État. » La primauté du politique sur le soldat n’avait donc jamais été remise en cause, ce qui n’empêchera pas Clemenceau de rappeler à Foch : « N’oubliez pas que c’est le politique qui conduit la guerre. La stratégie n’en est que l’instrument. » Il était temps !

  • 1918

L’année 1918 sera celle d’une grande stabilité politique autour de Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre. Il fait la guerre, son autorité est totale et il reste intraitable sur la discipline. « Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse que demain on fusille un misérable ou un demi-misérable ? Pendant que nous discutons on tue mille innocents », dit-il au président Poincaré auquel il enjoint de ne pas faire usage de son droit de grâce sur un cas litigieux.

Le 21 mars, les Allemands passent à l’offensive et obtiennent en quatre mois d’incontestables succès de la Lys à la Marne. Les députés s’énervent. Clemenceau leur rétorque : « S’il faut, pour obtenir l’approbation de certaines personnes qui jugent hâtivement, abandonner les chefs qui ont bien mérité de la patrie, c’est une lâcheté dont je suis incapable. J’affirme, et il faut que ce soit ma dernière parole, que la victoire dépend de nous, à condition que les pouvoirs civils s’élèvent à la hauteur de leur devoir, parce qu’il n’y a pas besoin de faire cette recommandation aux soldats. » Il est plus que temps de réaliser l’unité de commandement entre alliés. De Pétain et de Foch, il dira en rentrant de Doullens, le 26 mars : « L’un me disait que nous étions fichus et l’autre, qui allait et venait comme un fou, voulait se battre. Je me suis dit : “Essayons Foch. Au moins, nous mourrons le fusil à la main !” J’ai laissé cet homme sensé, plein de raison, qu’était Pétain ; j’ai adopté ce fou qu’était Foch. “Ce fou va nous tirer de là, j’en suis sûr, puisqu’il le faut”. » Et après-guerre : « C’est le fou qui nous a tirés de là ! » Mais il ne pourra s’empêcher d’ajouter quelque temps plus tard « J’aurais voulu Du Guesclin. J’ai pris ce que j’ai trouvé... »

L’Histoire a retenu que Clemenceau fut le père de la victoire, mais c’est surtout le soldat français, avec le concours de ses alliés, qui est sorti vainqueur de cette sanglante effusion. Dans sa lettre du 11 novembre adressée à Clemenceau, le président Poincaré ne dira pas autre chose : « Mon cher président. Au moment où s’achève par la capitulation de l’ennemi la longue suite de victoires auxquelles votre patriotique énergie a si largement contribué, laissez-moi vous adresser à vous-même, et vous prier de transmettre au maréchal Foch, commandant en chef des armées alliées, au général Pétain, commandant en chef de l’armée française, à tous les officiers généraux, officiers, sous-officiers et soldats, l’expression de ma reconnaissance et de mon admiration. »

Cette France unie dans la victoire, mais durablement affaiblie et rattrapée par le démon de ses divisions politiques, sera disloquée par une bien étrange défaite vingt-deux ans plus tard. Vaincre ou mourir ! « Mais vaincre on ne le pouvait plus et mourir on ne le voulait pas », écrira Roland Dorgelès de cet ordre du jour de juin 1940, qui ressemblait furieusement à celui du 5 septembre 1914. Le soldat portera durablement ce lourd héritage et cette « douleur sourde » que la victoire n’effacera pas. Les guerres de la décolonisation l’entretiendront dans certains esprits, jusqu’à aujourd’hui encore, entre méfiance et manque de considération.

Je reste cependant convaincu que ce centenaire de la Grande Guerre nous offre l’opportunité de réfléchir très librement aux relations entre le politique et le soldat dans notre pays, car si dans nos démocraties aucun doute n’est permis sur la primauté du premier, il ne faudrait pas que cette relation se limite, pour le second, à la subordination servile et muette que certains appellent malheureusement toujours de leurs vœux. Car qu’on le veuille ou non, « ils continueront d’aller deux par deux, tant que le monde ira, pas à pas, côte à côte ».

1 La loi des trois ans, qui augmentait la durée du service militaire de deux à trois ans en vue de préparer l’armée française à une guerre éventuelle avec l’Allemagne, a été votée le 19 juillet 1913. Soutenue par Clemenceau, elle a été combattue par toute une partie de la gauche, qui comptait sur l’internationalisme ouvrier pour éviter l’éclatement d’un conflit.

2 Adolphe Messimy a commencé sa carrière en tant qu’officier d’infanterie : entré à Saint-Cyr en 1887, sorti de l’École supérieure de guerre en 1896, il est poussé à quitter l’armée en raison de prises de position dreyfusardes. Remarqué pour avoir publié « L’armée républicaine de demain » dans la Revue politique et parlementaire, il se présente pour la première fois à la députation en 1902 sous les couleurs du parti radical et radical-socialiste. Il sera notamment ministre de la Guerre du 27 juin 1911 au 14 janvier 1912, puis du 13 juin au 24 août 1914.

3 Mermeix, Nivelle et Poincaré. La deuxième crise du commandement (décembre 1916-mais 1917), Paris, P. Ollendorff, 1919, p. 146.

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