N°7 | Le moral et la dynamique de l’action – II

Elrick Irastorza

Quatre principes pour fonder le moral

Au moment où le thème du moral fait l’objet d’une réflexion commune, nos troupes en Afghanistan sont confrontées à un adversaire qui multiplie les attaques suicidaires, brutales, difficiles à prévoir ou à déceler, usantes pour le moral des unités déployées sur le terrain. Ce phénomène d’usure n’est pas nouveau et les soldats n’en sont à l’abri nulle part, puisque la guerre, quelles qu’en soient les causes et les formes, reste ce qu’elle a toujours été, l’affrontement violent de volontés antagonistes. Comme le soulignait déjà napoléon, les ressorts psychologiques, et notamment le moral, occupent, aux côtés des considérations d’ordre technique et tactique, une place essentielle : « à la guerre, le moral et l’opinion sont plus de la moitié de la réalité. » C’est donc bien sur le terrain de la détermination et plus particulièrement sur celui du moral qu’il nous faudra constamment faire effort.

Pour le soldat, faire preuve de détermination, c’est être capable d’endurer des conditions de vie extrêmes, côtoyer sans faiblir la mort, supporter les privations, les souffrances physiques et psychologiques, pour finalement surmonter les difficultés et remplir la mission reçue. Mais à mieux y regarder, ce comportement n’est pas l’apanage des seuls militaires et la vie quotidienne en fournit d’abondants exemples. De celui qui a atteint tous ses objectifs en surmontant les obstacles les plus difficiles, on dira qu’il a su garder un moral de vainqueur. Au contraire, de celui qui n’y est pas parvenu, on dira le plus souvent qu’il avait un moral de vaincu. Dans l’action collective, pas de moral non plus chez une équipe qui perd ou qui accepte par avance sa défaite ! Plusieurs définitions du moral, ce facteur déterminant de l’action guerrière comme des activités plus courantes, ont été données dans les pages d’Inflexions. Nul ne doute que l’aptitude à l’emporter contre l’adversité réside pour l’essentiel dans la façon dont on parvient à entretenir ce qui reste avant tout un état d’esprit, le moral, son moral, et celui de ses subordonnés.

Comment garder le moral ? Comment supporter l’insupportable, comment y préparer son unité, ou son équipe lorsqu’on est en situation de commandement ou de responsabilité ? La réponse à cette question est bien évidemment d’une très grande complexité car, en dépit de certaines constantes, elle ne se trouve pas dans la sphère des sciences exactes. Mais n’est-ce pas précisément l’absence de certitude qui fait le mérite de tous ceux qui éprouvent le besoin de se doter des moyens intellectuels et moraux d’affronter leur destin ? Je suis intimement convaincu que, si l’on peut parfois perdre par malchance, il est tout aussi rare de gagner complètement par hasard.

Il se dit « qu’un homme sans principes est d’ordinaire un homme sans caractère, car s’il avait du caractère, il aurait éprouvé le besoin de se doter de principes ». De mes premières expériences de la vie en collectivité, du commandement des hommes et de la vie tout court, j’ai retenu quatre principes dont j’ai fait quatre vertus, qui me paraissent conditionner ce moteur puissant qu’est le moral dans la conduite de l’action :

la rigueur,

l’enthousiasme,

la volonté,

la camaraderie.

Qu’un militaire place la rigueur en tête de ses préoccupations semblera naturellement conforme à tous ceux qui cultivent les poncifs éculés. Je ne parle pas ici de cette rigidité stérilisante qui a fait les gaietés de l’escadron, mais d’une construction bien charpentée qui peut se décliner, au plan individuel et collectif, en rigueur professionnelle, rigueur comportementale et rigueur des convictions.

Peut-on imaginer un seul instant que celui qui connaît mal son métier puisse partir au travail ou en opérations de gaieté de cœur ? Bien évidemment non, et Napoléon notait sans grand effort d’imagination « qu’il n’y a rien de pire que de faire un métier qu’on ne sait pas ». Des évaluations auxquelles nous procédons régulièrement, il ressort nettement que la qualité de la préparation opérationnelle est un puissant facteur de maintien du moral. Cela vaut naturellement pour les connaissances et les savoir-faire individuels, et tout autant pour les pratiques collectives : qu’une partie de l’équipage ou du groupe soit moins performante, et c’est la cohésion opérationnelle de l’ensemble qui s’en trouvera fragilisée. Un manque de confiance réciproque pourra s’installer insidieusement et le moral du groupe s’en trouvera irrémédiablement brisé.

Il y a de plus dans cette alchimie complexe qui fait qu’un groupe a le moral, ou ne l’a pas, une dimension grégaire qui ne se limite pas au premier cercle, celui des équipiers immédiats, mais va bien au-delà. La confiance en celui qui commande et en ceux qui préparent ses décisions doit être totale. Cette confiance naîtra d’abord de leur compétence professionnelle, de leur rigueur dans la conduite de l’action, et bien sûr de l’exemplarité de leur comportement. Qu’à la guerre, dans l’entreprise ou dans le sport, tant d’états-majors n’aient pas survécu aux déboires de leurs vaillantes troupes n’est finalement que justice…

La rigueur de l’analyse, la rigueur dans la préparation puis dans la prise de décision aux niveaux stratégique ou tactique, la rigueur enfin dans l’exécution des tâches techniques, permettent toujours de limiter la part du hasard dans la conduite de l’action. L’exécutant, qu’il soit militaire ou civil, ne s’y trompe pas. Il préférera toujours servir dans l’unité qui tourne bien plutôt que dans celle qui va de guingois, et le moral sera toujours meilleur dans la première que dans la seconde.

Sans doute plus encore aujourd’hui que par le passé, évolutions de nos valeurs sociétales et omniprésence des médias obligent, la rigueur du comportement est un élément constitutif essentiel du moral. Elle peut se révéler a contrario un élément de grande fragilité. Plongé dans le chaudron d’un monde déréglé ou placé en situation de grande violence, l’homme est potentiellement très vulnérable s’il ne se réfère pas constamment à un corpus de règles claires mille fois rappelées. Combien de fois avons-nous ressassé que nous partons en opérations avec, chevillés au cœur, nos principes de vie en société les plus élémentaires, nos lois et nos règlements, synthétisés dans ce code du soldat que nous gardons tous sur nous. Mais ce petit bout de papier plastifié, il nous faut le relire régulièrement pour éviter que ne se commette l’inacceptable et l’irréparable, surtout lorsque le doute s’installe ou que se dessine, insidieusement, une dérive comportementale. L’histoire fourmille hélas d’écarts de conduite et d’exemples de barbaries, et je ne suis pas sûr que l’on prenne toujours bien la mesure des effets produits sur le moral de tous ceux qui, eux, respectent les règles. Ils sont pourtant dévastateurs, car la grande majorité des soldats se sent inévitablement trahie et salie par le comportement de quelques individus perdus. Il est alors très difficile de remonter la pente, et surtout de faire en sorte que la troupe ne s’en trouve pas momentanément inhibée, au point d’hésiter à user légitimement de ses armes. Quelques affaires récentes méritent, à cet égard, d’être disséquées dans nos écoles de formation.

Enfin, le moral procède beaucoup de la rigueur et de la constance des convictions professionnelles ou des engagements personnels. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus de place pour le doute et la réflexion, bien au contraire. Mais une fois les convictions forgées ou réaffirmées, il ne doit y avoir de place que pour l’action et pour cette énergie qui tire vers l’avant, vers le haut, l’enthousiasme.

L’enthousiasme, c’est un peu le courage du cœur, une émotion communicative puissante qui produit cette étonnante capacité à surmonter les obstacles les plus rudes. Il est le plus souvent le résultat d’un choix personnel inconscient, très dépendant des circonstances, de la place que l’on tient et du rôle que l’on joue dans le déroulement de l’action.

On sait que cette émotion transparaît, qu’elle pousse à l’action dans la joie et qu’elle a un grand effet d’entraînement, surtout lorsqu’elle vient du chef. Les soldats ne s’y trompent pas, qui savent parfaitement distinguer le chef « qui a la pêche » de celui qui ne l’a pas et qui préfèrent toujours servir, même à risques supérieurs, sous les ordres du premier plutôt que sous ceux du second. L’enthousiasme de Bonaparte à Arcole a traversé le temps mais c’est le moral retrouvé de ses soldats qui a traversé le pont d’un seul élan !

« La vie est belle ! » Devise étonnante pour une unité de combat. C’est pourtant celle d’un de nos escadrons de cavalerie depuis le jour où cette petite phrase fut prononcée par son capitaine lors du franchissement du Rhin en 1945.

Mais l’enthousiasme n’est peut-être pas seulement cet élan spontané venu du tréfonds de notre âme, de notre être, au gré des circonstances. C’est sans doute aussi une dynamique qui peut être créée, en pleine conscience, et cette vertu n’en a alors que plus de valeur.

Printemps 1992, entre Mékong et frontière vietnamienne, je me pose au milieu d’un village loin de tout et hors du temps, dans un chahut et une liesse populaire indescriptibles. Une vieille dame sans âge au visage fripé autant par les années que les rigueurs de la vie, quelques dents rougies par le bétel, me prend les mains et commence à me raconter le long martyr dont émerge ce petit coin perdu du Cambodge. L’interprète traduit d’une voix cassée tandis que la foule se tait progressivement en baissant les yeux. Elle roule soudain une seule larme, puis éclate de rire, suivie par la foule. Comme par enchantement la vie a repris le dessus. Quelques jours plus tard, je la retrouve trottinant sur une piste et après quelques mots convenus m’étonne de la voir aussi alerte. Elle me répond alors en souriant et mon interprète m’a toujours assuré avoir fidèlement retranscrit ses propos : « Tous les matins, je m’oblige à l’enthousiasme. » Je n’ai jamais oublié cette leçon que je souhaite voir partager, au moins par tous ceux que le destin n’a pas aussi durement frappés et qui, souvent, se font des drames d’un rien.

Il peut néanmoins arriver que dans l’adversité, l’enthousiasme s’émousse peu à peu et ne suffise plus. Il faut alors aller au bout de soi-même, au bout de sa volonté.

La volonté, c’est le courage de la tête, le courage de l’esprit. C’est le choix entre la poursuite de l’action ou le renoncement, entre la douleur ou le soulagement, entre les intempéries ou la douceur d’un abri, entre l’éveil dont dépend la sécurité du groupe et le sommeil facile. Cette vertu, c’est celle qui finalement conduit dans le combat, pas à pas, effort après effort, heure après heure, « à l’acceptation pure et simple de la mort » comme le souligne Saint-Exupéry. Tenir, un instant de plus que l’adversaire, un instant de plus que ne dure le vent contraire.

Cette vertu de volonté, c’est celle de nos soldats de la Grande Guerre dont l’exemple a imprégné des générations. « La guerre a pris cette forme lente, guerre d’usure, comme on l’a appelée, guerre de patience et de constance surtout, dans laquelle toutes les forces, toutes les ressources nationales des belligérants ont été exploitées à outrance jusqu’au jour où l’équilibre sera rompu au profit du groupe des combattants les plus résistants et les plus obstinés. Cette résistance et cette obstination, dont dépend la victoire, marquent bien l’état d’âme actuel de nos soldats et de leurs alliés. Ils ont su donner à la guerre sa véritable caractéristique : la volonté de vaincre. La volonté de vaincre ! En cette superbe expression se résument et se condensent toutes les forces morales individuelles et collectives ! »

Dans la littérature abondante de cette époque, d’autres citations pourraient montrer que ces soldats et leurs officiers avaient su créer et entretenir, à force d’épreuves partagées, ce liant indispensable à la préservation du moral, la camaraderie.

Notion aujourd’hui un peu galvaudée, trop souvent réduite à quelques activités de cohésion aux finalités approximatives, est en fait une vertu bien plus profonde, essentielle à la solidité du groupe.

Elle doit être cultivée avec soin d’abord parce qu’elle est l’antidote absolu à l’isolement du soldat, que ce soit au quotidien, dans sa vie professionnelle, ou plus exceptionnellement en opérations. L’individualisme qui caractérise aujourd’hui nos relations sociales est souvent le résultat d’une vie facile dans laquelle, faute de besoin, nos solidarités traditionnelles se sont peu à peu estompées. Pour les jeunes engagés qui se retrouvent du jour au lendemain plongé dans un univers plus exigeant, le choc est brutal et l’isolement dans l’épreuve peut être insupportable jusqu’à entraîner ce qu’ils appellent eux-mêmes « une fracture de moral ». C’est vrai au quartier mais plus encore en opérations.

L’isolement, que les conditions du combat actuel et la configuration de certains matériels modernes renforcent terriblement, enlève au soldat le ressort qu’apporte le simple regard de l’autre dans les moments difficiles. Or la camaraderie, ce sentiment d’appartenance à un groupe soudé, permettra de maintenir vivant le « lien tactique » que décrit le général Hubin1 : « Une force militaire se meut, agit et réagit de manière organisée tant que chacun des éléments qui la composent reste en relation, ou a le sentiment de rester en relation, avec les autres. »

Mais la cohésion ne se décrète pas. Elle est le résultat d’un long processus d’adhésion individuel qu’il faut susciter puis entretenir tous les jours. Il faut fédérer les énergies autour d’un objectif commun qui reste pour nous, militaires, l’engagement opérationnel au profit de la défense de nos concitoyens et de leurs intérêts, où qu’ils soient menacés. Il faut partager dans l’épreuve des ressources parfois comptées, l’appréhension du risque et le goût de l’effort, les émotions collectives, mais aussi les joies et les peines personnelles, qu’elles soient grandes ou petites. Partager entre pairs de même rang, mais aussi partager entre chefs et subordonnés, tout ce qui fait la grandeur et les servitudes de notre bien étrange métier.

N’en déplaise aux optimistes les plus convaincus, le monde est ainsi fait que nous n’avons pas que de beaux jours devant nous. La mondialisation produit des effets économiques dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences, et les exemples d’inhumanité de l’homme pour l’homme auxquels finissent par nous habituer nos médias, ne peuvent que nous inciter à penser que, décidément, la guerre est bien consubstantielle à la nature humaine.

Dans ce monde incertain, l’avenir appartiendra à ceux qui sauront conserver, dans l’adversité, un moral à toute épreuve. Mais cette qualité à l’alchimie complexe n’est pas un don du ciel. Le moral, cela se construit, puis cela s’entretient au fil du temps et des épreuves traversées. La rigueur, l’enthousiasme, la volonté, la camaraderie, peuvent y aider, en se rappelant qu’une vertu n’a de sens que si elle est partagée.

Il serait néanmoins trop simple de croire que ces vertus peuvent se pratiquer et s’entretenir indépendamment. Le lien entre elles est fort, sans qu’il soit possible de distinguer un ordre de primauté. Difficile dans l’adversité de conserver le moral sans un minimum de volonté, difficile de faire preuve de volonté sans un minimum de camaraderie, où se mêleront rigueur et enthousiasme. C’est un peu l’histoire de l’œuf et de la poule dont on peut déduire, sans trop se tromper, que ce binôme est décidément indissociable. « Là où il y a une volonté, il y a un chemin » se plaît-on à répéter ; c’est sans doute plus vrai encore si cette volonté se nourrit d’un moral d’acier et vice versa !

Mais, si dans l’urgence du combat et sous la contrainte du feu, il fallait choisir de privilégier l’une de ces quatre vertus, l’occasion est donnée de rappeler aux plus jeunes d’entre nous leur premier devoir dans la conduite de l’action : faire preuve d’une volonté sans faille lorsque le moral commence à s’émousser et d’un moral à toute épreuve lorsque la volonté commence à fléchir… Leurs hommes leur en seront reconnaissants. 

Synthèse Elrick irastorza

D’une très riche expérience du commandement ou d’épreuves plus personnelles, le général Irastorza a retenu quatre principes, quatre vertus, qui sont pour lui les composantes essentielles du moral : la rigueur, l’enthousiasme, la volonté, la camaraderie. Il propose d’examiner comment le développement de ces qualités permet au soldat, d’une façon plus générale à l’individu, de tenir bon face à l’adversaire

Traduit en allemand et en anglais.

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