N°4 | Mutations et invariants – II

Jean-Michel Millet

Contre-révolution dans les affaires militaires

«We are seduced by what we can do; our enemies focus on what they must do. We have fallen so deeply in love with the means we have devised for waging conceptual wars that we are blind to their marginal relevance in actual wars.» Ralph Peters

« Nous somme séduits par nos propres capacités d’action virtuelles ;nos ennemis, eux, se concentrent sur ce qu’ils doivent faire pour survivre. Nous sommes tombés si follement amoureux des moyens que nous avons conçus pour mener des guerres conceptuelles que nous ne voyons plus leur faible pertinence dans les conflits réels. »

Ralph Peters

Au cours des années 1990, aucun exposé d’analyste de défense ou de « stratégiste » ne pouvait se permettre d’éluder le vocable de « révolution dans les affaires militaires » (ram), défini comme une rupture essentielle dans l’art et la science de la guerre, essentiellement par l’optimisation, pour les forces occidentales, des nouvelles techniques de l’information et de la communication. À la fin des années 1990 et dans les premières années du xxie siècle, la traduction opérationnelle des conséquences tirées de la ram s’est incarnée au travers du concept, assez flou pour devenir indispensable, de « transformation », repris, avec un délai et quelques variantes sémantiques, dans les armées françaises et de la plupart des principaux pays européens. Or, historiquement, les tenants de la révolution dans les affaires militaires n’avaient pas ou peu intégré le développement des modes d’action asymétriques, pourtant inscrit dans la nature dialectique du phénomène guerrier et les engagements dans la durée des forces occidentales, dans « l’arc des crises » qui en sont le révélateur, cadre à la fois éloigné du référent « conventionnel » de la guerre froide et des expériences de « stabilisation » des années 1990.

Après une petite décennie de développement parallèle d’une transformation visant à perfectionner un outil déjà performant en vue d’un engagement de plus en plus improbable, et d’une expérience opérationnelle réelle engageant l’ensemble des forces (dans le cadre d’une mobilisation partielle décrétée en septembre 2001 et toujours en cours) dans des opérations de contre-insurrection, le caractère artificiel de cette dichotomie ne pouvait plus échapper aux analystes et responsables de défense américains. Que reste-t-il donc, dans la société militaire américaine, plus de trois ans après l’invasion de l’Irak, avec plus de 2 500 tués et 20 000 blessés au combat, de la révolution dans les affaires militaires, et des prémices de la transformation ? Il serait en effet surprenant que l’impact de cette campagne, qui s’installe dans la durée, n’ait pas, sur une génération d’officiers et de soldats, des effets de même nature que la guerre du Vietnam en son temps. C’est en répondant à cette interrogation que l’idée de « contre-révolution dans les affaires militaires » a émergé de façon de plus en plus insistante dans la communauté des analystes de défense américains, à mesure de la prise de conscience de la réalité de la « longue guerre ».

La formule elle-même de « contre-révolution dans les affaires militaires » est tirée d’un article remarqué de la presse spécialisée américaine de l’hiver 2006, de l’éditorialiste néoconservateur Ralph Peters. Ce titre rend bien compte de la perception accrue, dans la psychologie collective des militaires américains, d’un décalage grandissant entre, d’une part, la « guerre réelle », le combat de contre-insurrection conduit aux plus bas échelons par les lieutenants et les capitaines de l’us Army et du Marine Corps et, d’autre part, le corpus doctrinal des premières années du xxie siècle. Enseigné dans les écoles de formation, celui-ci a été entièrement orienté sur la nécessité de maintenir la suprématie de la puissance américaine en utilisant la rupture que représenterait dans l’histoire des conflits l’introduction des nouvelles technologies de l’information et de la communication et les concepts en tirant le bénéfice (Effect Based Operations, Network Centric Warfare, Common Operating Picture, Rapid Decisive Operations, Operational Maneuver from Strategic Distance, Operational Maneuver from the Sea, Distributed Operaitons). Il ne s’agit cependant pas d’un retour à « l’âge d’or » des confrontations traditionnelles – tout comme le produit d’une contre-révolution politique n’est jamais le retour à l’état prérévolutionnaire –, mais bien du dépassement de concepts trop peu enracinés, parce que centrés sur le seul domaine technique, dans la complexité des différentes dimensions des phénomènes conflictuels actuels.

Or, dans notre pays, la portée et les conséquences de cette évolution radicale semblent être l’objet d’un malentendu profond dans la communauté de défense. Celle-ci n’a pas nécessairement perçu l’inversion qui s’est opérée de manière durable dans les mentalités des responsables de la défense américaine, mais aussi dans celle de leurs alliés les plus proches, au sujet des attentes de la révolution dans les affaires militaires, à la faveur des engagements en Asie centrale. La « transformation de la transformation » qui ne serait désormais plus orientée essentiellement vers l’optimisation de l’outil militaire par l’apport des technologies numériques, mais bien vers une capacité à comprendre et à défaire des menaces radicales dépassant le cadre de l’action militaire traditionnelle, n’a pas fait l’objet, dans notre pays, d’une réelle prise en compte dans la préparation de l’avenir. L’impératif d’interopérabilité avec l’allié américain, argument majeur des tenants de la « transformation à la française » risquerait donc de tomber avec d’autant plus de fracas que les investissements à consentir, non seulement budgétaires, mais aussi et peut être surtout humains, interdisent toute erreur sur les orientations à donner à la défense nationale.

Parce que les cultures militaires nationales sont différentes, il convient d’abord, pour expliquer ce malentendu, de revenir sur les origines de la révolution dans les affaires militaires, sa traduction dans la psychologie de la société militaire américaine et les raisons qui peuvent expliquer l’omission de prémices essentielles. Cela nous permettra alors de comprendre l’inversion intervenue à la faveur des engagements en cours et d’examiner, enfin, les risques induits du malentendu souligné, mais aussi les atouts et les convergences de la culture militaire française pour tirer parti du contexte de contre-révolution dans les affaires militaires. Il est important de noter également que cet article met davantage l’accent sur la perception psychologique et sociologique des acteurs concernés : les « praticiens », au sens large, des communautés de défense américaine et française, plutôt que sur la pertinence doctrinale elle-même, qui n’a d’ailleurs de sens qu’au travers de ses modes d’appropriation.

  • La révolution dans les affaires militaires comme révélateur d’une culture militaire spécifique

Les concepts liés à la révolution dans les affaires militaires ont trouvé leurs origines dans un contexte temporel particulier, celui de la fin de la guerre froide, et un contexte culturel spécifique propre à la communauté de défense américaine. Le foisonnement d’idées, de recherches de toutes origines et de toute nature dans le domaine de la recherche de défense, qui semble en première approche s’effectuer de manière chaotique, est le principe du développement doctrinal, un large consensus s’établissant progressivement, par synthèses successives, autour de mots clés (buzz words) ayant un champ d’interprétation sémantique suffisamment ouvert pour que des publics très diversifiés puissent se l’approprier.

L’origine de la révolution dans les affaires militaires ne se situe pas après la fin de la guerre froide, mais bien dans celle-ci elle-même… La notion naît de l’intérêt porté par les chercheurs américains à la révolution dans les affaires technologiques militaires. Au milieu des années 1980, les stratégistes soviétiques, inquiets des progrès dans la précision des armements américains décrivent, dans le détail, la menace (et symétriquement les avantages potentiels) du concept de « renseignement-frappe ». Les nouvelles technologies de l’information et la précision accrue des munitions américaines menacent alors la pertinence de l’action d’ensemble des forces du pacte de Varsovie… Par un effet de miroir, la communauté de réflexion de défense américaine reprend à son compte les idées avancées par les observateurs soviétiques, à la faveur de l’explosion des ntic au milieu des années 1990 et, en corollaire, de l’évolution des modes d’organisation de l’entreprise : en somme, la fin de la guerre froide coïncidant avec la fin de l’ère industrielle, les armées devaient s’inspirer de la révolution de l’information dans les entreprises en tirant tout le bénéfice de son ubiquité et de sa précision pour décider et agir plus vite qu’un adversaire potentiel. Cet adversaire, par hypothèse demeurait symétrique, engoncé dans l’ère industrielle, et naturellement moins habile que son ennemi ; il pouvait donc voir sa volonté propre considérée comme une variable plus ou moins négligeable dans l’étude, l’engagement contre l’Irak en 1991 fournissant un cas d’école d’autant plus pratique que le milieu désertique et la complaisance de l’adversaire réduisait à sa plus simple expression la complexité du milieu terrestre.

Le concept de « révolution dans les affaires militaires » se présente, à partir de ce point, comme une nébuleuse où, à partir d’un fait technologique (l’accroissement des capacités de calcul) et d’une idée (l’histoire militaire serait « cadencée » par des ruptures technologiques) se sont agrégés progressivement d’autres éléments exogènes, contribuant à un tout conceptuel, plus ou moins cohérent et évoluant au gré de l’évolution des débats stratégiques.

Le fait technologique est l’accroissement géométrique, depuis la fin des années 1970, de la capacité de traitement de l’information qui permet d’envisager des frappes et des engagements considérablement plus précis dans l’espace et dans le temps et, ce faisant, de contrebalancer la supériorité de masse d’un ennemi (l’Union soviétique, ses satellites et clients) ayant une approche positiviste de l’art opératif. Les armées américaines et occidentales qui participent à la campagne de 1991 visant à libérer le territoire du Koweït ne font qu’appliquer et valider dans l’espace désertique les concepts envisagés pour neutraliser la supériorité matérielle du pacte de Varsovie dans les plaines de l’Europe centrale. Forts de ce succès, les analystes en induisent, en instrumentalisant quelque peu l’histoire militaire, l’idée de révolutions militaires successives, ayant marquées des ruptures dans l’art militaire et qu’il s’agit, pour une nation qui veut demeurer dominante, de mettre au jour et de s’approprier au plus vite en termes d’organisation de la défense, d’acquisition des moyens et de pratique doctrinale. La révolution dans les affaires militaires constituée par la révolution numérique, révélée à l’occasion de la guerre du Golfe, puis, plus tard, de l’engagement aérien au-dessus du Kosovo, serait ainsi la chance à saisir pour les armées américaines, pour se transformer en vue de conserver une position dominante. Il n’est nullement fait référence, initialement, à un ennemi asymétrique ou aux contraintes de maîtrise de la violence. La culture militaire américaine, même au cœur des bouleversements de l’après-guerre froide, sépare nettement les opérations de guerre, nécessairement paroxystique et conduite dans les plus brefs délais, des opérations autres que la guerre. Dès lors, les avancées technologiques laissent entrevoir la réalisation des rêves des tenants d’une vision mécaniste de l’art opératif : la maîtrise exhaustive de la connaissance de l’adversaire et de ses capacités, la « levée du brouillard de la guerre », la conduite des opérations se réduisant, à peu près, à déterminer les centres de gravité adverses, à coordonner un plan de frappe cohérent contre ceux-ci et à en mesurer les effets, afin de boucler plus rapidement que l’adversaire le « cycle de prise de décision » pour le prendre à contretemps.

Or, à partir de ce point d’origine, on a assisté, au cours des années 1990, à une vie de plus en plus autonome de concepts dont on n’avait d’autant moins à maintenir l’attache avec la réalité des « crises réelles » qu’ils étaient fondés sur le principe de rupture historique propre à toute révolution. Ainsi, les forces aériennes et navales américaines, désormais dégagées des contraintes d’un adversaire clairement identifié, ont pu arguer de la notion de « rupture » dans l’art de la guerre pour définir des concepts « pour la grande guerre » articulés autour de l’idée force d’une suprématie dans le domaine de l’information et de la précision : peu importait que les concepts développés ne répondent pas aux crises actuelles, par ailleurs gérées par les systèmes de forces armées « léguées en héritage » (legacy forces), puisqu’il s’agissait d’imaginer l’armée « after next », sans trop de précision tout de même pour rester ouvert aux opportunités offertes par une créativité technologique toujours en avance, désormais, sur l’analyse opérationnelle. Ainsi, le nouveau contexte d’emploi des forces, l’importance relative croissante d’acteurs exogènes (information, contraintes juridiques, nécessités de reconstruction, rétablissement des infrastructures étatiques…) ont eu finalement peu d’influence sur la définition des objectifs concrets de la transformation.

Ajoutons qu’on néglige le plus souvent de souligner, au corps défendant des analystes américains, le poids de la culture stratégique propre des États-Unis, qui peut partiellement expliquer la naïveté de cette dichotomie : une nation-continent jeune, fondée sur un rejet de l’Ancien Monde, et qui se perçoit comme lente à la colère mais toujours capable de s’engager totalement dans une guerre qui ne peut être que paroxystique, afin de rétablir l’ordre naturel du monde qui lui a été confié par la providence.

Les forces terrestres américaines (us Army et us Marine Corps) ont été, quant à elles, engagées dans de multiples opérations de « stabilisation/maintien de la paix/opérations autres que la guerre » où le sort de la nation américaine n’apparaissait pas en question. Elles ont alors ressenti le sentiment d’une pertinence relative chancelante : à la fin des années 1990, le Pentagone envisageait les forces terrestres essentiellement pour accompagner et parachever l’action principale menée par des frappes de précision de vecteurs aériens ou de plates-formes navales. L’US Army, inquiète de cette remise en question, endossa délibérément l’idée de rupture sous l’influence du général Shinseki, chef d’état-major de l’armée de terre jusqu’en 2003. Celui-ci, menacé de voir les forces terrestres d’active perdre deux des dix divisions d’active, martèle alors « si vous n’aimez pas l’idée de « transformation », vous allez haïr la perte de sens de l’us Army » – rappelant le spectre des périodes récurrentes de vaches maigres des forces terrestres américaines. Porté par l’espoir d’un « système de systèmes » constitué par le programme fcs (Future Combat System), répondant parfaitement aux « canons » de la révolution dans les affaires militaires, le général Shinseki va jusqu’à refuser d’indiquer les objectifs de détail de la transformation des forces terrestres, pour ne pas préjuger de la portée de la rupture envisagée… au moment même où les réductions drastiques d’effectifs, les réductions budgétaires et les déploiements répétés dans les opérations de stabilisation créent, au sein des forces elles-mêmes, un sentiment de perte de contact du commandement avec les contraintes des engagements réels.

La volonté délibérée de « rattraper le retard de transformation » se traduit alors par un effort substantiel en termes de formation des cadres : il s’agit de convaincre, en priorité, les jeunes officiers entrant dans l’institution ou effectuant des scolarités de l’enseignement militaire supérieur de devenir les apôtres de la transformation dans les forces. Ainsi, le cours du Command and General Staff Course (équivalent du csem/CID) suivi par l’auteur de 2002 à 2003 était-il centré, ad nauseam, sur cette seule idée : quelle que soit la réalité du vécu en première moitié de carrière, il faut apprendre à désapprendre, à remettre en question cette expérience pour accepter l’idée de rupture dans l’art militaire fondé désormais sur l’engagement à distance de sécurité, avec une maîtrise presque totale de l’information permettant toutes les manœuvres « non linéaires ». Une confusion est par ailleurs sciemment entretenue entre la complexité accrue du paysage stratégique et une maîtrise accrue de la complexité des réseaux : l’ennemi, incertain, devient quantité négligeable de l’analyse, ne pouvant résister à la puissance des capacités mécaniques d’analyse et de traitement de l’information des puissances occidentales. La prégnance des défis asymétriques, de plus en plus manifeste, n’est pas niée, mais résolue par l’affirmation d’une « asymétrie positive », fournit par la domination dans le domaine de la fourniture et de la synthèse de l’information. Les modes de travail collaboratifs, parcellisés à l’extrême, empêchent par ailleurs toute vue synthétique et critique d’une manœuvre désormais « totalement intégrée » aux échelons interarmées, interagences (interministériels) et multinationaux. Les officiers apprennent à servir d’abord un système d’information dont la centralité gêne toute distance critique.

C’est, en fait, toute une génération d’officiers, du grade de lieutenant à lieutenant-colonel, qui apprend à accepter la schizophrénie qui consiste à désapprendre les expériences particulières et récentes de certains, dans les Balkans, en Afghanistan ou en Haïti, expériences qui contredisent les attentes d’un panoptisme quasi parfait, d’un âge d’or à venir de la planification d’inspiration jominienne et positiviste permettant, en souplesse, la convergence interarmées, interagences, multinationale…

La révolution dans les affaires militaires, et le concept de transformation qui en est la cristallisation portent donc bien les marques de la culture américaine qui en est le berceau : le fondement d’une avancée technologique assurerait la pérennité d’une suprématie dans le cadre de conflits essentiellement symétriques, de haute intensité, bien démarqués des opérations autres que la guerre. Et cette avancée technologique associée à la maîtrise de l’information pourraient, le cas échéant, générer une « asymétrie positive » face aux menaces asymétriques. Or, l’engagement dans des milieux physiques et humains complexes dans la durée, au contact, dans l’incertitude après les événements du 11 septembre 2001, en Afghanistan et surtout en Irak, va provoquer un mouvement interne et externe de remise en question des prémices de la révolution dans les affaires militaires dans la société militaire américaine.

  • La genèse de la contre-révolution dans les affaires militaires : vers une transformation de la transformation

Une dynamique d’origine externe et interne de remise en cause des principes de la révolution dans les affaires militaires s’est mise en place progressivement, à mesure qu’une part de plus en plus importante des forces armées américaines s’engageait, dans la durée, dans des conflits dont la nature et la perception ont évolué sensiblement au cours des cinq dernières années.

Cette remise en cause connaît plusieurs étapes, à partir de l’événement fondateur que constituent les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Les prémices de ces évolutions sont sensibles dès la prise en compte des premiers enseignements des opérations en Afghanistan : l’opération Anaconda en mars 2002 dans la vallée de Shahi Kot à la frontière afghano-pakistanaise souligne en effet les limites de la coopération interarmées et du renseignement d’origine technique… La difficulté essentielle venant du fait que les capteurs techniques ne peuvent saisir les intentions hostiles de populations que rien ne distingue, a priori, de populations innocentes – phénomène bien connu de toute situation de guérilla mais qui avait été oublié à la faveur du « techno-centrisme » de la transformation. Une deuxième étape peut être décelée au moment même de l’invasion de l’Irak par les forces américaines au printemps de 2003. Au bout d’une semaine de combat, le général Wallace, commandant le 5e corps, et qui coordonne au niveau opératif la manœuvre aéroterrestre, déclare, non sans inquiétude, que l’ennemi « réel » ne correspond pas à l’ennemi envisagé dans le cadre de la planification. Cet ennemi, essentiellement les unités de « Fedayin », utilise de manière délibérée des techniques de combat de guérilla et se démarque de l’adversaire plus coopératif rencontré une décennie auparavant. Ayant tiré les enseignements du passé, il évite, autant que faire ce peut, les engagements frontaux et se concentre sur les éléments logistiques plus vulnérables des forces de la coalition. Il est plus attentif aux perceptions psychologiques dans les populations du théâtre et du « village médiatique » mondial qu’aux effets militaires physiques proprement dits.

Enfin, même si la coalition décrète une victoire unilatérale sur l’adversaire irakien, lorsque le Président Bush déclare la fin des opérations majeures sur fond de bannière « mission accomplie », sur le pont du porte-avions USS Lincoln le 2 mai 2003, le conflit se poursuit, la coalition revenant régulièrement sur la typologie à donner aux opérations : de stabilisation, de contre-insurrection, d’action anti-terroriste, de prévention de guerre civile…

Il y a donc une remise en cause externe des principes mis en avant par la révolution dans les affaires militaires et les réalisations de la transformation : l’ennemi, d’ailleurs pluriel, engagé dans ce duel, utilise à son profit les asymétries portées par les présuppositions de la révolution dans les affaires militaires : l’accent porté sur la précision n’a plus guère de sens si l’on ne peut déterminer qui est l’adversaire. De même, l’accélération du cycle de décision perd de sa pertinence, dès lors que l’ennemi choisit délibérément non pas d’accélérer mais de ralentir ou de rendre asynchrone la fréquence d’une action qui n’a pas nécessairement besoin de l’étroite coordination d’un « système de systèmes » pour demeurer efficace. C’est, en fait, la dichotomie entre action de guerre et action de stabilisation, fondement culturel de la ram, qui est remise en question : les pertes et le niveau de violence lors de la phase « de haute intensité » sont plus faibles que lors de la phase de « stabilisation ». L’imposition de la décision sur un adversaire qui, rationnellement, « aurait dû » accepter sa défaite et se soumettre s’avère beaucoup plus complexe que les présuppositions de la planification ne l’envisageaient.

Pour les jeunes officiers formés à la dialectique de la supériorité de l’information, chargés d’être les disciples dans les forces de la « rupture dans l’histoire militaire », le choc est rude : l’équivalent des « rapports sur le moral » des officiers subalternes en 2004 et 2005 indiquent des jugements particulièrement sévères sur la formation reçue : les jeunes officiers s’indignent que rien ne les aient préparés à prendre des initiatives de maire de village, ou, plus généralement, à prendre des responsabilités sortant du cadre strict de leur compétence militaire technique. D’autres se demandent si cela est bien le rôle d’une force armée que de se confronter aux « menaces asymétriques ». À leur tour, à l’été 2004, les chefs de corps et commandants de brigade critiquent la formation reçue au Command and General Staff College, perçue comme manquant de pragmatisme, trop longue et inadaptée au contexte d’emploi réel. C’est donc l’occasion d’une véritable remise en cause, interne celle-ci, des progrès envisagés dans le cadre de la révolution dans les affaires militaires.

Cette remise en cause peut être qualifiée de contre-révolution dans les affaires militaires, en ce sens qu’elle s’effectue, parfois à l’excès, contre les principes du paradigme précédent. Ainsi, constatant que la doctrine des forces terrestres américaines apporte plus d’obstacles que de solutions aux charades afghanes et irakiennes, le commandement de l’us Army, mais aussi, quoi que partant de moins loin, celui du Marine Corps décident de « remettre à plat », institutionnellement, le triptyque doctrine-entraînement/formation-équipement.

L’idée même de longue guerre, utilisée désormais pour désigner l’ensemble des engagements opérationnels actuels des forces américaines dans la « guerre contre le terrorisme », dont les opérations en Irak et en Afghanistan, dément les préceptes « d’opérations rapides et décisives », sous-tendue par les principes de la révolution dans les affaires militaires : personne au Pentagone ne croit plus que les engagements actuels et futurs dans le contexte actuel puissent être « rapides et décisifs »… Le concept de rupture lui-même est remis en cause par le général Schoomaker, chef d’état-major de l’armée de terre américaine depuis le printemps 2003… Il s’agit désormais de mettre le plus vite possible à la disposition des troupes les technologies disponibles sans attendre la cohérence d’ensemble du système de système. Ce qui revient à accepter l’idée qu’en fait de rupture il y a un processus continu d’adaptation dont le paradigme n’a pas fondamentalement évolué… Le concept de fcs, régulièrement revu à la baisse dans ses prétentions au cours des trois dernières années, peine désormais à trouver sa justification dans le cadre de la longue guerre.

Du point de vue doctrinal, les forces terrestres en viennent à questionner la distinction faite entre guerres régulières et « conflits irréguliers » : si les conflits irréguliers utilisant toutes les formes de violence « sans limites » deviennent la norme… qu’advient-il de la « règle » ? De fait, le général Schoomaker a spécifiquement demandé au commandement de la doctrine et de l’entraînement de centrer sa réflexion sur la pertinence de la notion de « conflit irrégulier ».

Il en va de même de l’entraînement, puisqu’il s’agit, pour toutes les forces d’active et de réserve, de se focaliser pratiquement exclusivement sur le combat de contre-guérilla en Irak et en Afghanistan. Ainsi les centres d’entraînement nationaux (Fort Irwin, Californie, Fort Polk, Louisiane), naguère spécialisés dans l’entraînement au combat de haute intensité ont-ils été totalement réaménagés pour permettre un entraînement uniquement orienté vers la préparation des brigades avent leur déploiement en Irak, et dans une moindre mesure en Afghanistan.

S’agissant de la formation des cadres qui, on l’a vu, constitue souvent un bon révélateur des priorités du moment, force est de constater une réorientation complète du programme du Command and General Staff College, sous l’impulsion du général Petraeus, ancien commandant de la 82 Airborne Division en Irak, pour préparer les jeunes commandants à « penser l’asymétrie », à comprendre les techniques et procédés de contre-guérilla et à maîtriser davantage l’intelligence de situation culturelle que la maîtrise des systèmes d’information conçus en vue d’un combat de haute intensité qui ne peut pas être la priorité du moment.

Au total, le mouvement engagé, à la fois pour des motifs externes (applications de stratégie de contournement de la supériorité du tandem renseignement-frappe) et des motifs internes (prise de conscience de l’inadéquation des cadres conceptuels, savoirs et procédures aux problèmes à traiter), se traduit d’une part par une remise en cause de plus en plus insistante, au sein de l’institution, et singulièrement dans les forces terrestres américaines, concernées au premier chef par les engagements, de concepts et de doctrines considérés comme trop marqués par les attentes de miracles technologiques. Il se traduit d’autre part par une réflexion renouvelée sur l’usage de la force dans un cadre asymétrique pour faire face à des niveaux de violence sans commune mesure avec les normes établies, dans les années 1990 dans le cadre des opérations de stabilisation et de maintien de la paix. Pour autant, en affichage et pour des motifs parfois éloignés de la rationalité opérationnelle, les concepts de transformation évoluent peu. C’est en particulier le cas lorsqu’ils sont analysés au travers de l’otan, tant le dialogue sur l’interopérabilité contribue à donner l’illusion de la continuité.

  • Vers le malentendu ou la saisie de l’opportunité d’une convergence des doctrines ?

Que faut-il déduire, pour notre défense, si l’on accepte l’idée de cette mise en place d’une contre-révolution dans les affaires militaires chez nos alliés américains, dans l’esprit de leurs soldats et bientôt de leur doctrine ? La France connaît bien, de par son histoire, les risques engendrés par le développement d’une doctrine et des moyens décorellés du problème stratégique majeur du moment. Il ne fait pas de doute que les systèmes hydrauliques des systèmes de fortification de la ligne Maginot, clef de la manœuvre retardatrice française de 1940, étaient bien supérieurs à ceux lui faisant face sur la ligne Siegfried. C’est bien ce syndrome d’une réponse perfectionnée à une question qui ne se poserait plus qu’il convient d’éviter aujourd’hui – le droit à l’erreur n’étant pas une option envisageable pour nos armées, au regard des conséquences et des investissements induits par les décisions de préparation de l’avenir à prendre.

Mais, de manière plus positive, il faut voir au contraire toute l’opportunité qu’il y a à saisir une interopérabilité réelle avec nos partenaires, fondée sur des éléments majeurs de notre culture et de notre histoire militaire. La demande de nos alliés est d’ailleurs forte dans ce domaine et devrait nous inciter à prendre davantage confiance dans nos capacités à formuler de manière plus délibérée et volontariste les éléments d’une doctrine et d’une formation des cadres, nécessairement soutenus, mais non enchaînés, par des équipements et des structures adaptés. Examinons donc plus en détail cette croisée des chemins entre le risque de l’entretien d’un malentendu et celui de la saisie de l’opportunité d’un enrichissement mutuel de doctrines adaptées aux défis de notre temps.

Les risques d’un enfermement dans une logique de « système de systèmes », nécessairement fermée, dont la pertinence, même aux fins d’interopérabilité, n’est plus avérée, sont triples : un risque de décalage entre l’outil et le besoin, un risque budgétaire et un risque sur le « capital humain », qui demeure la force principal de nos armées.

Vouloir, à toutes fins, intégrer nos forces de toute nature par un système d’information sans rupture relève du fantasme tant qu’une réflexion de fond n’a pas été menée sur la nature de ce que constitue l’information pertinente dans le contexte des crises actuelles. Pour l’heure, et malgré l’affirmation du contraire, il faut bien constater que le débat, parce que la technologie y joue un rôle majeur et tend à précéder la réflexion sur les fins et les moyens, reste focalisé sur les plates-formes et sur la « plomberie de l’information ». Or cette information demeure cantonnée au domaine physique, dont les conflits asymétriques récents nous montrent assez toute l’insuffisance. Il existe donc un risque non négligeable de perte d’efficacité et de réactivité, si l’exercice du commandement se transforme progressivement en exercice de contrôle de gestion, dans lequel les échelons d’exécution et l’état-major serviraient d’abord à renseigner des indicateurs, qui perdraient de facto leur pertinence. Le besoin, lui, demeure. Ce besoin, c’est d’abord celui de percer les capacités et les intentions d’un ou d’adversaires d’une complexité sans rapport avec « l’ennemi d’exercice » agissant dans un cadre strictement rationnel et normé.

Ce risque est bien sûr aussi d’ordre budgétaire. Il faut constater qu’il s’agit, pour la France du moins, d’un jeu à somme nulle en termes budgétaires. En fait, il faut véritablement se demander si les investissements considérables à consentir dans le domaine de la numérisation « intégrale » sont compatibles, financièrement parlant, avec ceux qui sont nécessaires pour s’adapter aux conflits actuels en termes de formation et d’entraînement, de structure, d’organisation, de moyens, de doctrine. Il n’y a plus guère de place pour des ballons d’essai sans garantie de résultat, d’autant plus coûteux que la logique système de systèmes induit, par nature, la nécessité d’investissements lourds pour garantir la cohérence d’ensemble du programme. Le choix est dès lors simple : s’agit-il de se donner les moyens d’affronter, avec succès, les vraies crises dans lesquelles nous serons engagés, ou de faire un pari sur la recherche d’une supériorité qui ne pourrait donner sa vraie mesure que dans le cas très hypothétique d’affrontements symétriques « conventionnels » ?

Il s’agit enfin d’une menace sur le « système d’hommes » que représente toute force armée. Ce système d’hommes est fondé sur un certain nombre de principes qui révèlent notre culture militaire spécifique. Humanisme, subsidiarité, large degré d’initiative consentis aux plus bas échelons d’exécution et fondée sur une formation militaire générale approfondie sans comparaison dans les armées étrangères, intégration de la problématique militaire, à tous les échelons, dans une problématique plus large. Ce système, à l’aune de notre longue histoire, reconnaît la complexité inhérente à tout conflit humain. Réduire les conflits à la gestion de vecteurs ou d’indicateurs remettrait en cause, à contretemps, notre culture militaire en ce qu’elle a de plus précieux.

Or cette même culture fait l’objet d’un regain d’intérêt, outre-Atlantique, dont nous percevons très mal l’ampleur pour de mauvaises raisons.

Qui sait, ainsi, que l’ouvrage de référence obligatoire pour l’étude des modes d’action de contre-guérilla dans les écoles de guerre américaines est l’œuvre d’un officier français ? La mission militaire de l’ambassade de France à Washington est depuis plusieurs années régulièrement invitée à présenter l’expérience française en matière de gestion des conflits de basse et moyenne intensité. Il existe pourtant une réticence certaine à le faire, tant nous craignons de donner de mauvaises leçons d’un passé dont les plaies sont encore ouvertes. Or, au fond, les militaires américains redécouvrent dans la douleur la qualité du système d’hommes décrit ci-dessus. Il ne tient qu’à nous, sans frilosité, de souligner que, malgré les erreurs commises (qui sont autant de leçons apprises), ce sont bien ces fondements d’humanisme, de maitrise de la force et d’intégration des données militaires dans un cadre plus vaste, et ce jusqu’aux plus petits échelons, qui sont les véritables clefs de l’emploi des forces dans les crises actuelles et à venir.

L’ouverture d’un dialogue plus large et un retour sans honte sur les fondements de notre culture militaire nous offriraient d’ailleurs l’opportunité de mieux prendre en compte l’expérience réelle de nos alliés américains dans les conflits actuels, et de réaliser qu’il y a plus que les seuls modes d’action de « stabilisation » essentiellement hérités de l’expérience des Balkans et des opérations de maintien de la paix des années 1990. En cherchant à transmettre notre expérience du passé, nous pourrions en redécouvrir la pertinence pour l’avenir.

D’un concept fondé sur la traduction, dans le monde militaire, des évolutions techniques liées au fait numérique, et sans doute un peu rapidement qualifiées de révolution, ou de rupture dans l’histoire militaire, la transformation dans les armées américaines a dû se confronter à la complexité des « vraies guerres » de l’après guerre froide. Aux espoirs prométhéens d’une levée du brouillard de la guerre et d’une maitrise globale de l’information a succédé, dans les cœurs et les esprits de la société militaire américaine, si ce n’est dans ceux des industriels de l’armement, l’impérieuse nécessité d’un retour au pragmatisme, à la faveur des conflits difficiles de la longue guerre. Les leçons tirées par notre allié soulignent de fait la pérennité des principes qui fondent notre culture militaire nationale : l’humanisme, la prise en compte de la complexité intrinsèque, ouverte, des conflits, la culture d’un sens de l’initiative fondé sur une solide formation militaire et générale. Il nous appartient d’en tirer à temps les leçons de façon pragmatique et de ne pas céder à l’esprit de système qui, plus d’une fois, a desservi les armées de notre nation.

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