N°40 | Patrimoine et identité

Frédérique Neau-Dufour

Les vestiges, objets de patrimoine, fondements d’identité

L’exemple du camp de Natzweiler

Les vestiges des lieux de terreur, qu’ils soient ceux des camps de concentration et des centres de mise à mort nazis, du goulag soviétique ou d’autres endroits de torture sur la planète, ont un statut bien particulier. Leur préservation ne coule pas de source. Elle n’obéit pas aux motivations qui conduisent une collectivité à protéger une cathédrale ou un château de la Renaissance, à savoir transmettre ce que l’humanité peut produire de plus positif – le génie artistique, le geste architectural, l’universalité de la beauté, le dépassement de soi.

Les camps nazis ne peuvent se targuer d’aucune de ces qualités. Tout au plus ont-ils fait la preuve d’une certaine ingéniosité à gérer des flux humains colossaux et à organiser matériellement leur disparition. Cette capacité morbide, loin d’élever les âmes des générations futures, renvoie à la souffrance des victimes et suscite la culpabilité, que ce soit celle des bourreaux, celle des témoins qui n’ont rien pu ou rien voulu faire, celle des nations qui ont plus ou moins collaboré et, finalement, celle de l’humanité tout entière qui a collectivement sombré avec le projet nazi.

La préservation de tels vestiges ne va donc pas de soi, et beaucoup d’anciens camps nazis ont disparu sans laisser de traces. Avant la Libération, les nazis ont détruit eux-mêmes un certain nombre de centres de mise à mort comme Treblinka, Sobibor ou Belzec. L’objectif était de supprimer les preuves de l’extermination. Des camps de concentration ont également disparu après la guerre, au fil des années, pour des raisons d’hygiène (Bergen-Belsen fut incendié à ce titre par les Britanniques dès sa découverte), faute de volonté de préservation, par réemploi ou par besoin de place. C’est le cas de Gusen, camp annexe de Mauthausen, rasé par les autorités pour bâtir un lotissement.

Ailleurs, les restes d’autres camps nazis ont été sauvegardés – Dachau, Buchenwald, Mauthausen, Sachsenhausen, Auschwitz-Birkenau, Natzweiler... Il faut voir là le fruit d’une volonté forte des États et/ou des acteurs sociaux. Si les uns et les autres se sont engagés à protéger tout ou partie de ce lourd héritage, c’est au nom d’une notion patrimoniale qui n’est pas liée à des considérations esthétiques, mais à la construction des identités européennes d’après-guerre. Des deux côtés du rideau de fer, les vestiges concentrationnaires devaient servir à se souvenir, à édifier les masses et à conforter un projet politique commun fondé sur la liberté et la démocratie à l’Ouest, sur le souvenir du combat antinazi à l’Est.

Un certain nombre de questions se posent sur la façon dont s’est opérée la transformation des camps de la mort en objets de patrimoine. Quels furent les choix opérés ? Par qui le furent-ils ? Et, surtout, à quels objectifs historiques et politiques obéissaient-ils ? Aujourd’hui, il est difficile de dire ce que représentent exactement les lieux de mémoire des camps nazis pour leurs visiteurs contemporains. Les touristes et les scolaires qui les fréquentent réussissent-ils à voir derrière les baraques, places d’appel, barbelés, objets de torture, autre chose qu’un lieu d’épouvante ? En d’autres termes, les buts civiques qui sont assignés à ces lieux, et qui visent à la construction d’une identité européenne commune, peuvent-ils être atteints ?

L’ancien camp de concentration de Natzweiler n’échappe pas à ces interrogations. Il en suscite même beaucoup d’autres, en raison de ses caractéristiques particulières : ouvert en 1941 dans l’Alsace annexée de fait, au lieu-dit du Struthof, le camp de Natzweiler était destiné essentiellement aux politiques et aux prisonniers de guerre. Peu à peu cependant, sa population s’est diversifiée avec l’arrivée de juifs, mais aussi de Tsiganes, d’homosexuels, de témoins de Jéhovah. Il s’est étoffé à compter de fin 1942 d’un réseau d’une cinquantaine de camps annexes répartis des deux côtés du Rhin.

Cette complexité historique et géographique a longtemps été ignorée. Pour le dire crûment, le processus de patrimonialisation de l’ancien camp s’est effectué au prix d’une simplification qu’il ne faut ni condamner ni regretter, mais plutôt considérer comme salvatrice à une époque où l’urgence était avant tout de préserver les vestiges. Ce n’est qu’une fois la sauvegarde matérielle assurée qu’il est devenu possible de redonner matière à la complexité historique.

  • Sauver le patrimoine du camp principal de Natzweiler

La localisation du camp principal1 est un élément clé de sa sauvegarde : situé le plus à l’ouest de tout le système concentrationnaire nazi, Natzweiler-Struthof est le premier évacué en septembre 1944 en raison de l’avancée des troupes alliées après les débarquements. Après un appel téléphonique de l’Amtsgruppe D, le commandant du camp, le ss Sturmbanuführer Hartjenstein signe le 1er septembre l’ordre d’évacuation. Dans l’article 5, il est stipulé que « le camp et ses dépendances doivent être laissés dans un parfait état de propreté et d’ordre ». La guerre n’est pas finie. Les Allemands veulent encore croire qu’ils la remporteront et qu’ils reprendront possession du camp. Ce n’est pas le cas, puisque celui-ci est découvert par une unité de la 3e di américaine le 25 novembre 1944. Passé aux mains des Français, il devient le « centre d’internement du Struthof », où sont emprisonnés des Allemands vivant en Alsace et des Alsaciens soupçonnés d’allégeance nazie.

Avant même la fin de la guerre, le gouvernement provisoire de la République française se préoccupe de préserver certains éléments des camps et prisons nazis. Une note du 12 janvier 1945 signée par le ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés demande aux commissaires de la République, aux préfets et préfets de police de faire effectuer le « relevé d’inscriptions laissées par les détenus sur les murs des prisons ou centres d’internement ». Elle invite « les personnes chargées du nettoyage des camps à prendre toutes les précautions désirables pour que les inscriptions […] ne soient pas effacées avant que les vérifications nécessaires n’aient été faites »2. Il s’agit d’un premier jalon dans le processus de préservation de l’ancien camp principal de Natzweiler. En dépit de sa réutilisation, il devient un site à protéger pour témoigner de la barbarie nazie. En juin 1945, le ministre de l’Éducation nationale prononce une instance de classement du camp parmi les Monuments historiques afin d’en assurer provisoirement la préservation3. La précocité de la démarche de l’État mérite d’être soulignée car elle n’est pas commune. Au camp de Neuengamme, par exemple, la ville-État de Hambourg décide en 1948 de raser les lieux pour construire une prison toute neuve ; seules quelques baraques en brique sont conservées4.

Il est important de noter que le traitement patrimonial de l’ancien camp n’est homogène ni spatialement ni chronologiquement. Certaines zones sont d’emblée sauvegardées, d’autres sont détruites, d’autres profondément transformées. Certaines sont traitées immédiatement, d’autres doivent attendre plusieurs décennies. Certaines restent aujourd’hui encore négligées, alors qu’elles ressortent de la même logique totalitaire.

Le camp principal est dispersé géographiquement : sur une zone d’environ quatre kilomètres carrés et demi, il se répartit grossièrement en trois secteurs. Le premier, le plus bas sur la montagne, regroupe l’auberge et la chambre à gaz ; un kilomètre plus haut, le deuxième renferme au sein de la clôture de barbelés, toujours visible aujourd’hui, les baraquements des déportés, le crématoire, la fosse aux cendres et, le long des barbelés, les logements ss ainsi que la « cave aux pommes de terre » ; enfin, huit cents mètres plus haut sur la montagne se trouve un troisième secteur qui comprend la carrière et les baraques liées au travail.

Très clairement, jusque dans les années 1990, c’est le deuxième secteur qui concentre les attentions. Cela résulte en grande partie du rôle joué par les survivants regroupés initialement dans l’Association des internés et déportés politiques des camps de Natzweiler et de Schirmeck, puis dans l’Amicale des déportés de Natzweiler. Sur les cinquante-deux mille déportés de Natzweiler, sept mille cinquante-six étaient français. Les rescapés de ce groupe national s’engagent dès leur retour pour que soit sanctuarisé le lieu de leur calvaire. À leurs yeux, c’est bien au sein de la clôture de barbelés que résident leurs souvenirs des nuits dans les blocs, des camarades brûlés au crématoire et dispersés dans la fosse aux cendres. À partir de juillet 1949, l’État confie le gardiennage du camp à leur association, en lien avec le ministère des Anciens combattants. Les rescapés jouent dès lors un rôle moteur dans la transformation de Natzweiler-Struthof en lieu de patrimoine.

De fait, les pouvoirs publics consacrent leurs premières mesures à la partie comprise dans l’actuelle enceinte de barbelés. Le 23 mars 1947, les bâtiments et constructions en sont inscrits à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Trois ans plus tard, le sol de l’ancien camp – toujours compris comme l’intérieur de l’enceinte de barbelés – est classé Monument historique.

Le reste du périmètre historique demeure à l’écart de ces premières mesures : il faut attendre le 7 août 1951 pour que la chambre à gaz soit classée Monument historique. À dix mètres de là, l’auberge, qui était pourtant le siège de la Kommandantur du camp, échappe à toute protection. Elle est restituée à la sarl qui avait la charge de son exploitation commerciale avant la guerre, rouvre ses portes et accueille des clients jusqu’en 2014. De même, la carrière redevient propriété de la commune, qui la remet très provisoirement en activité et s’oppose longtemps à son classement.

  • Mettre en valeur le patrimoine du camp principal

Dans l’enceinte de barbelés et à ses abords directs, l’État ne se contente pas de préserver. Il engage également des actions de mise en valeur. La première et la plus spectaculaire se déroule le 29 mars 1954. Ce jour-là, le préfet du Bas-Rhin procède à la destruction solennelle de treize des dix-sept baraques en bois présentes dans l’enceinte. Il s’agit non pas de nier l’existence du camp, mais, pour des raisons économiques, de conserver ses éléments matériels les plus marquants. Le choix porte sur quatre baraques, dûment préservées jusqu’à aujourd’hui : le block n° 15, qui abritera plus tard le musée, la baraque cuisine, le bunker prison et la baraque crématoire. Si l’on ajoute à cet ensemble immobilier la présentation de la potence, des objets de torture et des restes humains (cheveux), on constate que l’accent est avant tout mis sur la barbarie des bourreaux et le martyre vécu par les déportés. À la fin des années 1940, la dépose du modeste portail d’origine et son remplacement par une construction beaucoup plus imposante relève de la même logique6 : il faut que l’enceinte de barbelés inspire d’emblée la peur au visiteur, quitte à en surajouter à la réalité.

Cet angle de lecture est conforté par la construction ex nihilo d’une nécropole nationale en lieu et place des baraques occupées par les ss juste en surplomb du « camp ». Voulu par l’État et inauguré au début des années 1950, ce cimetière renvoie aux pratiques mémorielles héritées de la Première Guerre mondiale, qui lient étroitement hommage aux victimes et présence matérielle de tombes individuelles. Cependant, à Natzweiler, le projet est surprenant : les déportés morts au camp n’ont pas laissé de dépouilles puisqu’ils ont été systématiquement brûlés. L’État doit donc chercher ailleurs des restes humains pour les inhumer dans les mille cent dix-huit tombes de la nécropole. Des exhumations ont lieu dans les fosses communes d’autres camps (Buchenwald, Dachau, Bergen-Belsen...) et les corps de déportés français sont rapatriés à Natzweiler pour y trouver le repos.

L’arrivée de Charles de Gaulle au pouvoir en 1958 marque à Natzweiler l’apogée du martyrologue résistant et national. Par le décret du 2 décembre 1954, les anciens déportés avaient déjà constitué une commission exécutive en vue d’ériger un mémorial à l’entrée de la nécropole. Le projet aboutit à l’érection d’une flamme de pierre haute de quarante mètres cinquante, œuvre conjointe de l’architecte Bertrand Monnet et du sculpteur Lucien Fenaux. Elle est inaugurée le 23 juillet 1960 par le Général. Gravée à l’intérieur de l’imposant monument, une formule résume à elle seule l’intention commune des rescapés et du gouvernement : « Aux héros et martyrs de la déportation, la France reconnaissante ». Héroïsme des combattants de la Résistance, vies sacrifiées au nom d’une certaine idée de la France, hommage national. Le monument, auquel sa qualité esthétique a valu en 2015 le label « Patrimoine du xxe siècle », modifie la lisibilité du site. Il écrase la perception des terrassements où étaient bâtis les baraquements ss et confère à l’ensemble une monumentalité solennelle, là où tout n’était que boue, faim, douleur. Il propose par ailleurs une vision simplificatrice de l’histoire de Natzweiler : l’identité du site se réduit aux seuls résistants français et à une petite partie du seul camp principal. Mais l’absence de tout travail historique de référence sur le camp ne permet pas, dans les années 1960, de procéder différemment.

  • L’irruption d’une mémoire plus complexe, transfrontalière
    et démultipliée : un nouvel enjeu de préservation

Il faut attendre plusieurs décennies pour que le regard patrimonial posé par les pouvoirs publics sur le camp de Natzweiler change de perspective. C’est un mouvement lent, provoqué par plusieurs facteurs – au premier rang desquels l’avancée historiographique7 et la chute du rideau de fer qui réintroduit l’Europe de l’Est dans les mémoires occidentales. À partir des années 2000, la préservation et la mise en valeur du patrimoine du camp se mettent en concordance avec la complexité de son histoire.

Ce phénomène prend forme à partir de l’inauguration en 2005 du Centre européen du résistant déporté (cerd), projet financé par le ministère de la Défense pour offrir aux visiteurs les clés de lecture nécessaires à la compréhension du lieu de mémoire. La construction de cet ambitieux équipement, confiée à l’architecte Pierre-Louis Faloci, amène à repenser le site dans sa globalité et à prendre en considération l’ensemble du périmètre du camp principal. Les recherches menées à cette occasion par un conseil scientifique ad hoc permettent de mieux comprendre le rôle des vestiges situés en dehors de l’enceinte barbelée. L’importance du château d’eau, de la carrière, de l’auberge apparaît alors. Logiquement, le 14 décembre 2009, l’ensemble du périmètre du camp (auberge, chambre à gaz, carrière, château d’eau, cheminements, périmètre de barbelés et ses alentours) est classé à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, avant d’être classé Monument historique en 2011. Parallèlement, l’architecte en chef des monuments historiques, chargé par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (onacvg) de procéder à la restauration progressive des baraques, produit un rapport proposant un « schéma directeur » pour gérer la mise en valeur du lieu de mémoire. Il souhaite, à terme, « rendre lisibles les secteurs disparus ou effacés et retisser les liens visuels ou physiques entre les différents secteurs afin de redonner une vision complète du camp aux visiteurs »8.

C’est ainsi que sont envisagés la restauration et l’ouverture au public de la baraque cuisine, ou l’abattage de certains arbres plantés après la Libération et qui brouillent la compréhension du site. La création d’une muséographie spécifique à la chambre à gaz est également enclenchée, pour une mise en service en 2020. Ces changements n’ont pas seulement une répercussion spatiale : ils ont d’importantes conséquences en termes de contenu historique et donc d’identité du site. Ainsi, avec la mise en perspective de la chambre à gaz, plusieurs catégories de déportés jusqu’alors peu évoquées retrouvent leur place : les Tsiganes et les juifs, principales victimes des expérimentations perpétrées dans ce bâtiment, étaient peu présents dans les présentations faites au Struthof jusqu’en 2005. Un rééquilibrage est donc en train de s’opérer à la faveur des opérations de restauration.

Depuis une vingtaine d’années, un phénomène complémentaire est à l’œuvre. Alors que depuis 1945 l’identité de Natzweiler s’était limitée au camp principal, elle n’a cessé de s’élargir, de repousser ses limites, de montrer son caractère protéiforme et insaisissable. À partir des années 1990, les travaux précurseurs de plusieurs historiens allemands9 puis la thèse de Robert Steegmann ont donné à voir un autre visage du camp : loin d’être un point unique sur la carte de France, il est en réalité une nébuleuse constituée d’une cinquantaine de camps annexes aux tailles et durées d’existence variables, localisés en Alsace, en Moselle, en Meurthe-et-Moselle, en Allemagne (Bade-Wurtemberg, Hesse et Rhénanie-Palatinat). Plusieurs de ces camps annexes accueillent d’importants contingents de juives et de juifs, ce qui les distingue du camp principal. Le point commun du réseau Natzweiler est d’être voué à l’industrie de guerre nazie.

Avec cet apport historique, le camp principal s’intègre dans un dispositif plus large où les camps annexes gagnent soudain en importance. Un chiffre en témoigne : seulement un tiers des cinquante-deux mille déportés de Natzweiler sont passés par le camp principal. Pour les autres, Natzweiler fut le nom d’un camp annexe – Echterdingen, Urbès, Leonberg... Un tel changement de perspective signifie également que la France n’a pas le monopole de Natzweiler : le camp fonctionna sur les deux rives du Rhin et se replia même intégralement côté allemand à partir de septembre 1944. Les Français n’y constituaient pas le groupe de déportés le plus nombreux. Les premiers à y arriver furent des droits communs et des résistants allemands, les plus nombreux des Polonais et des Russes…

La mission du ministère des Armées consiste bien sûr à préserver et à valoriser le site de l’ancien camp principal, qui est sa propriété. C’est aussi vers les anciens combattants français qu’est dirigée son action. Cependant, l’irruption des camps annexes dans la lecture historiographique du camp a une portée en termes de préservation du patrimoine. Depuis 2010 environ, les lieux de mémoire des deux pays frontaliers échangent leurs connaissances et leurs expériences. En 2011, pour la première fois, la France a participé financièrement à la création d’une exposition permanente sur le site de Neckarelz, ancien camp annexe de Natzweiler localisé dans le Bade-Wurtemberg. Depuis lors, les principaux projets des différents lieux de mémoire de la nébuleuse Natzweiler bénéficient d’un engagement financier franco-allemand.

La préservation du patrimoine est un thème central de cette coopération transfrontalière. L’antériorité de l’expérience française pour le classement, la protection et la restauration du camp principal sert de référence aux lieux de mémoire de Natzweiler en Allemagne, beaucoup plus récents et dotés de structures bénévoles longtemps dépourvues de moyens. Le 2 juin 2017, le land de Rhénanie-Palatinat a ainsi invité les représentants du cerd à se rendre sur le site de l’ancien tunnel de Kochem, encore sous la végétation, pour solliciter leur expertise avant une possible mise en valeur. Le 29 juin 2018, le Landesdenkmalpflege (protection des monuments historiques) du Bade-Wurtemberg a organisé à Stuttgart une table ronde consacrée aux « Pistes et traces du camp de Natzweiler ». Pierre Dufour, l’architecte en chef des Monuments historiques chargé par le gouvernement français de restaurer le camp principal, y a partagé son expérience avec ses collègues allemands.

L’échange est loin d’être à sens unique. La diversité des camps annexes et de leurs vestiges représente un enrichissement considérable pour la compréhension du camp principal. Elle permet aussi de penser différemment sa préservation. Certains des camps annexes ont complètement disparu, ne survivant que par leur sol et quelques traces matérielles. C’est le cas notamment en France d’Obernai et de Schwindratzheim, en Allemagne de Spaichingen ou de Bisingen – là, le camp est devenu un terrain de football. D’autres ont conservé des structures architecturales considérables : il s’agit notamment des camps qui étaient installés dans des tunnels (en France, Thil, Urbès et Sainte-Marie-aux-Mines ; en Allemagne, Leonberg et Kochem). Dans quelques-uns d’entre eux ont été installées des expositions qui mettent en valeur le bâti. Les vestiges industriels encore visibles dans la forêt d’Eckerwald, de même que les bâtiments de l’usine Adlerwerken à Francfort-sur-le-Main témoignent également du lien consubstantiel entre Natzweiler et le travail forcé. Enfin, plusieurs camps annexes avaient pour cadre des bâtiments anciens qui sont revenus après la guerre à leur usage antérieur : à Neckarelz comme à Mannheim-Sandhofen, les déportés étaient hébergés dans l’école du bourg, rendue ensuite aux élèves. La préservation des traces, dans ce contexte, s’avère délicate.

La multiplicité des cas de figure soulevés par les camps annexes enrichit la réflexion sur ce qu’il convient de préserver, pour quel usage et de quelle façon. La démarche allemande portée par des bénévoles inclut dès son origine un engagement citoyen assez étranger au processus français, porté précocement par l’État. La rencontre entre ces deux manières de transmettre le passé – de la base vers le sommet en Allemagne, du sommet vers la base en France – est source d’enrichissement mutuel. L’intérêt porté par les Allemands à l’archéologie des camps, ainsi que leur expérience en la matière ouvrent des pistes fécondes. Elles seront développées lors d’une prochaine rencontre organisée à Strasbourg par le Réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains (dpma, ministère des Armées).

  • Une identité forgée par l’histoire et la préservation du lieu

La manière dont les vestiges de Natzweiler furent ou non préservés au titre du patrimoine a façonné la nouvelle identité de l’ancien camp principal : il est devenu un lieu de mémoire fréquenté chaque année par des dizaines de milliers de visiteurs, un lieu très différent de ce qu’il fut dans les années 1941-1944 et dont la réalité d’alors reste pour toujours inatteignable. L’interventionnisme patrimonial de l’État a redessiné le site, lui a donné une identité nouvelle, au croisement de l’héritage historique et de l’interprétation mémorielle. Les pessimistes peuvent s’interroger sur l’authenticité de ce qu’ils voient sur place. Certains regrettent même que les vestiges n’aient pas été laissés à l’abandon, gagnés par la végétation et l’oubli, conservant en leur sein le mystère de la folie humaine. De telles propositions ne peuvent répondre à la demande sociale de connaissance, de transmission et de mémoire qui est faite aux lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale depuis 1945.

Pour assumer son rôle de passeur d’histoire auprès des générations qui continuent à venir le visiter, l’ancien camp de Natzweiler doit pouvoir présenter un territoire lisible. L’engagement précoce de l’État a permis de sauvegarder les lieux, ce qui fut un préalable fondamental. Aujourd’hui, en s’alliant aux historiens, aux architectes des Monuments historiques, à la Direction régionale des affaires culturelles (drac), aux partenaires allemands des camps annexes de Natzweiler, le ministère des Armées et l’onacvg qui gère le site se sont donné les moyens de rendre au lieu son épaisseur historique et sa complexité.

L’irruption des camps annexes dans la prise en compte du passé de Natzweiler intervient à un moment crucial : après plus de soixante-dix ans de préservation, de restauration, de mise en valeur, et alors que disparaissent les derniers témoins, le moment est venu de s’interroger sur les pratiques patrimoniales engagées par l’État dans le passé. L’objectif est de faire mieux coïncider le périmètre mémoriel de Natzweiler avec son périmètre géographique et historique, qu’il s’agisse de mieux valoriser les lieux méconnus du camp principal, de prendre en compte la diversité des déportés ou de renvoyer à l’ensemble des camps annexes. À cet égard, la coopération transfrontalière apporte un souffle nouveau, porteur de nuance, de complexité et d’Europe

1 Par « camp de Natzweiler » nous entendons l’ensemble du réseau constitué du camp principal situé au Struthof et des cinquante camps annexes. Pour faciliter la compréhension, nous nommerons le camp principal « Natzweiler-Struthof », bien que cette appellation n’ait aucun fondement historique.

2 Archives départementales du Bas-Rhin, 335D52. Note du ministre de l’Intérieur aux commissaires de la République, préfets, préfets de police, 12 janvier 1945.

3 Ch. Bottineau, acmh, Schéma directeur pour la gestion du site, rapport remis au ministère de la Défense, janvier 2013, p. 11.

4 H. Whatmore, « Living with the Nazi kz legacy, a comparative exploration of Western European “locational
bystanders” 1944-45 », in A. Klei, K. Stoll et A. Wienert (dir.), Die transformation der Lager, Annäherungen an die Orte nationalsozialistischer Verbrechen, Bielefeld, Transcript Verlag, 2011, p. 51.

5 Cette baraque n’est plus d’origine puisqu’elle fut détruite par un incendie criminel en 1976. Des quatre encore présentes dans l’enceinte, elle est donc la seule à avoir été reconstruite.

6 La date et les commanditaires de cette intervention pour le moins brutale restent à ce jour peu clairs.

7 Les historiens allemands sont les premiers à s’intéresser localement à l’histoire des camps annexes de Natzweiler situés sur leur territoire. Ainsi paraissent dès 1987 une monographie sur Ellwangen (Friedensforum Ellwangen, Vernichtung und Gewalt. Die KZ-Außenlager Ellwangens, Reimlingen, 1987) et en 1998 un travail sur Haslach, (Sören Fuß, Gedenkstätte Vulkan. Haslach im Kinzigtal, Broschüre, Haslach 1998). Beaucoup d’autres études suivent. Côté français, la thèse de doctorat soutenue par Robert Steegmann en 2003 offre une première étude systématique d’ampleur sur le camp de Natzweiler et ses camps annexes. Elle devient accessible au grand public avec sa publication en 2005 par La Nuée Bleue (Strasbourg) sous le titre Struthof. Le KL Natzweiler et ses Kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin 1941-1945.

8 Ch. Bottineau, acmh, Schéma directeur pour la gestion du site, rapport remis au ministère de la Défense, janvier 2013, p. 6.

9 Voir note 7.

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